« On a fait de notre mieux » : en Turquie, l’armée se défend d’avoir été « trop lente » à intervenir
Le double tremblement de terre qui a tué plus de 45 000 personnes en Turquie le mois dernier a fait naître un débat quant à la lenteur du gouvernement pour mobiliser et déployer l’armée, seconde force terrestre de l’OTAN, dans les opérations de recherche et de sauvetage.
Le gouvernement a déjà admis certains manquements, en particulier lors des 48 heures qui ont suivi la catastrophe, mais le ministre de la Défense Hulusi Akar nie que l’armée est intervenue trop tardivement.
Certaines personnalités de l’opposition ont même avancé que le gouvernement avait limité le recours à l’armée par crainte d’un éventuel coup d’État contre lui, tandis que le président du Croissant-Rouge turc a imputé ce manque d’engagement au passif déplorable entre les civils et les militaires.
Les experts pointent du doigt le fait que l’armée n’était pas désignée dans le plan d’urgence de la Turquie comme l’une des principales équipes d’intervention.
Un responsable turc a déclaré à Middle East Eye que, même si l’armée ne figurait pas dans ce plan d’urgence, l’agence de gestion des catastrophes naturelles du pays a néanmoins utilisé les infrastructures militaires, à savoir les véhicules et équipements tels que les hélicoptères et d’autres ressources.
Problèmes techniques
« L’armée a utilisé activement son aviation pour livrer de l’aide et a déployé des navires pour fournir une assistance médicale », indique ce responsable.
L’armée a bel et bien déployé son groupement de recherche et de sauvetage, la Brigade d’aide humanitaire, sur la zone sinistrée lors des premiers jours suivant le séisme, mais ce contingent ne comporte pas plus de 400 hommes.
Les éléments recueillis par MEE montre que la réponse de l’armée a différé selon les régions touchées par le tremblement de terre et que des problèmes techniques allant au-delà des allégations de conflit entre les ministères de l’Intérieur et de la Défense ont ralenti cette réponse.
Si l’armée a eu du mal à atteindre les victimes du tremblement de terre, ce n’est pas à cause d’un manque d’ordres mais d’un manque de coordination et d’un manque de personnel et d’outils suffisants.
La zone qui couvre les provinces sinistrées de Kahramanmaraş, Malatya, Hatay, Şanlıurfa et Gaziantep est sous la responsabilité du commandement de la deuxième armée des forces armées turques, également chargée de conduire les opérations de lutte contre le terrorisme dans le nord de la Syrie et le nord de l’Irak.
Cette unité, la plus grande et la plus active de l’armée turque, assume d’importantes responsabilités.
Les sources militaires sur le terrain qui se sont confiées à MEE ont indiqué que les bâtiments de la deuxième armée avaient été également très affectés par le séisme dans plusieurs provinces.
« Nous avons sorti de nombreux citoyens des décombres en creusant avec nos mains. Certains sont morts, d’autres ont survécu »
- Un soldat turc à Malatya
Évoquant la catastrophe depuis diverses provinces, des sources militaires racontent qu’au matin des tremblements de terre (dont l’épicentre se situait à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de Gaziantep pour le premier), les soldats ont d’abord évalué les dommages dans leurs propres garnisons, puis ils sont venus en aide aux civils la même matinée.
Un soldat en poste à Malatya, à quelque 230 km au nord-est de Gaziantep, qui fut parmi les centres particulièrement touchés, rapporte que les officiers avaient envoyé son unité dans les bâtiments effondrés aux abords immédiats de leur garnison.
« Nous n’avions pas les outils pour les opérations de recherche et de sauvetage », indique-t-il. « Nous avons sorti de nombreux citoyens des décombres en creusant avec nos mains. Certains sont morts, d’autres ont survécu. »
Ce soldat précise qu’ils ne pouvaient pas intervenir dans les ruines car ils avaient besoin d’un équipement plus sophistiqué.
« Le quartier général n’avait pas beaucoup de machines à sa disposition. Nous ne pouvions pas travailler dans les décombres pendant longtemps parce que nous n’avions pas de formation en recherche et sauvetage. « On a fait de notre mieux », assure-t-il.
Moins de personnel après les réformes qui ont professionnalisé l’armée
Ce soldat ajoute que son unité a partagé sa nourriture avec les victimes civiles tandis que les équipes professionnelles de recherche et sauvetage sont arrivées au lendemain du séisme.
