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Comment l’autoritarisme numérique gagne le Moyen-Orient

Dans cet extrait exclusif de son nouveau livre, Marc Owen Jones explique comment les gouvernements et les acteurs non étatiques se servent des réseaux sociaux et des technologies numériques pour tromper et contrôler les citoyens
« Bienvenue dans le monde de l’autoritarisme numérique, où le harcèlement, la surveillance et la désinformation numériques sont employés pour tenter de contrôler les comportements humains » (illustration : MEE Creative)
« Bienvenue dans le monde de l’autoritarisme numérique, où le harcèlement, la surveillance et la désinformation numériques sont employés pour tenter de contrôler les comportements humains » (illustration : MEE Creative)

Depuis une décennie et dans le sillage du Printemps arabe, alors que j’écris sur divers aspects de la politique et des médias du Golfe, je suis la cible de menaces de mort et de viol, ainsi que d’un acharnement en ligne. On me caricature en marionnette de l’Iran et on crée des sites web dans le seul but de me diffamer, au même titre que d’autres universitaires et activistes. Des usurpateurs créent des comptes sur les réseaux sociaux et écrivent à des journaux locaux pour exprimer des opinions politiques contraires aux miennes.

Je fais l’objet de multiples campagnes de dénigrement, souvent contradictoires. Si l’on en croit mes agresseurs, je suis à la fois gay et homophobe, à la fois larbin de l’Iran et du Qatar, à la fois chiite et athée, et parfois un agent secret de l’Occident. Mes collègues et amis sont ciblés par des logiciels espions malveillants qui volent leurs mots de passe, surveillent leurs appels téléphoniques et enregistrent même des vidéos avec leur caméra.

Je suis interdit d’entrée à Bahreïn pour avoir critiqué la répression gouvernementale en ligne et mon compte Twitter a même été temporairement suspendu après de nombreuses campagnes de dénigrement. J’ai partagé un café avec des personnes qui ont ensuite été incarcérées pour avoir simplement écrit un tweet jugé trop critique par leur gouvernement. Au fil du temps, j’ai été témoin du changement et des dégâts psychologiques en moi et chez d’autres personnes continuellement victimes de violence en ligne. 

La désinformation peut engendrer l’endoctrinement, qui peut engendrer l’incitation à la haine. Selon la nature de cet endoctrinement, l’incitation à la haine peut engendrer la violence, voire un génocide

Bienvenue dans le monde de l’autoritarisme numérique, où le harcèlement, la surveillance et la désinformation numériques sont employés pour tenter de contrôler les comportements humains. L’autoritarisme numérique désigne « l’utilisation des technologies de l’information numérique par les régimes autoritaires pour surveiller, réprimer et manipuler les populations nationales et étrangères ».

Elle comprend un large éventail de stratégies répressives, notamment « la surveillance, la censure, la manipulation et le harcèlement sur les réseaux sociaux, les cyberattaques, les coupures de réseaux internet et la persécution ciblée d’internautes ». Formant une composante de plus en plus inquiétante de la manipulation des réseaux sociaux, la désinformation et la mésinformation sont des termes souvent employés de manière interchangeable pour décrire les efforts visant à manipuler l’opinion publique ou à donner l’illusion d’un soutien public autour de sujets spécifiques.

Bien que cet ouvrage traite de multiples aspects de l’autoritarisme numérique, il se concentre principalement sur la désinformation et la tromperie par le biais des réseaux sociaux. Fondamentalement, il pose la question de savoir comment les gouvernements et d’autres acteurs non étatiques se servent des réseaux sociaux et des technologies numériques pour tromper et contrôler les citoyens vivant dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA), et plus particulièrement dans la région du Golfe.  

Désinformation et fake news 

De Washington aux États-Unis à Riyad en Arabie saoudite, la désinformation et ce que l’on désigne parfois sous le nom de « fake news » sont un problème mondial. Elles font partie de ce que Claire Wardle décrit comme un « trouble de l’information » croissant. Depuis 2008, des universitaires de toutes les disciplines, en particulier des domaines de la psychologie et de la communication, se penchent sur la compréhension de l’objectif de la désinformation. 

