Non-respect des sanctions russes : les États-Unis et les Émirats arabes unis se dirigent vers une confrontation
Fin janvier, une délégation américaine de haut niveau s’est rendue aux Émirats arabes unis.
Dirigé par Brian Nelson, le sous-secrétaire du département du Trésor chargé du terrorisme et du renseignement financier, le voyage a été précédé d’une note diplomatique privée stipulant que les responsables américains souhaitaient rencontrer des membres de haut niveau de la famille al-Nahyan au pouvoir à Abou Dabi.
Les Américains se trouvaient dans le Golfe pour « poursuivre la coordination sur les financements illicites et d’autres problèmes régionaux » : autrement dit, ils étaient venus parler de la façon dont les Émirats arabes unis sont utilisés pour contourner les sanctions occidentales contre la Russie.
« Les Émiratis préféreraient sûrement ne pas avoir à choisir entre la Russie et les États-Unis. Mais dans cette situation, vous ne pouvez pas être neutre. Toute prétendue neutralité est en fait un choix, celui du soutien à la Russie »
- Jonathan Winer, ancien envoyé spécial américain en Libye
Cette visite a été suivie peu de temps après par celle de James O’Brien, le responsable des sanctions au département d’État américain.
O’Brien, qui travaillait pour le groupe Albright Stonebridge, la société de conseil créée par la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright après son départ du gouvernement en 2001, est un initié de longue date, un démocrate de l’époque de Bill Clinton, qu’il a servi en tant qu’envoyé spécial du président pour les Balkans.
Il est très proche de l’actuel secrétaire d’État, Antony Blinken, et de Susan Rice, la conseillère en politique intérieure de Joe Biden, qui fut la conseillère à la sécurité nationale de Barack Obama.
Cette effervescence n’est pas un hasard. Washington est en train de perdre rapidement patience avec les Émirats arabes unis, alors que son allié continue d’aider la Russie à échapper aux sanctions imposées à la suite de l’invasion de l’Ukraine.
L’heure des comptes approche, l’administration Biden ayant l’intention d’imposer ce qu’on pourrait appeler des mesures à Abou Dabi.
« Les Émiratis préféreraient sûrement ne pas avoir à choisir entre la Russie et les États-Unis », explique à Middle East Eye Jonathan Winer, ancien envoyé spécial américain en Libye et chercheur non résident au Middle East Institute. « Mais dans cette situation, vous ne pouvez pas être neutre. Toute prétendue neutralité est en fait un choix, celui du soutien à la Russie. »
Dubaïgrad
La semaine dernière, les Émirats arabes unis sont devenus un « pays cible » pour Washington, alors que la responsable du Trésor américain Elizabeth Rosenberg a déclaré que les entreprises émiraties avaient exporté pour plus de 18 millions de dollars de marchandises vers des « entités russes désignées par les États-Unis » entre juillet et novembre 2022.
Selon Rosenberg, 5 millions de dollars de cette somme étaient constitués « de marchandises d’origine américaine et dont l’exportation doit faire l’objet d’un contrôle par les États-Unis vers la Russie », y compris des « dispositifs semi-conducteurs, dont certains peuvent être utilisés sur le champ de bataille ».
En 2022, l’année où Moscou est entrée en guerre contre l’Ukraine, le chiffre d’affaires commercial entre la Russie et les Émirats arabes unis a augmenté de 68 %, atteignant un niveau record de 9 milliards de dollars.
Recevant son homologue émirati Mohammed ben Zayed al-Nahyan à Saint-Pétersbourg en octobre 2022, le président russe Vladimir Poutine a salué le développement continu des relations bilatérales entre les deux pays.
Stratégiquement situés entre l’Asie et l’Afrique, les Émirats arabes unis (en particulier les émirats d’Abou Dabi et de Dubaï) sont devenus l’une des principales destinations des entreprises russes quittant l’Europe et des particuliers russes fortunés quittant la Russie.
De puissants Russes qui auraient pu autrefois mener leurs affaires à Londres ou en Suisse se sont installés à Dubaï ou à Abou Dabi, où ils peuvent continuer à profiter du mode de vie auquel ils sont habitués et travailler sans attirer l’attention de manière excessive.
Des super yachts appartenant à des milliardaires russes sanctionnés, dont Andrei Skoch, le « roi du nickel » Vladimir Potanin et le magnat de l’acier Alexander Abramov, ont tous été vus amarrés à la marina de Mina Rashid, près de l’embouchure de la crique de Dubaï, selon la newsletter Whale Hunting.
En mars 2022, l’ancien propriétaire du club de football de Chelsea, Roman Abramovich, un autre milliardaire russe sanctionné, a été aperçu en train de chercher une maison à Palm Jumeirah à Dubaï.
« Londongrad est plus ou moins terminée », a déclaré un banquier d’affaires britannique à MEE, en référence à la présence autrefois écrasante de l’argent et des affaires russes à la City de Londres.
