Israël : la crise politique attise les flammes de la guerre civile
« Guerre civile » est probablement l’expression la plus entendue dans le débat israélien aujourd’hui, et ce n’est pas qu’une figure de style.
C’est l’expression d’une grande anxiété sans précédent, incomparable à tout ce que les Israéliens ont connu jusqu’à présent.
C’est encore plus sinistre en hébreu où l’alternative à « guerre civile » est « guerre fratricide » dans un pays qui se vante de sa solidarité interne au point que les gens s’appellent les uns les autres « frère ».
Mais chez de nombreux Israéliens, ce sentiment fraternel a aujourd’hui disparu, remplacé par la haine, le mépris et l’horreur pure et simple.
« La seule solution est la guerre civile. Les juifs séfarades contre les juifs ashkénazes, la gauche contre la droite, les riches contre les pauvres, les religieux contre les laïcs »
- Émission humoristique israélienne
Ce qui a débuté comme une opposition à un remaniement judiciaire controversé sous la forme de « désobéissance civile » va désormais bien au-delà.
Depuis plus de deux mois, des centaines de milliers d’Israéliens participent à des manifestations hebdomadaires et à des grèves contre la transformation du système judiciaire : des « réformes » pour le gouvernement, un « coup d’État » pour ses détracteurs.
Ce projet – encouragé par le gouvernement ultranationaliste de droite – pourrait dans les faits éroder le système de contre-pouvoirs et permettre au pays de glisser davantage vers l’autoritarisme.
Mais si la résolution du gouvernement ne faiblit pas malgré les manifestations, le ressentiment s’accroît des deux côtés.
Aujourd’hui, les signaux d’alarme de la « guerre civile » sont actionnés par des politiciens, un ancien chef des renseignements, des spécialistes et même remarqués par les ennemis jurés de l’État.
Déjà, les accusations fusent quant à savoir qui a commencé. Personne ne sait assurément si ce scénario se concrétisera, mais le simple fait d’en parler est assez dangereux.
Une situation qui couve depuis longtemps
L’atmosphère toxique en Israël aujourd’hui couvre depuis bien plus longtemps que beaucoup ne veulent l’admettre.
En mars 2021, après le quatrième tour d’élections parlementaires non concluant en moins de deux ans, l’émission satirique populaire « Eretz Nehederet » a diffusé un sketch incroyable dans lequel un Israélien roublard donne sa solution à l’impasse politique.
« Ç’en est assez », décrète le personnage prénommé Shauli.
« Cela ne fonctionne pas, cette nation n’a pas l’alchimie nécessaire entre ses citoyens. Mettons-y un terme », continue Shauli.
« La seule solution est la guerre civile. Les juifs séfarades contre les juifs ashkénazes, la gauche contre la droite, les riches contre les pauvres, les religieux contre les laïcs. Peu importe. Pas uniquement les Arabes… S’ils le veulent, laissons-les combattre les vainqueurs plus tard. »
« C’est simple. Ce n’est même pas une guerre qu’il faut déclarer et nous sommes bien équipés. Tout le monde ici a servi au sein de l’armée et a des armes à la maison. »
À l’époque, ce monologue avait trouvé un écho auprès du public israélien parce qu’il le trouvait drôle. Mais en l’écoutant aujourd’hui, ce sketch ressemble à une effrayante prophétie qui se concrétise.
Plus récemment, Yuval Diskin, ancien chef du service de renseignement interne israélien (Shin Bet), a mis en garde.
En octobre dernier, quelques jours avant les élections qui ont amené au pouvoir l’actuel gouvernement ultranationaliste, ce dernier avait écrit un article intitulé « Au bord de la guerre civile » dans Yediot Ahronot.
Il avait prédit ce qui allait arriver, en fondant son analyse sur la désintégration de la cohésion sociale interne déjà à l’œuvre selon lui.
Beaucoup ont été choqués par sa franchise à l’époque et se sont empressés de le sermonner et d’essayer de le contredire.
Six mois plus tard, des sondages montrent qu’un tiers des Israéliens sont désormais d’accord avec lui.
Un sondage publié en février mené par l’Israeli Democracy Institute montre qu’un tiers des répondants pensent qu’une guerre civile violente est susceptible d’éclater. Ce chiffre est encore plus élevé parmi les manifestants sondés, grimpant jusqu’à 50 %.
Au-delà de la menace de violences physiques, on est déjà dans une guerre des mots.