Cependant, si la désinformation n’est pas un fait nouveau, les technologies numériques exploitées par ceux qui la diffusent sont relativement récentes. Les médias plus centralisés que sont la télévision, la presse écrite et la radio ne sont plus les seuls – ni même les principaux – outils de diffusion de la désinformation. La nouvelle portée offerte par les médias numériques et les réseaux sociaux, soutenue par l’omniprésence croissante des smartphones connectés à internet, modifie l’ampleur du trouble de l’information, tandis que la désinformation modifie fondamentalement la perception qu’a le public des vérités et faits établis. 

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Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord ne font pas exception. Dans cette région profondément inégale, l’impact et la présence des technologies numériques varient en fonction de leur niveau d’adoption par les gouvernements, les entreprises et les consommateurs. Les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Qatar figurent parmi les premiers pays au monde en matière d’adoption du numérique par les consommateurs, « avec une pénétration des smartphones supérieure à 100 % et une adoption des réseaux sociaux supérieure à 70 % » enregistrées en 2016. 

Ces chiffres sont plus élevés que dans de nombreuses régions des États-Unis et d’Europe du Nord. Le Yémen, en revanche, est l’un des pays les plus pauvres du monde, ce qui se reflète par le taux de pénétration d’internet le plus faible de la région MENA. Cependant, alors que les taux de pénétration d’internet augmentent ou atteignent un plateau, les réseaux sociaux sont davantage sujets à des fluctuations.

Par exemple, l’utilisation de Twitter et de Facebook est en baisse dans la région MENA en général, même si l’Arabie saoudite reste le cinquième marché mondial de Twitter, avec 38 % d’habitants (10 millions de personnes) considérés comme des utilisateurs actifs. Bien que l’utilisation de Twitter, WhatsApp, Facebook et, dans une certaine mesure, Instagram soit généralement en baisse dans l’ensemble du Moyen-Orient, l’utilisation de Facebook augmente dans des pays comme l’Égypte. Malgré l’évolution des tendances, le nombre d’utilisateurs des réseaux sociaux demeure élevé.

De nouvelles plateformes peuvent apparaître et disparaître, mais la réalité de notre mode de communication a été irrémédiablement altérée par les technologies numériques. Ainsi, les défis que posent actuellement ces technologies quant à la diffusion de la désinformation ne sont pas près de disparaître. 

Les dangers croissants de la tromperie 

Ces dangers du trouble de l’information sont de plus en plus manifestes. De la montée des antivax à celle des platistes, les conspirations marginales gagnent du terrain auprès du grand public par le biais d’une prolifération des sources d’information alternatives, associée à une hausse manifeste de la méfiance à l’égard de l’autorité traditionnelle, qu’il s’agisse des bureaux de communication gouvernementaux ou des médias traditionnels.

Dans son ouvrage consacré à la propagande, Peter Pomerantsev soutient que nous vivons une « guerre contre la réalité ». Dans ce contexte, la désinformation et la tromperie visent à modifier l’opinion des gens sur la réalité en discréditant les « experts », en semant des explications alternatives et en jouant sur les émotions viscérales des gens pour les rendre plus vulnérables et donc réceptifs aux mensonges.  

Ceci est grave. La désinformation peut engendrer l’endoctrinement, qui peut engendrer l’incitation à la haine. Selon la nature de cet endoctrinement, l’incitation à la haine peut engendrer la violence, voire un génocide. Le monde arabe en fait l’amère expérience. La montée en puissance de Daech est largement attribuée à la capacité de la désinformation, de la propagande et de l’endoctrinement à transcender les frontières mondiales grâce aux technologies numériques.

Même Facebook a reconnu que sa plateforme avait été utilisée pour inciter à une violence qualifiée de « génocidaire » contre les Rohingyas, une population musulmane du Myanmar. Il en a été de même dans l’environnement « fermé » de WhatsApp, où une vidéo prétendait par exemple montrer des Rohingyas cannibales en train de dévorer des Hindous. Bien entendu, il s’est avéré qu’elle était fausse. Pendant la pandémie de covid-19, des centaines voire des milliers de personnes pourraient avoir perdu la vie à cause de la désinformation autour du virus. 

La guerre contre la réalité risque de compromettre bon nombre des progrès réalisés au cours des derniers siècles en matière de pensée critique, de science et de création de connaissances. Il n’est donc pas surprenant que la désinformation et le terme connexe de « fake news » soient devenus omniprésents lors de la dernière décennie. Ces termes, tout comme l’expression « guerre contre la réalité », sont liés au vocabulaire de l’ère de la « post-vérité », où « les faits objectifs ont moins d’influence sur l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux croyances personnelles ».

