Pourquoi le régime de Mohammed VI reste menacé par une révolte sociale
En 2011, le royaume du Maroc a été secoué par une vague de protestation dans le sillage du Printemps arabe. Les manifestants appelaient à la fin de l’autoritarisme et à l’instauration d’un système démocratique à même de garantir pleinement les droits et les libertés des citoyens.
Mené principalement par des activistes non partisans, majoritairement des jeunes assoiffés de modernité, le Mouvement du 20 Février (M20F) avait rompu le silence assourdissant d’une population phagocytée, depuis longtemps, par un État centralisateur qui tente de renouer avec l’approche du « tout sécuritaire », adoptée durant les « années de plomb », celles du règne despotique du roi Hassan II.
Dans un contexte de crise pandémique, les irréductibles partisans du M20F ont tenté en vain de célébrer l’avènement de ce mouvement. Mais les forces de l’ordre étaient là, prêtes à en découdre avec les dizaines de manifestants qui n’avaient aucune chance devant un dispositif sécuritaire impressionnant, renforcé par les mesures restrictives liées à l’état d’urgence sanitaire.
Du côté du pouvoir officiel, de plus en plus fébrile à l’égard de toute forme de protestation, le royaume est présenté comme un havre de paix et de liberté où les réformes politiques, économiques et sociales diligentées par la monarchie vont bon train, faisant du Maroc un « modèle » à suivre dans la région.
En effet, la propagande médiatique, souvent relayée par de pseudo-intellectuels de service, ne manque pas une occasion pour mettre en avant les « grands chantiers » lancés par le régime, à commencer par les infrastructures urbaines, alors qu’il aura suffi de quelques heures de pluie pour inonder le pays et couper les routes dans plusieurs villes du royaume, comme tout récemment à Casablanca.
Au plus grand dam des populations, la capitale économique s’est transformée en peu de temps en une piscine grandeur nature, dévoilant au grand jour la gestion calamiteuse du réseau routier de la métropole.
Les germes, dans les régions désenclavées
Pire, alors que le discours officiel parle à longueur de journée de la résilience de l’économie marocaine et de l’attractivité du royaume pour les investisseurs, les indicateurs socio-économiques sont dans le rouge, comme le montre, notamment, la dette extérieure qui a battu des records, dans une économie gangrenée par la rente, le clientélisme et la corruption.
Selon l’Indice de perception de la corruption (IPC), en 2020, le Maroc a perdu six places au classement mondial par rapport à l’année 2019, se positionnant ainsi au 80e rang dans une liste de 180 pays.
Cette situation alarmante pourrait être le prélude d’une révolte sociale susceptible de sonner le glas d’un simulacre de stabilité politique que la monarchie peine à camoufler par tous les moyens possibles et imaginables.
On pourrait affirmer que les efforts du roi Mohammed VI pour masquer la crise qui déchire le pays ne suffiront pas pour éviter le risque réel d’une implosion sociale, dont les germes se trouvent dans les régions désenclavées, où la précarité est en train de ronger des populations. De nombreux indicateurs pourraient corroborer notre analyse de la situation.
Le premier indicateur renvoie à la détérioration des conditions socioéconomiques des populations défavorisées. Dans la loi de finance de 2021, le déficit budgétaire a été revu à la hausse et la dette de l’État est passée de 65 % à 76 % du PIB, dépassant ainsi la norme de 60 %, ce qui met désormais le royaume dans le rouge.
Par ailleurs, selon une étude de Bank al-Maghrib (BAM), publiée début janvier 2021, l’informel au Maroc représenterait 30 % du PIB. Et ce n’est pas tout. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), ce même informel absorberait 80 % de la population active au Maroc.
Ces chiffres effrayants risquent de creuser davantage le fossé des inégalités entre riches et pauvres et d’augmenter le taux de vulnérabilité à la pauvreté des populations qui souffrent de plus en plus de la marginalisation et de l’exclusion sociale.
Le taux de chômage au Maroc tutoie désormais les 12 %, atteignant 31,2 % chez les jeunes et 18,5 % chez les diplômés, selon les chiffres officiels.
Au vu de ces données, la crise socioéconomique pourrait exacerber la frustration sociale et raviver la protestation, qui ne cesse d’ailleurs de monter ces dernières années.
Après le hirak du Rif en 2016, la mobilisation importante des instituteurs contractuels et des étudiants de médecine depuis 2018, le Maroc a été secoué par les protestations à Taza et dans la ville minière de Jerada (nord-est) et, tout récemment, les grèves observées par les étudiants issus des grandes écoles d’ingénieurs.