Les manifestants comparent le gouvernement aux nazis, tandis que le Premier ministre Benyamin Netanyahou les qualifie d’« anarchistes » dans « l’autre camp ».
Lors d’une grande manifestation début mars, la police a par ailleurs changé de stratégie de maintien de l’ordre. Les participants ont été violemment dispersés par des officiers de la police montée, des grenades assourdissantes et des canons à eau, qui ont été parfois utilisés de manière arbitraire. Des dizaines de personnes ont été blessées ou arrêtées.
De l’autre côté, les manifestants ont été critiqués par le gouvernement et l’opposition pour avoir empêché Sara Netanyahou, épouse du Premier ministre, de sortir d’un salon de coiffure au début du mois. Son fils Yaïr a qualifié l’épisode de tentative de « lynchage » par des « terroristes ».
Les racines de la situation actuelle pourraient remonter à 1995, lorsque le Premier ministre de gauche Yitzhak Rabin a été assassiné par l’activiste d’extrême droite Yigal Amir.
Selon les experts, les guerres civiles commencent historiquement par des assassinats de personnalités mais il faut du temps pour qu’elles se muent en conflit total. Est-ce qu’Israël en est arrivé là ?
Deux Israël
Gad Barzilai, professeur de l’université de Haïfa, a fait de longues recherches sur les indicateurs des guerres civiles. Il prédit qu’Israël pourrait s’engager actuellement dans cette direction.
« Les gens se trompent sur ce que doit être une guerre civile », indique-t-il à Middle East Eye. « Ce n’est pas un tableau dans lequel des gens s’égorgent à la hache, cela peut prendre différentes formes. »
Le professeur de droit et de sciences politiques explique quelles peuvent être ces formes : une impossibilité de communiquer entre les élites de l’État, un manque de personnalités et d’institutions centrales pour négocier avec les camps opposés, ou des désaccords constitutionnels comme lors de la guerre civile américaine (1861-1865).
« Les gens se trompent sur ce que doit être une guerre civile […] Ce n’est pas un tableau dans lequel des gens s’égorgent à la hache, cela peut prendre différentes formes »
- Gad Barzilai, professeur de droit et de sciences politiques
« La guerre civile américaine n’a pas eu lieu uniquement à cause de l’esclavage », cite Gad Barzilai en exemple.
« Entre 1830 et 1860, il y a eu des tentatives de négociation entre le sud et le nord… Pendant des années, les deux camps ne sont pas parvenus à un accord constitutionnel, ce qui a fini par mener à la guerre. Voilà où je situe Israël actuellement, dans ce genre de crise. »
Ses inquiétudes sont confirmées par ce que Gad Barzilai voit comme des « indicateurs sociaux » qui précèdent normalement une guerre civile, lesquels, fait-il valoir, sont présents dans la société israélienne d’aujourd’hui.
Un des principaux indicateurs, ce sont les problèmes financiers, lesquels se font sentir ces derniers mois en raison de la crise politique actuelle.
Le fossé entre les riches et les pauvres se creuse en Israël. Dans une société déjà en proie aux tensions ethniques entre les juifs mizrahim (originaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord) et ashkénazes (originaires d’Europe), les problèmes économiques pourraient alimenter de nouvelles frictions socio-économiques.
Par ailleurs, le danger de la guerre civile ne vient pas seulement de la base, mais d’autorités rivales d’après Gad Barzilai.
« Imaginez une situation où des juges de la Cour suprême refusent de coopérer avec les juges nommés par ce gouvernement, les considérant comme des ‘’juges politiques’’. Et si des centaines de juges refusaient de siéger avec eux ? Que ferait le barreau israélien ? », s’interroge-t-il.
« Et si les colons établissaient un nouvel avant-poste illégal en Cisjordanie occupée et que l’armée n’était pas autorisée à l’évacuer ? »
Cela aboutirait à deux Israël avec une « souveraineté divisée », dont les signes émergent déjà, toujours selon lui.
Ce discours des « deux Israël » – un Israël libéral laïc et l’autre théocratique – se popularise. Il y a deux entités distinctes : Israël et Yehuda, ou Judée, comme dans l’ancien temps.
Cette division ne finira pas nécessairement en guerre civile, mais elle résume l’incapacité profondément ressentie entre les camps juifs rivaux à coexister dans un seul pays.