Les motivations derrière ces mensonges sont innombrables et plusieurs explications ont été avancées : les fausses informations permettent aux entreprises de gagner plus d’argent, la vérité est ennuyeuse ou la désinformation à but lucratif est en soi un modèle commercial. Toutefois, si les gains financiers dans le domaine du commerce sont souvent l’objectif du prestataire de services, les clients de cette désinformation ne peuvent être négligés. Après tout, sans demande, il n’y a pas d’offre, et l’ère de la post-vérité se manifeste de manière spécifique dans la région du Golfe.  

L’une des pierres angulaires de cette nouvelle ère de tromperie est le trope de la diabolisation des médias

Outre un combat pour la vérité, les fake news peuvent également être observées à travers le prisme d’un combat pour le pouvoir. Comme le relève Mike Ananny, « les fake news sont la preuve d’un phénomène social – une lutte entre [les façons dont] différentes personnes envisagent le genre de monde qu’elles veulent ». Dans le domaine de la politique, les termes de post-vérité et de guerre contre la réalité apparaissent même parfois comme des euphémismes désuets.

Michael Peters se veut plus percutant en mettant en évidence le phénomène du « gouvernement par le mensonge », par lequel les démagogues et les personnes en marge de la vie politique se servent des médias en ligne pour diffuser des contenus controversés et souvent fallacieux afin de gagner en pouvoir et de promouvoir leur vision de la réalité par le biais de politiques ou de lois.

Le phénomène ne se limite pas aux régimes autoritaires, mais touche également les démocraties bien établies, auxquelles on relie traditionnellement une présence de médias relativement robustes permettant une certaine pluralité d’opinions.

Les régimes démocratiques ont, à divers degrés de subtilité, trompé leur population. Certains de ces mensonges, comme les affirmations selon lesquelles l’Irak possédait des armes de destruction massive (ADM), ont servi à justifier une guerre immensément tragique, dont les conséquences se font encore sentir et seront encore ressenties pendant des générations.

« Outre un combat pour la vérité, les fake news peuvent également être observées à travers le prisme d’un combat pour le pouvoir » (AFP)
« Outre un combat pour la vérité, les fake news peuvent également être observées à travers le prisme d’un combat pour le pouvoir » (AFP)

Ne nous berçons pas d’illusions en croyant que la tromperie est l’apanage des régimes qualifiés d’autoritaires. Il s’agit d’une pratique illibérale commune à tous types de régimes. 

Cela dit, une distinction essentielle entre les régimes illibéraux et autoritaires réside dans la présence de la presse.

Des médias fonctionnels et critiques, libres de tout contrôle étatique, ont toujours été considérés comme un mécanisme permettant de dénoncer ces mensonges et d’engager la responsabilité des gouvernements, même si cela se produit après que l’objectif du mensonge a été atteint. Cependant, malgré les efforts déployés par des populistes tels que Trump et Orbán, la presse libre, aussi fragile soit-elle, existe encore dans la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du Nord. 

La guerre contre la réalité risque de compromettre bon nombre des progrès réalisés au cours des derniers siècles en matière de pensée critique, de science et de création de connaissances

Le fait que ces institutions forment une ligne de défense essentielle contre la tromperie sans entrave et sans contestation opérée par les dirigeants autocratiques les place carrément dans le camp ennemi. C’est la raison pour laquelle l’une des pierres angulaires de cette nouvelle ère de tromperie est le trope de la diabolisation des médias.

Les invectives de Trump envers les médias accusés de produire des « fake news » ne sont pas une nouveauté. Le terme allemand « Lügenpresse », ou « presse mensongère », était largement employé aux XIXe et XXe siècles pour discréditer les médias qui contredisaient les déclarations de certains partis politiques.

Le terme a même été utilisé par des personnages tels que Richard Spencer, néonazi américain et président du National Policy Institute. Outre le fait qu’il discrédite les chaînes d’information qui le critiquent ou critiquent ses alliés, Trump fait l’article d’un flux constant de médias qu’il considère comme ses soutiens, comme One America News Network (OANN). Pour Trump et les autres populistes, l’idée est de décourager l’exposition de leurs partisans potentiels aux critiques envers le trumpisme.