Cette situation pour le moins alarmante atteste d’une forte corrélation entre la crise socioéconomique actuelle et la montée en puissance de la protestation dans le royaume – ce qui explique justement la mobilisation ferme de la monarchie à vouloir anticiper les risques d’implosion sociale qui guettent le royaume.
Face à cette impasse, le pouvoir n’hésite pas à renouer avec les vieilles recettes, comme celle qui consiste à créer des commissions.
La dernière en date est la commission spéciale consultative chargée par le monarque d’élaborer un « nouveau modèle de développement ». Cette commission est composée principalement de fidèles proches du sérail et son travail échappe à tout contrôle de la part du gouvernement et encore plus du Parlement.
Une classe politique désavouée
Le deuxième indicateur qui pourrait annoncer une révolte sociale est inhérent à un désaveu de la classe politique.
Outre la précarité, les Marocains, dans leur majeure partie, n’accordent pas un grand crédit à l’action politique et encore moins aux politiciens.
En effet, selon les résultats d’une enquête nationale sur les jeunes, réalisée par le Haut-Commissariat au Plan en 2012, 1 % seulement des jeunes Marocains adhèrent à un parti politique et 4 % participent aux rencontres de partis ou de syndicats.
La confiance entre gouvernants et gouvernés s’effrite jour après jour, comme en témoigne à juste titre le taux d’abstention aux législatives de 2016, qui a atteint le chiffre record de 62 %, selon les données officielles.
À l’approche des prochaines échéances électorales de 2021, les partis politiques auront certainement du mal à mobiliser les électeurs autour de programmes surannés qui ne traduisent pas les aspirations du peuple.
Le clientélisme et le népotisme continuent de gangréner la plupart des partis, qui semblent avoir du mal à proposer des offres électorales émanant des besoins et attentes des populations, notamment parmi les jeunes issus de milieux défavorisés.
L’entrisme du Parti authenticité et modernité (PAM), créé en 2008 par Fouad Ali El Himma, un ami et conseiller du roi, n’a fait que discréditer encore davantage les partis aux yeux des Marocains, dont une grande partie se demande encore comment un jeune parti comme le PAM est parvenu à s’imposer sur la sphère partisane en si peu de temps.
Le soutien à peine déclaré dont avaient bénéficié les candidats sous les couleurs du PAM, notamment de la part de l’administration centrale, lors des dernières législatives, n’a pas arrangé la situation.
De fait, le spectre du boycott continuerait de planer sur les prochaines élections, avec le risque réel que le déphasage ne se creuse entre des populations en détresse et des partis politiques majoritairement aux abonnés absents.
À cela, il faudra ajouter l’interventionnisme du ministère de l’Intérieur dans le remodelage de la carte partisane, à en juger par l’adoption de nombreux textes réglementaires relatifs aux élections, dont certains réduisent le nombre des circonscriptions électorales adoptant le mode de scrutin de liste (vote sur les programmes) au profit de celles adoptant le scrutin uninominal (vote sur les personnes).
Dans un autre registre, il faut reconnaître que le manque d’alternatives politiques institutionnelles à la hauteur des attentes des électeurs pourrait ainsi inciter ces derniers à emprunter la voie de la protestation.
La volonté non déclarée du régime de vouloir affaiblir, voire même discréditer, les partis politiques est pourtant manifeste : le Parti de la justice et du développement (PJD, islamistes) subit ces dernières années une campagne orchestrée par l’État profond (le makhzen) et ses affidés visant à fragiliser les partisans de l’islam politique institutionnel.
Pour preuve, le 3 mars, soutenus par des partis dont certains appartenant à la majorité, le ministère de l’Intérieur a imposé une disposition antidémocratique qui vient renouer avec les pratiques autoritaires d’antan, liée au quotient électoral, qui base désormais son calcul pour l’octroi des sièges sur le nombre d’inscrits et non plus sur les voix exprimées !
En votant contre ce projet malencontreux, qui insulte l’intelligence des Marocains, le PJD estime que son application va faire perdre au parti quelque 25 sièges à la Chambre des représentants. Une énième tentative de la part du régime de Mohammed VI à se dérober de ses « engagements » à garantir une libéralisation politique, telle qu’elle a été esquissée dans la constitution de 2011.
En s’en prenant aux islamistes légalistes, le pouvoir se croit invulnérable. À tel point qu’il semble avoir oublié le soutien apporté par la quasi totalité de la classe politique, à commencer par le PJD, à la monarchie alaouite, alors qu’elle vacillait sous les coups de boutoir du M20F.
