Algérie : qu’a-t-elle donc perdu, Amira Bouraoui ?
On aura beau donner son nom, « Amira Bouraoui », à une affaire politico-judiciaire, être opposante, devenir une « figure du hirak », ce mouvement populaire qui a conduit à la chute d’Abdelaziz Bouteflika, être toujours sous la menace de deux ans de prison sans mandat de dépôt, avoir fait de la prison, avoir brûlé les frontières pour fuir au nom de « la liberté », provoquer une crise diplomatique entre « l’Algérie de Tebboune » et la « France de Macron » avec, au milieu, la « Tunisie de Saied », après « exfiltration » « sous protection consulaire française » de Tunis à Paris, être « française », avoir « la double nationalité », on finira toujours, dans le corps de la langue en Algérie, par être renvoyée à sa cuisine familiale.
Le père d’Amira Bouraoui est colonel, c’est avec le passeport de sa mère qu’elle aurait quitté le pays. Elle est partie parce qu’elle « est avant tout une maman », interdite de voyager, interdite de l’un de ses deux fils, étudiant à Paris. C’est à son mari qu’elle doit depuis 2007 sa double nationalité, algéro-française, par laquelle l’affaire s’installe. Elle est aujourd’hui divorcée, et enfin, c’est sa sœur, Wafa, influenceuse sur les réseaux sociaux, qui fait office de « source fiable » pour le récit de sa spectaculaire évasion d’Alger à Tunis et de Tunis à Paris et de ses conséquences... sur la famille.
« Khadidja Bouraoui, la maman d’Amira Bouraoui, a été transférée le 12 février 2023 à Annaba après avoir passé une nuit en garde à vue à la brigade de la gendarmerie d’El Achour, sur les hauteurs d’Alger. Wafa Bouraoui, la sœur d’Amira, quant à elle, a été relâchée ce matin, à 5 h. Transférée par route très tôt ce matin, Khadidja Bouraoui risque d’être présentée aujourd’hui devant le procureur du tribunal d’Annaba. Un cousin de la famille a été aussi arrêté à son tour », peut-on lire sur la page du Comité national pour la libération des détenus d’opinion (CNLD).
De rebondissement en rebondissement, on apprend par Amira Bouraoui que c’est avec le passeport « volé » de sa mère qu’elle aurait quitté le territoire algérien. Ce qui, semble-t-il, vaut à la mère cette arrestation en plusieurs temps.
Avant d’être transférée d’Alger à Annaba en voiture, la veille, elle avait été embarquée à 19 h avec sa fille Wafa. Toutes deux ont été harcelées pendant deux jours et deux nuits par des agents en civil qui les ont humiliées jusque devant le domicile familial.
Le délit de passion maternelle
Une arrestation qui choque par sa violence vengeresse. Khadidja Bouraoui est âgée de 73 ans. Un célèbre journaliste commente sur les réseaux : « La loi, c’est la loi. Mais une mère a le droit de faire une connerie pour aider sa fille, du moment qu’il ne s’agit pas d’un crime de sang, de vol ou de trafic de drogue. »
De là à appeler à une justice sexuée, il n’y a qu’un pas, ce que ne fait pas le code pénal algérien, contrairement au code de la famille, qui distingue les hommes des femmes par la discrimination sexuelle en faveur des hommes.
Pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit au tribunal de la compassion sur les réseaux sociaux.
Ses partisanes et partisans s’attachent à la figure de la mère, à sa puissance, à son pouvoir, et inventent le délit de passion maternelle, un peu à la manière du crime passionnel qui, devant les jurés, atténue les peines. Une passion qui justifie et pardonne le délit et qui renvoie encore une fois notre héroïne à l’envahissant rôle de mère, exclusivement.
Tout ça pour ça ?
On ne sort plus de cette affaire familiale qui ainsi dessine, peu à peu, le portrait public d’Amira Bouraoui... jusqu’à l’effacement de l’opposante politique au « pouvoir ».
Elle-même y consent : « Je ne voulais pas utiliser mon statut d’opposante. »
« La langue », écrit la sociologue et anthropologue marocaine Rahma Bourquia dans la revue Femmes et pouvoir (éditions Le Fennec, Casablanca, 1990), « est le foyer où se fabriquent les hiérarchies et les mécanismes d’exclusion ».
Quand Amira Bouraoui écrit cette phrase, elle se déclare « enfin libre » en France, après trois jours de cavale qui ont tenu en haleine les réseaux sociaux, une expédition peu banale.
En fait, Amira Bouraoui, médecin, gynécologue, qui n’exerce plus – pour des raisons obscures, elle aurait refusé, disent ses adversaires, de faire le service civil obligatoire ; elle en est interdite, disent ses partisans –, est devenue une femme publique et célèbre, et elle dérange.
Amira Bouraoui dérange de manière générale le monde conservateur et conformiste de la politique en Algérie, que l’on soit homme ou femme. La langue enferme les femmes algériennes dans la sphère privée alors qu’elles ont déjà envahi la place publique
Elle dérange de manière générale le monde conservateur et conformiste de la politique en Algérie, que l’on soit homme ou femme. La langue enferme les femmes algériennes dans la sphère privée alors qu’elles ont déjà envahi la place publique.