Si le mensonge n’est pas une notion partisane, dans l’ère actuelle de la post-vérité, la montée du populisme de droite s’accompagne d’une vague de campagnes d’influence fondées sur la tromperie.

Les invectives de l’ancien président américain Donald Trump envers les médias accusés de produire des « fake news » ne sont pas une nouveauté (Reuters)
Les invectives de l’ancien président américain Donald Trump envers les médias accusés de produire des « fake news » ne sont pas une nouveauté (Reuters)

Le Washington Post a révélé que selon les comptes enregistrés au milieu de l’année 2020, le président Donald Trump avait effectué environ 22 000 affirmations fausses ou trompeuses. Cette stratégie consistant à discréditer la presse résulte de l’existence d’un système médiatique pluraliste et est donc révélatrice d’une volonté de défaire ce pluralisme au profit d’une approche plus moniste et autoritaire. 

Bien que des personnalités telles que Donald Trump puissent présenter des traits pathologiques qui encouragent leur tendance à gouverner par la tromperie, l’émergence de ce qui est décrit comme une « décadence de la vérité » est en partie stimulée par un environnement numérique peu réglementé.

En l’absence de garde-fous établis qui fixent les objectifs par le biais de médias organisées verticalement, mais aussi en raison de la détérioration des frontières souveraines séparant les écosystèmes d’information national et international, la désinformation s’est détachée de son contexte local.

Un tweet envoyé par quelqu’un à Hong Kong peut être lu instantanément par quelqu’un en Argentine. Que l’on soit d’accord ou non avec un message, la transmission rapide et immédiate de messages, aussi erronés ou véridiques soient-ils, est devenue accessible au grand public.  

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Il ne s’agit pas de préconiser des structures médiatiques à propriété verticale qui maximisent l’emprise de certains garde-fous. Naturellement, les avantages de la remise en question des monopoles médiatiques traditionnels devraient être clairs à ce stade.

La mondialisation, la télévision par satellite et désormais internet remettent en cause la capacité des dictateurs et des démocraties à contrôler leur propre écosystème national. Que cela nous plaise ou non, l’évolution technologique a abouti, dans une certaine mesure, à un pluralisme régional et mondial.

Le journalisme numérique citoyen, l’activisme et les enquêtes en source ouverte contribuent à créer de nouveaux courants de responsabilité qui favorisent la transparence et l’ouverture. Mais cet ouvrage ne porte pas sur les aspects positifs de notre écosystème d’information numérique ; il traite de la manipulation des vérités et des faits destinée à servir les objectifs d’acteurs puissants qui cherchent avant tout à censurer et à tromper leur population.

Il traite du « mécanisme de tromperie » qui se déploie pour mener une guerre contre la vérité qui menace la réalité partagée dans laquelle nous vivons, qu’il s’agisse d’une remise en cause des sciences médicales ou de mensonges visant à nuire à un groupe ethnique particulier. Fondamentalement, il cherche à rendre compte d’une tromperie transformée en arme, qui entraîne une souffrance et une misère généralisées ou la perpétuation de systèmes politiques favorisant la corruption et l’inégalité. 

Il convient de relever que la désinformation transcende les frontières et que des acteurs malveillants s’en servent pour influencer la politique étrangère d’autres pays afin de servir leurs propres intérêts. La mondialisation numérique ne respecte pas nécessairement la souveraineté des États ou les frontières numériques de plus en plus poreuses incarnées par le terme « world wide web ».

La désinformation transcende les frontières et des acteurs malveillants s’en servent pour influencer la politique étrangère d’autres pays afin de servir leurs propres intérêts

Les écosystèmes d’information des États démocratiques libéraux, à des degrés divers, créent un espace dans lequel les institutions agissent de manière transparente afin que leurs faits et leurs « vérités » puissent être contestés et validés. Ceci engendre un niveau de confiance réciproque qui affirme et établit l’autorité des institutions à l’aune de leur responsabilité envers ceux qu’elles servent. 

Par ailleurs, si la partisanerie autour de choix d’ordre moral ou éthique peut prospérer, la confiance imprégnée par cette relation réciproque encourage dans une large mesure un ensemble partagé de valeurs idéologiques spécifiques.

