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Mohammed VI : qu’a-t-il fait pour les pauvres au Maroc ? 

Malgré la détresse des Marocains qui dénoncent la cherté de la vie et l’immobilisme du gouvernement, le roi reste aux abonnés absents
Des sit-in ont été organisés dimanche 19 février au Maroc à l'appel de la Confédération démocratique du travail pour dénoncer la récente envolée des prix des denrées alimentaires et du carburant (AFP/Fadel Senna)
Des sit-in ont été organisés dimanche 19 février au Maroc à l’appel de la Confédération démocratique du travail pour dénoncer la récente envolée des prix des denrées alimentaires et du carburant (AFP/Fadel Senna)

De Libreville au Gabon, où il séjournait depuis déjà quelque temps, à 30 minutes de vol de la jungle paradisiaque de Tchibanga et, surtout, loin de l’agitation des Marocains démunis autour de la flambée du prix de la tomate, Mohammed VI a décidé de se manifester au moment où la protestation gagne le royaume malgré l’interdiction des marches.

En présence de son ami Ali Bongo, le président de la République gabonaise, le monarque, en grand seigneur, a procédé, le 16 février, à la remise d’un don de 2 000 tonnes de fertilisants aux agriculteurs gabonais.

Quelques jours après, le roi s’est envolé de Libreville pour une visite officielle à Dakar où il a fait un don de 5 000 tonnes de fertilisants aux agriculteurs sénégalais. Les deux actions du monarque alaouite semblent avoir pour objectif de « contribuer à prémunir certains pays africains amis d’une crise alimentaire », au moment même où les ménages marocains sont foudroyés par la cherté de la vie et la hausse des prix !

Sur les réseaux sociaux, certains patriotes aigris se sont empressés de saluer la « générosité » du monarque en vantant les mérites de la « diplomatie du phosphate », qui permettrait de rallier les pays africains à la proposition marocaine de plan d’autonomie pour le Sahara occidental.

Les mauvaises langues diront qu’une telle initiative aurait pu bénéficier d’abord aux Marocains en situation de précarité. Mohammed VI n’aurait-il pas dû plutôt faire preuve de solidarité avec les petits agriculteurs marocains qui souffrent, eux aussi, de la cherté des engrais ?

N’est-il pas le patron des Domaines agricoles, la plus grande entreprise d’agriculture et d’agroalimentaire au Maroc, dont les deux tiers de la production sont destinés à l’exportation et le tiers restant au marché national ?

On aurait pu comprendre le geste du roi envers le continent africain si au moins le pouvoir avait agi pour alléger la misère sociale des Marocains.

Une crise économique durable   

Alors que les indicateurs socioéconomiques du pays sont dans le rouge, le Maroc s’enlise incontestablement dans une crise économique durable qui pourrait attiser la contestation sociale qui se manifeste régulièrement.

Selon une enquête réalisée, en 2019, par l’Office national du développement humain (ONDH), près de 45 % des Marocains se considèrent comme pauvres (38,6 % dans le milieu urbain et 58,4 % dans le milieu rural).

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Sans compter les 3,2 millions de personnes qui auraient basculé dans la pauvreté ou dans la vulnérabilité après la crise du covid-19.

Dans un rapport sur les perspectives économiques mondiales, publié le 11 janvier, la Banque mondiale prévoit une baisse de la croissance pour le Maroc en 2023 (de 4,3 % à 3,5 %), due en partie à la détérioration du secteur agricole du fait de la sécheresse de l’an dernier.

Le même constat est fait par le rapport Davos 2023 du Forum économique mondial, publié le 14 janvier, selon lequel « le Maroc est sérieusement menacé par la crise du coût de la vie, ainsi que l’inflation, la hausse sévère des produits de base, les risques d’approvisionnement et la dette ».

De quoi nourrir les flux d’exode rural vers les centres périurbains, abandonnés par l’État et les partis politiques, où le mécontentement social est subtilement canalisé et pris en charge par des mouvances islamistes, à l’instar de l’association Al Adl Wal Ihsane (Justice et spiritualité) ou par des forces de gauche, tel que le Front social marocain (FSM).