Pour rappel, celui-ci a été soutenu principalement par l’association Al Adl Wal Ihsane (mouvement islamiste radical à fort ancrage populaire qui ne reconnaît pas la commanderie des croyants incarnée par le roi et aspire à instaurer un modèle califal) et par des partips de gauche, tels que le Parti socialiste unifié (PSU), le Parti d’avant-garde démocratique socialiste (PADS), le Congrès national Ittahadi (CNI) et Ennahj démocrati (extrême gauche).
Maintenant, si jamais le PJD était amené à perdre les prochaines élections, pour une raison ou une autre – ce qui semble malgré tout peu probable au vu de la base électorale solide dont bénéficie le parti au gouvernement –, il est fort probable que les islamistes du pouvoir, à commencer par la jeunesse du parti (achabiba), décident de cesser d’afficher leur soutien inconditionnel au régime, quitte à appuyer subrepticement les mobilisations collectives.
Et cela, même si le PJD décide d’intégrer une majorité gouvernementale, dirigée par un autre parti supposé être le favori, à savoir le Rassemblement national des indépendants (RNI), dirigé par le milliardaire d’origine soussi Aziz Akhannouch.
Dans ce cas de figure, il est très vraisemblable que les équilibres fragiles qui président à la fabrique des majorités gouvernementales puissent accélérer la montée des protestations sur l’ensemble du territoire. À ce moment-là, le régime de Mohammed VI ne pourrait pas compter sur le soutien indéfectible du PJD, qui s’est opposé à la « rue » pour protéger la monarchie.
Si jamais ce scénario peu probable se réalise, le roi se retrouverait confronté aux gens d’Al Adl Wal Ihsane.
Répression des libertés
Le troisième indicateur qui pourrait engendrer la protestation est lié à la répression des libertés. On rappellera ici les arrestations arbitraires et les lourdes sanctions contre les activistes du hirak, mais aussi de nombreux journalistes critiques du régime, à l’instar de Taoufik Bouachrine, Souleiman Raissouni et Omar Radi.
Tout récemment, le régime de Mohammed VI a franchi un pas de plus en décidant d’incarcérer l’universitaire et militant des droits humains Maâti Monjib, espérant ainsi étouffer les voix des intellectuels qui s’opposent au pouvoir.
Pour faire taire les voix critiques qui dénoncent l’autoritarisme, l’injustice et les inégalités, le pouvoir use de tous les moyens à sa disposition, notamment la cooptation d’intellectuels et universitaires dociles et patriotards. Ces derniers se déploient sans relâche afin d’occuper les médias pour pouvoir instiller un discours unanimiste faisant l’éloge de la politique officielle et prônant l’infaillibilité de la monarchie.
Tout récemment, les autorités ont décidé de passer à la vitesse supérieure en traduisant plusieurs magistrats devant la commission disciplinaire du Conseil supérieur de l’autorité judiciaire pour avoir exprimé leurs opinions sur le fonctionnement de l’institution de la justice dans le royaume.
Par ailleurs, il faudrait rappeler que la chape de plomb mise en place par le pouvoir a pour fondement un appareil sécuritaire redoutable, qui n’a d’ailleurs cessé de se renforcer durant ces dix dernières années, à en juger par l’augmentation remarquable du budget consacré au ministère de l’Intérieur (d’environ 1,5 à presque 3 milliards d’euros).
Ce faisant, les Marocains commencent à se rendre compte que l’État profond tente d’opérer un revirement inquiétant vers le « tout sécuritaire ». Comment expliquer sinon le refus du pouvoir d’autoriser des manifestations pacifistes ?
Certains défenseurs patentés du régime avancent l’idée que les manifestations pacifistes risquent de tourner à des manifestations de masse susceptibles de menacer la stabilité du pays. D’autres vont plus loin en brandissant l’épouvantail de la guerre civile, à l’image de ce qui se passe en Syrie.
Or, à y regarder de plus près, la répression des libertés révèle avant tout une frilosité du pouvoir, qui ne supporte plus les critiques et encore moins les mobilisations collectives visant la dénonciation de la crise socioéconomique et le non-respect des droits humains.
Enfin, on ne peut passer sous silence l’importance de la dimension identitaire au sein de la société marocaine, comme indicateur de la stabilité du régime en place.
Il va sans dire que tout dénigrement politique des identités locales en faveur d’un discours officiel qui prône une identité nationale homogénéisante contribue à terme à attiser les tensions ethnico-tribales, allant même jusqu’à générer des conflits communautaristes sur fond de séparatisme.