Cette réalité partagée, tout en autorisant les désaccords et les conjectures, est encore largement limitée par un ensemble partagé d’hypothèses sur la science, la civilité et la nature de la vérité – des aspects ancrés dans la société par l’éducation publique et d’autres entreprises hégémoniques. Cependant, la montée des politiques de post-vérité met en évidence la fragilité de cette relation et la vulnérabilité d’écosystèmes médiatiques souverains face à la nature transnationale des médias numériques.

Ce sont des logiciels créés jusque dans la Silicon Valley, auxquels se greffent les intentions malveillantes de certains acteurs malintentionnés, qui mettent à mal cette réalité partagée à l’intérieur et à l’extérieur de frontières politiques spécifiques (en supposant que l’on parle d’États). Les populistes et les acteurs malveillants, où qu’ils se trouvent, sont capables de subvertir ces normes pour servir leurs propres fins.  

Comment situer le Moyen-Orient 

Malgré cette urgence, l’étude de la désinformation tend jusqu’à présent à privilégier le paradigme de la guerre froide, qui présente la Russie et la Chine comme des forces qui portent atteinte à la sécurité des États-Unis et de l’Europe. L’attention se porte rarement sur le Moyen-Orient et les États du Golfe alliés à l’Occident. Dans le même ordre d’idées, on a tendance à se focaliser sur les acteurs qui produisent leurs propres capacités, comme la Chine et la Russie. 

Le but n’est pas de rabaisser ces recherches, mais simplement d’avancer l’idée qu’il existe une tendance normative à se concentrer sur ces États en tant que principaux acteurs de l’écosystème de la désinformation. C’est un domaine dominé par des préoccupations sécuritaires transatlantiques. Du point de vue de la communication et des sciences politiques, une grande partie de la littérature existante hors région MENA est également axée sur la désinformation propagée par la montée de l’extrême droite, tant aux États-Unis qu’en Europe. 

Ceci vaut particulièrement dans les démocraties libérales, qui identifient souvent la montée de la désinformation comme un élément à part entière du déclin de la démocratie et du regain d’intérêt pour les principes libertaires ou autoritaires. Cela suit également une certaine logique, puisque la désinformation est sans doute à la fois un produit et un symptôme de la résurgence du populisme. Les parallèles établis avec la montée du fascisme européen dans les années 1930 engendrent également un sentiment d’urgence compréhensible à l’idée de tenter de comprendre le rôle de la propagande, de la tromperie et du populisme.  

Cependant, pour les habitants du Moyen-Orient, la désinformation n’est que trop familière. En revanche, comme les autres régions extérieures à l’Europe et au monde anglophone, cette région est négligée par les entreprises à la tête des réseaux sociaux.

Facebook « tend à ignorer ou à retarder le traitement de la manipulation dans des régions où aucun contrecoup médiatique évident ne surviendrait » (AFP)
Facebook « tend à ignorer ou à retarder le traitement de la manipulation dans des régions où aucun contrecoup médiatique évident ne surviendrait » (AFP)

Craig Silverman, de BuzzFeed, constate que Facebook a tendance à se focaliser sur les États-Unis lorsqu’il est question de désinformation. Sophie Zhang, une ancienne employée de Facebook, souligne que Facebook tend à ignorer ou à retarder le traitement de la manipulation dans des régions où aucun contrecoup médiatique évident ne surviendrait.

À l’inverse, c’est cette apparente indifférence des entreprises technologiques issues du « Nord » qui facilite les pratiques illibérales dans de vastes régions du globe. Il est devenu on ne peut plus évident que la recherche sur la désinformation au Moyen-Orient et en Afrique doit être intensifiée.

Les études existantes sur la désinformation dans la région MENA ont tendance à se conformer aux préoccupations de la politique étrangère occidentale, en se focalisant par exemple sur les acteurs malveillants que peuvent constituer Daech ou l’Iran.

La montée de Daech met en évidence la capacité des acteurs non étatiques à diffuser une propagande macabre et morbide. Elle reflète également le fait que la désinformation ou la propagande ont tendance à susciter l’intérêt des décideurs politiques occidentaux uniquement lorsqu’elles représentent une menace pour les civils ou les intérêts occidentaux.

Pourtant, la montée de Daech, que ce soit en ligne ou hors ligne, peut être en partie attribuée à cette tendance à ignorer les premiers indicateurs d’une crise imminente avant qu’elle n’éclate au grand jour. Sans vouloir minimiser l’importance de l’étude de groupes comme Daech, ou dans les faits, de son activité de désinformation, cela tend à détourner l’attention du véritable fléau que constitue la désinformation produite par des acteurs étatiques de la région MENA parfaitement intégrés et légitimés au sein de la communauté internationale. 

