Comment l’Occident a contribué à tuer la tradition islamique limitant la tyrannie d’État
Depuis longtemps, les politologues et commentateurs dans les médias étudient de près pourquoi l’autoritarisme est une caractéristique des sociétés musulmanes, suggérant que l’islam – qu’importe sa définition – recèle intrinsèquement une tendance à la tyrannie et à l’intolérance.
Cet argument a toujours été spécieux car l’autoritarisme est ou a été présent dans la plupart des régions du monde, rien ne le limite aux musulmans. Cette idée perpétue par ailleurs le discours familier selon lequel l’Occident serait le modèle mondial du progrès.
Contrairement à l’opinion populaire, les autorités religieuses islamiques ont pendant des siècles servi de contre-pouvoir aux dirigeants, qu’ils soient sultans, khédives ou deys
Cela passe en outre à côté d’un élément évident pour certains historiens du Sud global depuis un certain temps : la destruction hâtive du système juridique islamique sous la pression impérialiste occidentale a contribué tout autant qu’autre chose à la création des régimes despotiques qui gangrènent la région à ce jour.
Contrairement à l’opinion populaire, les autorités religieuses islamiques ont pendant des siècles servi de contre-pouvoir aux dirigeants, qu’ils soient sultans, khédives ou deys. Cette protection apportée par les oulémas en tant que juges, muftis et prêcheurs était une caractéristique distinctive du modèle islamique de gouvernance, dans lequel le dirigeant était « juché au-dessus de la société », comme l’ont formulé les chercheurs Patricia Crone et Martin Hinds dans leur ouvrage God’s Caliph.
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, l’Occident a fait énormément pression pour réfréner l’influence des oulémas sur la base de la théorie des Lumières selon laquelle tout ce qui est jugé religieux doit être banni de la sphère publique. Le domaine des tribunaux de la charia n’a cessé de se réduire et les prérogatives éducatives et autres des oulémas ont été circonscrites, à l’exception de cas particuliers tels que l’Arabie saoudite.
Remplir un vide
Le pouvoir des dirigeants politiques qui contrôlaient les armées et la taxation n’ont fait que s’étendre – non seulement à travers cette désislamisation de la société, mais également via le nouveau forum de négociation des relations avec d’autres classes sociales : le Parlement. Des assemblées constituantes de diverses formes et longévités sont nées à Tunis en 1861, Istanbul en 1876 et Le Caire en 1923, et si elles ont d’abord été considérées comme une menace, les élites dirigeantes n’ont pas tardé à œuvrer pour les manipuler.
S’attaquant en vain à cette transformation, les oulémas et leurs partisans ont rarement trouvé le temps de prendre du recul et de théoriser ce qui arrivait à la forme même de l’État via le démantèlement par la modernité de ce système islamique.
L’un des rares à le faire a été Mustafa Sabri, grand mufti ottoman qui a fui la Turquie en 1922 après avoir échoué à endiguer l’essor du nationalisme laïc après la révolution des Jeunes-Turcs en 1908, mais qui a passé les dernières décennies de sa vie à observer l’avancée de ces idées en Égypte, lieu de son exil.
Dans les années 1940, Sabri a expliqué dans ses écrits que les gouvernements musulmans voulaient se libérer du système de justice islamique et de la supervision des oulémas dans l’unique but d’imposer leur volonté en se contentant des restrictions superficielles de la démocratie parlementaire. Il en résulterait, prédisait-il, des régimes militaristes de surveillance dans lesquels « la religion et tout le reste sont sous l’autorité absolue du gouvernement ».
Sabri faisait valoir que si le droit positif européen était un corpus en pleine évolution qui changeait en fonction des conditions économiques et sociales, dans les sociétés musulmanes, son imposition – remplissant le vide laissé par le système islamique détrôné – n’était qu’un levier de plus aux mains des dirigeants tyranniques.
La critique de Sabri, publiée pour la première fois en 1943 puis à nouveau en 1949, intervenait alors que le phénomène de castes militaires s’emparant du pouvoir grâce à des coups d’État prenait de l’ampleur, d’abord en Syrie en 1949, puis en Égypte en 1952 et en Turquie en 1960.
Systèmes répressifs
Le politologue allemand Carl Schmitt a également lutté contre la situation délicate de l’État moderne après la réduction historique des pouvoirs religieux et monarchiques. Lors de la République de Weimar, a-t-il fait valoir dans Politische Theologie et d’autres ouvrages, la démocratie constitutionnelle allemande était si faible que des personnalités agissant au nom de l’État étaient destinées à intervenir, s’arrogeant des pouvoirs exceptionnels pour la sauver de l’effondrement.
Les pouvoirs exceptionnels sont une caractéristique de l’arène politique moyen-orientale depuis la décolonisation, réduisant les assemblées élues à des organes fantoches. L’Égypte a utilisé les lois d’exception pour officialiser les immenses pouvoirs de l’État en matière de sécurité pendant une grande partie de la période écoulée depuis 1958, tandis que le système de tutelle militaire en Turquie a fréquemment renversé des gouvernements élus jusqu’à ce qu’il soit subverti par l’AKP et son dirigeant Recep Tayyip Erdoğan, lorsque ce dernier était encore le chouchou du commentariat occidental.
L’implication occidentale avec bon nombre de ces régimes autoritaires est devenue encore plus sinistre ces dernières années
Plutôt que condamner ponctuellement les dictatures et États policiers dans la presse occidentale, tout analyse historique doit se concentrer sur la disparition rapide d’un système et son remplacement par un autre dans l’ombre de la puissance européenne.
L’implication occidentale avec bon nombre de ces régimes autoritaires est devenue encore plus sinistre ces dernières années. Les soulèvements du Printemps arabe étaient initialement un mouvement de la base pour rectifier les États déformés qui gouvernaient avec une telle brutalité des millions de personnes, mais aujourd’hui, des lois draconiennes et des technologies de surveillance ont créé dans la région peut-être les pires pays répressifs au monde.
Dans ces régimes politiques dignes de Frankenstein, incarnation vivante du panoptique du théoricien du XVIIIe siècle Jeremy Bentham, la devise pour survivre à ce stade est « se taire et consommer » – et laisser aux commentateurs occidentaux le soin de déblatérer sur l’espoir perdu d’une démocratie musulmane.
- Andrew Hammond enseigne actuellement l’histoire turque à l’Université d’Oxford. Il est l’auteur de Popular Culture in North Africa and the Middle East, The Illusion of Reform in Saudi Arabia, et de nombreux articles universitaires sue la pensée islamique moderne. Il a travaillé au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), pour la BBC Arabic et Reuters en Égypte et en Arabie saoudite.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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