En fait, on cache la femme sulfureuse qui se montre, se rend célèbre par ses posts nocturnes et sans filtres : sa mère, dit-elle, ce n’est que la femme qui « a niqué » avec son père, l’islam et ses tartuffes la gonflent, elle déclare sa flamme à son amant putatif (ministre, ce qui ne gâche rien), qui, paniqué, la bloque sur les réseaux. Enfin, elle insulte « le peuple » quand il ne répond pas à ses appels à manifester et elle le menace de l’abandonner à son sort de mouton et de quitter le pays.
Ce qu’elle a fait. Ce qui fait débat.
Un débat qui renvoie en fait à la bonne place des femmes. Au corps de la famille pour ses avocats, ses partisans : « c’est une mère ». Au corps de l’infamie, pour ses procureurs, ses adversaires : c’est une traîtresse, une femme rusée qui s’est vendue à la France par la trahison qu’elle marchande.
Mère ou traîtresse ? Dans les deux cas, on la déclare « irresponsable » avant de la faire disparaître.
Mener des guerres sans femmes
Ce n’est « qu’une simple dame », assène dans un mépris qui s’ignore un analyste invité sur le plateau de la chaîne de télévision offshore Al Magharibia.
Une femme, quoi. Alors que le seul débat que semblent mériter les auditeurs est le suivant : cette affaire mérite-t-elle une crise diplomatique, autant de bruit, de déclarations ridicules, et de guerre à la France ?
Non, répondent unanimes les experts. Et tous de faire le procès du système : c’est de sa faute, c’est lui qui pousse les gens à fuir sa tyrannie.
Sa double nationalité qui lui a permis d’être exfiltrée, selon l’expression de l’ambassadeur de France en Tunisie ? C’est un faux problème, « combien sont-ils au sein du système à avoir la double nationalité ? »
Mais elle a quitté illégalement le territoire algérien ? : « Et alors, ils sont des centaines à le faire tous les jours. » Et de passer aux choses sérieuses entre hommes politiques, entre experts.
Depuis quand les femmes changent-elles le monde ?
Pendant ce temps, la photo de la femme invisibilisée occupe les écrans, elle n’est plus que l’illustration silencieuse de la férocité du pouvoir.
Sur les écrans de la télévision publique algérienne, un autre récit s’impose.
« Amira Bouraoui a subtilement caché sa nationalité française [...] pour tromper le peuple, en infiltrant le hirak grâce à un puissant réseau subversif de l’ambassade de France à Alger », résume Hassan Kacimi sur le site Algerie54.dz, pour la version du point de vue du gouvernement algérien.
Le ministre de la Communication, Mohamed Bouslimani, juge : « L’affaire de l’exfiltration de la dénommée Amira Bouraoui a fait tomber les masques. »
Puisque réduite à un instrument qui « exécutait un agenda pour le compte de puissances étrangères connues », on en viendrait à douter de la véracité de son nom.
Entre « l’exécutante » et « la simple dame », les uns et les autres, dans un beau consensus masculin, annulent en fait la présence féminine pour mener des guerres sans femmes et la priver de sa responsabilité, de son histoire et de sa trajectoire.
Amira Bouraoui est irresponsable, tantôt emportée par la passion maternelle, manipulée par la France et ses alliés jaloux « de la stabilité de l’Algérie et de ses succès », une victime, disent les opposants hommes, lui déniant le droit à une parole politique
Les femmes ont-elles une âme ?
Ont-elles une histoire ? Sont-elles seulement responsables de leurs actes et de leurs dires ?
Pas vraiment, hésite-t-on à conclure, un peu comme on traite un enfant mineur ou une maladie mentale devant la loi. Amira Bouraoui est irresponsable, tantôt emportée par la passion maternelle, manipulée par la France et ses alliés jaloux « de la stabilité de l’Algérie et de ses succès », une victime, disent les opposants hommes, lui déniant le droit à une parole politique.
Entre l’aggravation de son cas par le pouvoir (« c’est une traîresse ») et la minoration de l’opposition instituée, d’un côté, et l’invisibilité de la femme par le statut envahissant de la mère, de l’autre, il n’y a plus de place pour un débat politique, public, sur les choix d’une femme, militante, fondatrice d’un mouvement d’opposition politique (Barakat), qui font faire à son image le tour du monde.
Pendant que la femme devenue sans histoire, sans trajectoire, écrit mélancolique : « Vous dites… Je ne voulais pas politiser tout ça, je voulais juste aller à l’encontre d’une interdiction injuste contre ma liberté de mouvement… C’est tout ce qui vous reste, parfois, quand vous avez tout perdu... »
Ni Mata Hari, ni mère jamais-sans-mon-fils, c’est là, sans doute, que commence son histoire : qu’a-t-elle donc perdu Amira Bouraoui ?
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