La désinformation ou la propagande ont tendance à susciter l’intérêt des décideurs politiques occidentaux uniquement lorsqu’elles représentent une menace pour les civils ou les intérêts occidentaux

Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas un réseau naissant d’universitaires, d’activistes, de décideurs et de journalistes qui s’emploient à décrire et à mettre en lumière la prévalence de la désinformation au Moyen-Orient. Des sites de fact-checking tels que les sites jordaniens fatbyanno (qui signifie « vérifiez » en arabe) et Misbar sont des pionniers du fact-checking en langue arabe.

Mais ils ont du pain sur la planche : avec plus de 400 millions d’arabophones dans le monde et un écosystème médiatique gangrené par la désinformation, ces efforts sont une goutte d’eau dans un océan. La recherche se concentre majoritairement sur des sujets précis : les articles publiés entrent dans les détails d’événements spécifiques, tels que l’assassinat de Jamal Khashoggi ou la crise du Golfe, ou encore la désinformation à connotation religieuse liée au covid-19. 

On voit également émerger des études centrées sur des cas nationaux et la démographie. Les sous-types de désinformation liés à la cybersécurité, tels que les études sur les « opérations de piratage et de fuite », apportent un éclairage important sur les subtilités des tactiques et leur résonance dans un contexte régional. Toutefois, en raison de la nécessité de mettre rapidement en lumière les campagnes de désinformation, la lenteur des publications universitaires crée un décalage autour d’un problème urgent connaissant une évolution rapide. 

Les nouvelles méthodes nécessaires à l’analyse de sources ouvertes et criminalistique créent également un gouffre dans la littérature entre les domaines de l’informatique et des sciences sociales. Les études empiriques sont de plus en plus relayées par des médias réputés travaillant avec des chercheurs et des organismes de recherche axés sur la technologie et la criminalistique numérique.

Le Citizen Lab de l’université de Toronto a publié de nombreuses enquêtes criminalistiques sur l’autoritarisme numérique dans la région et a publié pendant un certain temps un bulletin périodique intitulé « The Middle East and North Africa CyberWatch ».

Le Stanford Internet Observatory a également établi des relations avec des entreprises telles que Facebook et Twitter et publie fréquemment des analyses d’opérations d’information soutenues par des États du Moyen-Orient sur la base de données fournies au sujet de ces pays. De même, le « Global Inventory of Organized Social Media Manipulation » publié chaque année par l’Oxford Internet Institute interroge des experts en la matière afin de rendre compte de la nature de la désinformation dans un contexte mondial. 

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L’Union européenne commence également à collecter des ressources abordant la désinformation. Par ailleurs, comme le souligne Mariatje Shaake, « l’Europe » est l’un des seuls régulateurs sérieux des géants technologiques. Compte tenu du large éventail de méthodes nécessaires pour étudier et identifier la désinformation, ce travail ne peut s’accommoder d’une seule discipline universitaire.  

Il peut sembler quelque peu arbitraire de se concentrer sur les pays de manière égale lorsqu’on étudie une région entière. Le terme de région MENA est un terme problématique employé pour décrire des populations, des langues, des expériences historiques et des traditions politiques diverses, sans parler des politiques étrangères et des priorités nationales de plus en plus divergentes e ces États.

Néanmoins, sans vouloir paraître réducteur, de nombreux États restent liés par des points communs, notamment en ce qui concerne la religion, la langue et les héritages de domination impériale ou coloniale. Il s’agit à tout le moins d’un procédé heuristique utile bien qu’imparfait.

Dans le contexte de cet ouvrage, la région MENA est également un nexus où de multiples acteurs rivalisent pour servir leurs intérêts. Le travail de désessentialisation d’une région, quelle qu’elle soit, consiste notamment à reconnaître que le « mécanisme de tromperie » ne se limite pas à des États autoritaires hermétiquement enfermés dans des régions géopolitiques bien ficelées.  

Bien que le rôle d’internet et des médias numériques touche de multiples sphères disciplinaires, la recherche sur la région, et plus largement sur le contexte mondial, a toujours tendance à se concentrer sur l’État en tant qu’unité d’analyse clé, que ce soit en matière de politiques étatiques ou d’activités étatiques.