Il est tout de même surprenant de constater qu’une province comme Oued-Eddahab (sud), où le taux de pauvreté globale atteint les 30,2 %, soit aussi l’un des lieux de prédilection pour le recrutement des séparatistes sahraouis

D’un point de vue politique, la précarité et l’exclusion sociale pourraient alimenter subrepticement des mouvances de protestation, notamment dans des zones périurbaines où l’insécurité, le crime et la radicalisation sont des facteurs d’implosion de l’ordre social, mais aussi au Sahara occidental, où la pauvreté qui ronge les populations sahraouies pourrait les pousser à rallier la cause des séparatistes du Front Polisario.

Il est tout de même surprenant de constater, selon la cartographie de la pauvreté au Maroc (2004-2014) du Haut-Commissariat au Plan (HCP), qu’une province comme Oued-Eddahab (sud), où le taux de pauvreté globale atteint les 30,2 %, soit aussi l’un des lieux de prédilection pour le recrutement des séparatistes sahraouis, au même titre d’ailleurs que la province avoisinante de Sakia El-Hamra.

Immobilisme sidérant de l’exécutif

À quelques semaines du mois sacré du Ramadan, le chef de l’État et son armada de conseillers royaux, gracieusement payés par les contribuables, ne pouvaient-ils pas anticiper la hausse des prix ?

Le monarque ne pouvait-il pas presser le chef du gouvernement, le milliardaire Aziz Akhannouch, lui aussi un grand producteur agricole, de prendre les mesures susceptibles de juguler la flambée des prix alimentaires ?

Une chose est sûre : la crise socioéconomique actuelle n’est pas seulement due à la sécheresse et à la surenchère des intermédiaires, mais aussi à une gestion monopolistique des terres agricoles conjuguée à un échec cuisant du Plan Maroc Vert (avant ce programme, l’agriculture contribuait au capital physique du pays à hauteur de 6 %, contre 2,9 % actuellement).

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Pris de court, le gouvernement, en mal de reconnaissance et de compétence, n’a pas trouvé mieux que de s’attaquer aux petits commerçants, imputant la hausse des prix à des « agissements de certains intermédiaires à des fins spéculatives », à en croire son porte-parole lors d’une conférence de presse tenue le 16 février, à l’issue du Conseil du gouvernement.

Et curieusement, les sociétés de distribution des hydrocarbures, à commencer par Afriquia, appartenant au chef du gouvernement, n’ont pas été interrogées sur leur éventuelle implication dans l’augmentation des prix à la pompe et leur non-indexation sur les prix du marché international, selon le rapport de la mission d’information parlementaire sur les prix des carburants, daté du 28 février 2018.

En annonçant vouloir stopper la flambée des prix alimentaires, les autorités ont décidé d’interdire l’exportation des produits agricoles du Maroc vers les pays de l’Afrique de l’Ouest.

Pendant ce temps-là, les exportations agricoles royales continuent à faire fructifier la fortune de Mohammed VI, évaluée par Forbes à plus de 7 milliards de dollars en 2022, alors qu’une grande partie des Marocains vivent dans la précarité. Ils sont nombreux à vivre sous le seuil de pauvreté, n’arrivant plus à subvenir à leurs besoins, condamnés à fouiller les poubelles pour manger à leur faim.  

En février, les autorités marocaines ont décidé d’interdire l’exportation des produits agricoles du Maroc pour sécuriser les besoins du marché national (AFP/Pascal Pochard-Casabianca)
En février, les autorités marocaines ont décidé d’interdire l’exportation des produits agricoles du Maroc pour sécuriser les besoins du marché national (AFP/Pascal Pochard-Casabianca)

Mais que dire d’un pouvoir obnubilé par la vitrine diplomatique du royaume et qui semble de plus en plus déconnecté de la réalité sociale des Marocains, notamment des plus pauvres, les premières victimes de la crise économique actuelle ?