Un autre soldat qui a vécu le tremblement de terre à Malatya raconte que son unité a reçu l’ordre de prendre un hélicoptère pour analyser la situation dans les districts environnants et dans la province quelques heures après la catastrophe, mais que leur vol a été écourté par les mauvaises conditions météorologiques et le manque de carburant, distribué pour les besoins immédiats.
Un soldat qui a survécu au tremblement de terre à Hatay, à l’ouest de la frontière avec la Syrie, a déclaré que comparer la réponse de l’armée aujourd’hui avec celle du séisme de Gölcük en 1999 est « illogique » puisque l’armée aujourd’hui a davantage de responsabilités en matière de lutte contre le terrorisme et moins de personnel après les réformes qui ont professionnalisé l’armée et réduit ses rangs.
« Si une ou deux provinces avaient été partiellement affectées, il aurait été possible d’envoyer de l’aide d’urgence depuis quatre ou cinq provinces voisines. Un réseau de transport et de logistique était nécessaire pour l’aide qui devait arriver de deux directions en raison des routes et des aéroports endommagés. Toutes les provinces environnantes dotées de grandes capacités ont été affectées par le tremblement de terre. »
Selon une source militaire, vers 5 h du matin le 6 février, peu après le premier tremblement de terre, les unités de l’armée ont commencé les activités de reconnaissance locale.
Cette source assure que le nombre d’unités envoyées pour les opérations de recherche et de sauvetage était faible par rapport à l’ampleur des destructions. Elles ne pouvaient pas être considérées comme suffisantes.
Les unités de l’armée turque dans le nord de la Syrie ont également été touchées par le tremblement de terre. Les hauts-gradés ont donné l’ordre en urgence de retirer certains soldats de Syrie au matin de la catastrophe.
« Nous étions davantage dans les terres et notre base militaire n’a pas été affectée par les secousses, on nous a donné l’ordre de rentrer en Turquie immédiatement », indique à MEE un soldat qui était en poste en Syrie. « Nous n’avions pas vraiment l’équipement approprié, mais nous avons essayé de sortir les gens des décombres en distribuant les équipements dans les zones sous notre responsabilité. »
Un soldat en poste à Adana, à environ 200 km à l’ouest de Gaziantep, également touché par les secousses, raconte qu’ils se sont immédiatement précipités dans les bâtiments effondrés puisqu’ils avaient un bataillon formé dans la recherche et le sauvetage, sauvant une quinzaine de personnes.
Le gros des troupes stationné en Syrie
Mais le processus a été ralenti par l’absence de machinerie lourde pour certains bâtiments. Une tempête de neige a par ailleurs empêché l’aide de parvenir dans la zone touchée par le tremblement de terre.
Des sources précisent que si elles ont bien reçu des ordres liés à la catastrophe dans de nombreuses régions, une certaine incertitude a régné pendant un moment en raison d’une coordination perturbée.
Une source militaire haut-gradée interrogée par MEE qualifie les critiques contre l’armée turque d’« injustes », puisque la deuxième armée concentrait ses opérations dans le nord de la Syrie et stationnait le gros de ses troupes là-bas.
Cette source signale que la deuxième armée a ordonné à ses troupes de prendre une grande partie de son équipement de chantier de Syrie, où il avait été envoyé pour construire des fortifications et des lignes défensives, et de le ramener en Turquie, deux heures après le premier tremblement de terre.
La deuxième armée a ordonné à ses troupes de prendre une grande partie de son équipement de chantier de Syrie, où il avait été envoyé pour construire des fortifications et des lignes défensives, et de le ramener en Turquie
Mais notre interloucteur admet que le transfert a pris un moment en raison des routes bloquées et de la mauvaise coordination sur le terrain.
Des sources dans l’opposition syrienne, des habitants et des témoins oculaires contactés par MEE, ont confirmé que du matériel de chantier dans cette région avait été transféré en Turquie.
D’autres sources ont aussi confirmé que les premières unités commandos des bases non critiques en Syrie avaient pénétré en Turquie à 7 h du matin le 6 février, soit trois heures après le premier tremblement de terre, et avaient été envoyées à Hatay.
Celles-ci ont ajouté que le personnel et l’équipement des centres de recherche et de sauvetage n’étaient pas adéquats face à l’ampleur des destructions.
Cela tient au fait que les unités actives de la deuxième armée responsables de la zone du tremblement de terre sont stationnées de l’autre côté de la frontière.
Les unités de l’armée qui sont allées dans les zones civiles pour les opérations de secours et pour fournir aide et sécurité ont connu des perturbations dans leur coordination, tout comme les autres institutions publiques, nuancent ces sources.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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