« De nombreux Russes sanctionnés travaillent via Dubaï. L’un des rôles clés joués par les Émirats arabes unis est d’être un intermédiaire »
- Olivia Allison, consultante indépendante
« Il y a une énorme liste de sanctions et beaucoup de gens se méfient de tout ce qui concerne la Russie… Il existe un nombre considérable de sociétés à responsabilité limitée et de sociétés fictives aux Émirats arabes unis qui peuvent être utilisées pour ce travail. »
Selon Olivia Allison, consultante indépendante qui étudie les flux d’argent entrant et sortant des Émirats arabes unis vers la Russie, les gouvernements occidentaux envisagent de contourner les sanctions aux Émirats arabes unis concernant les structures pétrolières, financières et les grandes entreprises, et le commerce de biens sanctionnés et à double usage (bien sensibles, destinés à un usage civil et susceptible d’être détourné par leur utilisateur à des fins militaire, terroriste, ou d’abus des droits de l’homme).
De nombreux Russes fournissant des prestations professionnelles se sont installés à Dubaï depuis le début de la guerre. « Je peux dire que la communauté russe a connu une croissance exponentielle depuis le début de la guerre », a déclaré Ivan, un technicien russe qui vivait et travaillait déjà à Dubaï et qui n’a pas voulu donner son nom complet.
« De nombreuses agences créatives, de développeurs, de studios de production, quelques marques de distribution : tous essaient d’établir une alternative ici aux EAU. »
Les Russes qui s’installent à Dubaï ont tendance à être de riches professionnels. Beaucoup d’entre eux ne sont pas des partisans de la guerre ou de Vladimir Poutine, mais travaillent toujours pour des entreprises russes parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens de maintenir leur train de vie.
Les entreprises russes, comme les Russes, se déplacent de l’Europe vers les Émirats arabes unis, en particulier à Dubaï.
« Je pense que les Émirats arabes unis sont l’option la plus attrayante car tout le monde y est », explique Olivia Allison à MEE.
« De nombreux Russes sanctionnés travaillent via Dubaï. L’un des rôles clés joués par les Émirats arabes unis est d’être un intermédiaire, y compris dans le passé en ce qui concerne le contournement d’autres sanctions. Il y a beaucoup de savoir-faire sur la façon de contourner les sanctions. »
Stratagème mondial
Les États-Unis ont précédemment accusé des entreprises émiraties de faciliter le contournement des sanctions iraniennes.
« Il est très facile d’anonymiser le commerce aux EAU et il est très facile de masquer la propriété réelle des entreprises », poursuit l’experte.
C’est ainsi depuis longtemps que des acteurs de pouvoir controversés ont facilité les choses, que ce soit dans le Golfe ou à la City de Londres. L'objectif étant de pouvoir nier de manière crédible. Un oligarque russe sanctionné peut toujours créer une entreprise au nom de son cousin.
Selon un analyste géopolitique basé à Delhi, des marchandises – souvent de la nourriture – arrivent du monde entier vers la Russie via les Émirats arabes unis. « La Russie n’était pas préparée à une longue guerre », explique l’analyste, qui préfère rester anonyme.
« Par exemple, ils ont manqué de papier toilette. Les marchandises et les produits viennent d’Inde, de Singapour, de Macao ou d’ailleurs. Ils transitent par les Émirats arabes unis – généralement Dubaï mais parfois Abou Dabi – et sont ensuite acheminés avec le port d’origine marqué comme étant les Émirats arabes unis.
Les Émirats arabes unis regorgent désormais d’intermédiaires agissant au nom de Russes sanctionnés et d’autres entités. Dans un royaume peuplé de nombreux professionnels de la finance, du commerce ou d’autres business venus du monde entier, l’opportunité de conclure un accord – y compris avec les Américains – est toujours là.
En octobre 2022, cinq ressortissants russes et deux négociants en pétrole ont été inculpés à New York dans le cadre d’un stratagème mondial de contournement des sanctions et de blanchiment d’argent.
L’un des Russes, Yury Orekhov, était basé à Dubaï. Il s’est vanté d’avoir utilisé la « banque la plus merdique des Émirats » dans le cadre d’un plan visant à « obtenir illégalement la technologie militaire américaine et le pétrole sanctionné par le Venezuela à travers une myriade de transitions impliquant des sociétés écrans et la cryptomonnaie ».
« Le plus gros problème est que les [Russes] sont tous très riches, qu’ils disposent de beaucoup de cash, ce qui fait grimper les prix de l’immobilier et les locations »
- Un Anglais vivant à Dubaï depuis dix ans
Commentant l’affaire, l’agent du FBI Jonathan Carson prévient : « Nous continuerons à appliquer les contrôles à l’exportation sans précédent mis en place en réponse à la guerre illégale de la Russie contre l’Ukraine et le [bureau chargé des exportations] a l’intention de poursuivre ces contrevenants où qu’ils se trouvent dans le monde. »
Selon l’analyste basé à Delhi, qui conseille un gouvernement régional important dans la région, la véritable valeur de ce type de commerce évitant les sanctions est gravement minimisée, et il n’y a aucun véritable moyen d’établir des chiffres plus précis.