Force est de constater qu’au bout de 23 ans de règne, le roi Mohammed VI n’est pas parvenu à juguler l’aggravation des inégalités sociales.

Après son accès au trône, la propagande officielle s’est évertuée à présenter le jeune souverain comme le « roi des pauvres » : un monarque prétendument proche de ses sujets et qui n’hésite pas à passer outre les protocoles pour multiplier les bains de foule et le contact avec des personnes âgées et des jeunes en situation de handicap, dans l’espoir de gagner en popularité.

En 2005, le régime de Mohammed VI a tenté de se positionner sur la sphère associative, en lançant la fameuse Initiative nationale pour le développement humain (INDH).

Présentée par la propagande officielle comme un « projet royal visant à lutter contre la précarité, la vulnérabilité et l’exclusion sociale », l’INDH s’est révélée, par la suite, être une manœuvre politique ayant pour but de contrecarrer l’ancrage profond des mouvances islamistes sur le terrain social et caritatif, surtout dans les quartiers populaires et les régions enclavées.

La « révolte des affamés »

Dix-huit ans après son lancement, le projet royal de l’INDH n’a pas atteint les objectifs escomptés, c’est même un gouffre financier qui aurait engendré de nombreuses irrégularités, en l’absence de suivi et d’évaluation des projets annoncés comme réalisés.

Sinon, comment expliquer le fait que le Maroc ait perdu deux places au classement mondial en matière de développent humain, selon le dernier rapport du PNUD 2021/2022 ?

Est-il concevable que le royaume soit ainsi classé à la 123e position, sur 190 pays, derrière ses trois voisins maghrébins : l’Algérie, la Tunisie et la Libye, qui a vécu deux guerres civiles !

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Dans le domaine de la santé, le pouvoir a tenté d’intervenir pour retarder l’effondrement du système de santé publique mis à nu par la pandémie de covid-19.

Début décembre 2022, le gouvernement a lancé la généralisation de l’Assurance maladie obligatoire (AMO) à tous les Marocains. Mais derrière ce projet surmédiatisé se cachent bien des anomalies majeures, dont notamment un scandale public inhérent à la mise en place frauduleuse de données relatives au Registre social unifié (RSU).

À Casablanca, par exemple, des agents administratifs véreux et indignes auraient inscrit des milliers de femmes à leur insu dans le registre de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS).

Ils les auraient convaincues, vantant une initiative du roi, de l’obligation d’adhérer à la Chambre de commerce, d’industrie et d’artisanat de Casablanca pour profiter de l’AMO, sachant que ces femmes n’exercent aucune profession.

Ayant appris que leurs dossiers étaient « introuvables », des centaines de femmes déshéritées victimes d’un État escroc ont décidé d’organiser des sit-in, vite dispersés par les forces de l’ordre, pour demander leur éradication de la CNSS, vu qu’elles ne sont pas actives et qu’elles n’ont pas les moyens de verser une cotisation mensuelle de 140 dirhams (13 euros), dont la première non remboursable a déjà été versée par les victimes.

Parmi elles, une femme sexagénaire en sanglots a déclaré qu’un agent l’aurait enregistrée en tant que brodeuse alors qu’elle est atteinte de déficience visuelle grave.

Assistanat et dépendance

Face à cette mascarade, certains se demandent encore pourquoi les Marocains n’ont plus confiance dans les politiques et les institutions qui se gargarisent devant les instances internationales d’être un « modèle » en matière de respect des droits des femmes.

Dans un pays démocratique, un tel comportement de la part des pouvoirs publics envers des citoyens aurait nécessité l’ouverture d’une enquête judicaire.    

Le roi Mohammed VI a toujours veillé à soigner son image afin de gagner en popularité auprès des personnes défavorisées.