Ceci risque de saper le pouvoir régalien de l’État marocain qui prêche, lui, l’unité nationale comme garant de la paix sociale. Or, dans l’histoire des mouvements de contestation au Maroc, on peut affirmer que l’option séparatiste n’a jamais été à l’ordre du jour, excepté dans le cas du Front Polisario, qui revendique l’autodétermination du peuple sahraoui.
Dans le cas du M20F, la dimension identitaire n’a pas été inscrite à l’agenda des protestataires, y compris les plus radicaux, à savoir les partis de l’extrême gauche et la mouvance islamiste d’Al Adl Wal Ihsane.
Et en 2016, lors du hirak du Rif, les revendications sociales et politiques n’étaient pas inscrites dans une logique séparatiste, contrairement à ce qu’avait maladroitement affirmé le gouvernement dirigé par le PJD.
Vers une radicalisation de la protestation ?
En fait, les activistes du hirak avaient mobilisé des marqueurs identitaires, tels que le drapeau amazigh et la langue rifaine, dans le cadre d’une stratégie rationnelle de différenciation d’une communauté stigmatisée par rapport au centre et aux élites du pouvoir.
Même la mobilisation autour de l’émir Abdelkrim al-Khattabi, fondateur de la république rifaine en 1923, n’avait pas d’ambitions idéologiques d’ordre séparatiste. Le référentiel historique fut probablement mobilisé à des fins utilitaristes visant la galvanisation des foules par le recours à un passé glorieux partagé par la communauté rifaine.
Il en va de même avec l’usage du parler rifain qui rendait plus faciles la communication et la mobilisation d’une communauté dont la majorité ne parlait ni l’arabe, ni le darija (dialecte marocain).
Quant au drapeau berbère, il avait lui une fonction d’ordre symbolique dans la mesure où il représente la langue et la culture berbères dans toute l’Afrique du Nord, mais aussi et surtout la relation entre le Ciel et la Terre, l’Homme et Dieu, dans ce qui semble être une construction mythique visant à célébrer le courage et la sagesse des Amazighs.
Ce fut donc une erreur de la part des politiques aux commandes du gouvernement de stigmatiser le hirak du Rif en le taxant de mouvement séparatiste, même s’il revêt, il est vrai, des revendications politiques et identitaires qui s’inscrivent aux antipodes de la politique et du discours officiels.
C’est pourquoi il serait hasardeux que le régime de Mohammed VI continue son bras de fer avec les mouvements sociaux de contestation, y compris ceux qui mettent en avant un registre identitaire sur fond communautaire.
Refuser de gracier Ahmed Zefzafi et les leaders du hirak et continuer d’interdire les manifestations pacifistes, dont celles qui mettent au premier plan des revendications politiques sur fond identitaire, ne peuvent que contribuer à produire l’effet inverse, à savoir la radicalisation de la protestation et la montée des extrémismes de tous bords.
En face d’un pouvoir central qui privilégie l’approche sécuritaire, les partis politiques, dans leur majorité, semblent avoir abandonné leur rôle primordial de contre-pouvoirs. En face des élites en grande partie démissionnaires, la voie semble dégagée pour que des politiciens aigris et corrompus continuent impunément de « gérer » les affaires de l’État sous l’emprise d’un appareil sécuritaire qui œuvre sans relâche pour restreindre drastiquement les libertés.
Dans un contexte de pandémie et de crise économique sans précédent, le régime de Mohammed VI néglige le rôle des mouvements sociaux en tant que composante agissante au sein d’une nouvelle société civile non instituée.
Dans la Constitution de 2011, le législateur lui avait pourtant reconnu de nouvelles attributions dans le cadre de la démocratie participative. Une manière de contenir le mécontentement social participant d’une stratégie de cooptation des acteurs sociaux « par le bas ».
Cela pourrait favoriser l’émergence d’une nouvelle forme de solidarité susceptible de favoriser à son tour l’émergence de nouvelles alternatives politiques.
Or, dans la réalité, l’obstination du pouvoir à opérer des transformations « par le haut » risque d’engendrer des tensions sociales et politiques à même de se transformer en une révolte sociale qui ne dit pas son nom, au moment où l’on s’y attendra le moins.
Cette révolte sociale pourrait constituer à terme l’aboutissement de nombreux soulèvements sporadiques qui varieront certainement dans le temps, la forme, la fréquence et l’intensité en fonction de la contingence politique nationale, mais aussi régionale et internationale.
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