Selon MEE, certaines grandes banques et entreprises de vente au détail sont également frustrées de sacrifier des bénéfices au profit de ceux qui accèdent au marché russe. De nombreuses entreprises occidentales ont renoncé au commerce avec la Russie non pas à cause des sanctions, mais parce qu’elles savent que cela serait une mauvaise communication.
Les changements démographiques de Dubaï sont observés par les résidents étrangers qui y vivent depuis longtemps. « Il est difficile de ne pas remarquer l’afflux de Russes, ils sont venus en masse », témoigne pour MEE un Anglais vivant à Dubaï depuis dix ans.
« Le plus gros problème pour les résidents de longue durée comme moi est qu’ils sont tous très riches, qu’ils disposent de beaucoup de cash, ce qui fait grimper les prix de l’immobilier et les locations. Le coût de la vie ici pousse beaucoup de gens à envisager de partir. »
Une histoire de lobbying
La frustration américaine vis-à-vis des Émiratis remonte au moins aux années Obama, lorsque les Émirats développaient des liens avec Moscou.
Les Émirats arabes unis ont organisé une réunion secrète en janvier 2017 entre Erik Prince, fondateur de la société de sécurité Blackwater, et Kirill Dmitriev, PDG du Fonds d’investissement direct russe, un fonds souverain russe.
La rencontre avec Prince, un proche allié de Donald Trump, faisait partie d’un effort apparent pour établir une voie de communication entre Moscou et le président entrant à l’époque, selon des responsables américains et européens.
Depuis, les intérêts russes et émiratis ont convergé en Libye, où les aspirations de Moscou étaient principalement perçues à travers les activités du groupe Wagner, un groupe de mercenaires privés qui a opéré en Syrie, en Ukraine et en République centrafricaine, dirigé par l’associé de Poutine, Evgueni Prigojine.
Les combattants de Wagner, déployés en Libye avec le consentement de Moscou en 2019, auraient été financés par les Émirats arabes unis, du moins au début.
À Washington, pendant les années Trump, les Émiratis avaient une grande influence. Bien que l’ambassadeur émirati aux États-Unis, Yousef al-Otaiba, soit l’un des diplomates les mieux connectés, la capitale américaine s’est gonflée de lobbyistes agissant au nom d’Abou Dabi.
Depuis 2016, les Émirats arabes unis ont dépensé plus de 154 millions de dollars en lobbyistes, selon les dossiers du ministère américain de la Justice rapportés par MEE en décembre 2022.
Elliott Broidy et George Nader, qui ont travaillé pour faire pression contre le Qatar au nom des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite, en sont des exemples frappants.
Tom Barrack, un allié de Trump, a été inculpé de neuf chefs d’accusation découlant de son prétendu lobbying pour les Émirats arabes unis. Il a été déclaré non coupable en novembre 2022.
« Les Émiratis ont eu le privilège, sous l’administration Trump, d’avoir une énorme influence sur la politique américaine dans la région MENA grâce aux relations personnelles qu’ils ont développées avec les gens de la Maison-Blanche », a déclaré Jonathan Winer à MEE.
« Les choix que feront les Émiratis ici auront inévitablement des conséquences plus larges sur les relations bilatérales tant que le président Biden restera en fonction »
- Jonathan Winer, ancien envoyé spécial américain en Libye
« Ils pourraient préférer s’occuper du dossier russo-ukrainien pour attendre le retour potentiel de Trump ou d’un clone de Trump. Mais les événements actuels ne le permettent peut-être pas. »
Selon l’analyste basé à Delhi, l’idée que les Émirats arabes unis feraient tout ce qui est important pour freiner le contournement des sanctions russes est un « rêve américain ».
La mise en place de mécanismes financiers prend beaucoup de temps. Pendant ce temps, le temps presse vers l’élection présidentielle américaine de 2024 et le possible retour au pouvoir d’un républicain.
« Les Émiratis ont leurs propres intérêts nationaux, qui ne sont pas totalement alignés sur ceux des États-Unis. Ils se conforment aux demandes des États-Unis lorsqu’ils estiment qu’il est dans leur intérêt général de le faire », note l’ancien responsable américain Jonathan Winer à MEE.
« Aider l’Ukraine à se défendre contre l’invasion russe est d’une importance vitale pour l’administration Biden. Ainsi, les choix que feront les Émiratis ici auront inévitablement des conséquences plus larges sur les relations bilatérales tant que le président Biden restera en fonction. »
Traduit de l’anglais (original).
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