Ce sera al-Aqsa, pas la démocratie
Futurologue et professeur à l’université Bar-Ilan, David Passig prédit une guerre civile en Israël depuis des années.
Il pense cependant que le casus belli (terme latin faisant référence à l’événement ou l’acte justifiant une guerre) se produira à la mosquée al-Aqsa à Jérusalem-Est occupée, et n’aura pas de lien avec la démocratie, sujet au cœur des tensions actuelles et des grandes manifestations en Israël.
« Le monde du Temple est pour de nombreux juifs en Israël l’incarnation de ce qu’est l’État juif. Sans lui, l’État perd ce qui est pour eux sa raison d’être. Je ne suis pas sûr que la démocratie ait la même importance »
- David Passig, futurologue
La mosquée al-Aqsa est l’un des sites les plus saints de l’islam et est considérée comme un symbole de la culture islamique et palestinienne.
Dans le judaïsme, on l’appelle mont du Temple, site sacré pour les juifs.
Le site est actuellement régi par un accord international de statu quo qui stipule que seuls les musulmans peuvent prier sur le site. Les groupes de colons israéliens, soutenus par des ministres et des députés, plaident pour un changement du statu quo depuis des années et prient fréquemment sur le site, avec l’appui des soldats israéliens, en violation de cet accord.
« Le monde du Temple est pour de nombreux juifs en Israël l’incarnation de ce qu’est l’État juif. Sans lui, l’État perd ce qui est pour eux sa raison d’être », explique David Passig à MEE.
« Je ne suis pas sûr que la démocratie ait la même importance. À moins que – et il y a un avertissement – la démocratie se transforme en religion et pas uniquement en système de gouvernance qui peut être réformé. Ce n’est pas totalement impossible, mais je ne vois pas cela se produire actuellement. »
Autre facteur qui le rend sceptique quant au fait que les manifestations actuelles pourraient mener à une guerre civile : le manque d’appétit pour une grande confrontation dans les deux camps de la lutte.
Jusqu’à présent, seuls les manifestants prodémocratie ont l’impression de mener la bataille de leur vie pour sauver leur nation, fait-il valoir, tandis que le scénario du pire pour l’autre camp est d’abandonner le projet de réforme judiciaire.
« Je doute que “l’autre camp” puisse être attiré dans les rues à cause des réformes judiciaires », commente David Passig.
Cependant, si les citoyens palestiniens d’Israël se joignent au mouvement de protestation, cela pourrait marquer un tournant.
Les citoyens palestiniens d’Israël représentent près de 20 % de la population totale. Il s’agit d’un groupe indigène minoritaire qui a échappé aux déplacements forcés aux mains des milices sionistes lors de la Nakba en 1948 et est resté dans sa patrie, qui est ensuite devenue Israël.
Les organisations de défense des droits de l’homme indiquent que ces derniers sont marginalisés et victimes de discrimination en Israël depuis des décennies, y compris par les institutions de l’État que veulent préserver les manifestations actuelles, comme la Cour suprême.
« Si les masses arabes se joignent aux manifestations, cela pourrait changer la donne dans la nature de la confrontation. Leur présence pourrait attiser la colère de la droite radicale et la donne changerait totalement »
- David Passig
Bien qu’ils soient probablement les premières victimes des réformes du gouvernement, ils ont largement boycotté ces manifestations juives ouvertement sionistes. Certains citoyens palestiniens affirment avoir été bannis et exclus des manifestations.
Leur absence visible sert de bouclier contre la violence d’extrême droite. Jusqu’à présent, il y a des limites intrinsèques aux combats entre juifs.
« Si les masses arabes se joignent aux manifestations, cela pourrait changer la donne dans la nature de la confrontation », estime David Passig.
« Leur présence pourrait attiser la colère de la droite radicale et la donne changerait totalement. Il en va de même si un dirigeant était blessé physiquement, même de manière non intentionnelle. Cela amènerait évidemment l’autre camp dans les rues, il y a beaucoup de facteurs que nous ne pourrons ni contrôler ni prédire. »
La plupart des Israéliens ne croient toujours pas que la guerre civile soit une option ou sont réticents à admettre que c’est une véritable possibilité.
La peur prévaut, tout comme le venin. Certaines anciennes blessures sociales alimentent cette nouvelle confrontation.
Pourtant, avec tant de variables échappant à tout contrôle, et avec des dirigeants politiques égocentriques, toutes les hypothèses et prédictions sont susceptibles d’évoluer.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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