« Dans la culture de la cour, le sultan doit craindre la ‘’révolte des affamés’’ plus que celle de ses opposants » – Aziz Chahir. Ici, Mohammed V à dos de cheval à Rabat, le 10 mars 1956 (AFP)
« Dans la culture de la cour, le sultan doit craindre la ‘’révolte des affamés’’ plus que celle de ses opposants » – Aziz Chahir. Ici, Mohammed V à dos de cheval à Rabat, le 10 mars 1956 (AFP)

Chaque année, à la télévision publique, les Marocains ont droit au même cérémonial mettant en scène le monarque en train de distribuer un panier de denrées alimentaires à ses sujets démunis, à l’occasion du mois de Ramadan, ou bien de remettre aux enfants issus de milieux défavorisés des cartables avec des fournitures scolaires à la rentrée des classes.

Un mode de gouvernance qui touche à la dignité humaine et enferme les personnes dans l’assistanat et la dépendance.  

D’un point de vue historiographique, les sultans alaouites ont toujours tenu à afficher une « charité publique » qui serait animée par un devoir religieux du prince de veiller sur les indigents parmi ses sujets.

Dans la culture de la cour, le sultan doit craindre la « révolte des affamés » plus que celle de ses opposants. Redoutant des soulèvements populaires, dans les moments de sécheresse ou d’épidémies, les sultans alaouites ont veillé à la distribution des denrées alimentaires (farine et sucre) aux plus pauvres, espérant ainsi gagner le soutien de la communauté et la bénédiction du divin.  

Après le prêche du vendredi, la maison royale (dar el-Makhzen) servait régulièrement de la soupe populaire (harira) ou bien des plats de couscous au petit peuple.

Durant les années de plomb, le règne de Hassan II a été marqué par les émeutes de 1981 qui ont éclaté à Casablanca en raison de l’augmentation des prix des denrées alimentaires.

Les journaux étrangers avaient parlé de 600 à 1 000 victimes que le ministre de l’Intérieur de l’époque a qualifiées, sur un ton sarcastique et indécent, lors de son intervention devant le Parlement, de « chouhada’ koumira » (littéralement, martyrs de la baguette de pain).

Durant le règne de Mohammed VI, on a assisté, à plusieurs reprises, à des marches pacifistes de protestation menées par des populations rurales enclavées, qui souffraient notamment de la rareté des ressources en eau ou encore d’un manque des denrées alimentaires de base.

C’est dire combien il est si important pour le pouvoir en place de prendre la juste mesure de la crise socioéconomique qui ronge le pays en profondeur et d’en tirer ensuite les conséquences.

Pour le moment, il n’est pas exagéré d’avancer que le règne de Mohammed VI a été marqué par l’aggravation des inégalités sociales, l’effondrement du pouvoir d’achat et le basculement d’une bonne partie des Marocains dans la pauvreté et la vulnérabilité, ainsi que le rétrécissement extrême de l’espace des droits et des libertés.  

Une exacerbation contingente des tensions

Avec un gouvernement qui a favorisé les entreprises, notamment en réduisant l’impôt sur les sociétés, les populations foudroyées par la cherté de la vie ne se font guère d’illusions à propos de la capacité des politiques à améliorer leur quotidien.

À la question « qu’a-t-il fait pour les pauvres ? », la réponse est à trouver du côté des personnes démunies : le monarque ne se serait pas suffisamment investi pour endiguer la misère sociale qui déchire le pays, contrairement à son engagement sans relâche à faire fructifier sa fortune personnelle.

Ce qui laisse présager une exacerbation contingente des tensions, nourries par une montée des inégalités sociales et un sentiment aggravé d’injustice parmi les personnes démunies, que même la prestation brillante de l’équipe nationale de football lors de la dernière Coupe du monde au Qatar ne saurait contenir indéfiniment.

Et ce malgré tous les efforts déployés par un appareil sécuritaire redoutable et affranchi qui voit dans toute manifestation pacifique les germes d’une tentative de soulèvement, au moment où est commémoré le douzième anniversaire des manifestations du Mouvement du 20 février, déclenchées lors du Printemps arabe.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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