Cela vaut particulièrement pour les études pertinentes sur la résilience autoritaire dans la région, qui se focalisent sur la survie du régime. Une grande partie des capacités des acteurs de la région MENA provient de l’usage des technologies et des ressources humaines de la Chine, de l’Europe et de l’Amérique du Nord, qui permettent souvent un partage de cette expertise compte tenu du fait que nombre de ces pays partagent des objectifs de politique étrangère communs.

Il ne s’agit pas de minimiser le rôle de l’État, mais plutôt de reconnaître qu’il constitue un acteur parmi d’autres dans la création de l’autoritarisme numérique, et que les États, tout comme ils interagissent avec d’autres entités, sont également en mesure de projeter plus facilement leur pouvoir au-delà des frontières sur le terrain de l’autoritarisme numérique.

La politique de la région du Golfe a donné lieu à de nombreuses opérations de tromperie d’envergure mondiale depuis 2011  

Un aspect de ce livre couvre l’idée que l’autoritarisme numérique implique un découplage et une déspatialisation des pratiques autoritaires, au-delà des frontières étatiques traditionnelles. L’autoritarisme numérique est une entreprise transnationale et l’on voit émerger de nouvelles puissances numériques, des nœuds ou des plaques tournantes qui projettent leur influence par voie électronique. Les technologies de néo-libération, abordées dans le prochain chapitre, en constituent un élément sous-jacent. 

Ainsi, alors que ces agglomérats d’acteurs de la désinformation s’étendent sur tous les continents, la région MENA renvoie ici généralement aux lieux et populations ciblés et exploités dans le cadre de ces opérations et qui émanent du mécanisme de tromperie décrit au chapitre 2. En parallèle, bien que cet ouvrage aborde de nombreuses études de cas, il tend à se concentrer sur des événements et des acteurs du golfe Persique. En effet, comme l’affirme cet ouvrage, la politique de la région du Golfe a donné lieu à de nombreuses opérations de tromperie d’envergure mondiale depuis 2011.  

La majorité des États du Golfe étant considérés comme autoritaires par la plupart des indices, la nécessité de comprendre les pratiques numériques illibérales s’impose plus que jamais. La relative nouveauté de l’étude de la désinformation numérique et l’omission fréquente du Moyen-Orient signifient que de nombreuses questions pertinentes demeurent sans réponse. Ces questions couvrent plusieurs disciplines, mais surtout celles des relations internationales, des sciences politiques et des communications. Dans le domaine des communications, Emilio Ferrara et al. soulignent l’urgence d’identifier les « marionnettistes ».

En effet, en examinant quelles sont les cibles des bots, ce dont ils parlent et quand ils agissent, nous pourrions être en mesure de déterminer qui se cache derrière eux. De telles enquêtes recoupent le domaine de recherche des théoriciens des relations internationales, qui cherchent à comprendre « pourquoi les États et les acteurs non étatiques utilisent la désinformation et pourquoi la désinformation semble être plus présente que jamais dans la politique internationale moderne ».

Pour ce faire, nous devons tout d’abord décrire et découvrir les opérations de tromperie, puis déterminer qui en est responsable, comment elles se déroulent et à quelle échelle elles se déploient. Dans cette optique, nous pouvons examiner les qualités discursives, tactiques et stratégiques des contenus trompeurs. En répondant à ces questions, nous pouvons commencer à comprendre qui sont les principaux acteurs de la tromperie dans la région et ce qu’ils cherchent à accomplir.  

Un « moment » de post-vérité dans le Golfe 

Compte tenu de ce qui précède, ce livre avance l’idée d’un « moment » de post-vérité dans le Golfe, une période caractérisée par un renforcement de l’autoritarisme numérique et dirigée principalement par les États du Conseil de coopération du Golfe (CCG) que sont l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Cet ouvrage cherche à expliquer à la fois les raisons de l’émergence de ce moment et ses différentes modalités – c’est-à-dire les tactiques et méthodes de tromperie. L’un des principaux arguments avancés est que l’optimisme technologique caractérisé par les soulèvements arabes qui ont débuté en 2010 a ouvert la voie à la montée de l’autoritarisme numérique, dont l’un des principes centraux est la tromperie. 

Les réseaux sociaux et les technologies numériques, qui ont contribué à alimenter les soulèvements arabes, sont désormais utilisés en tant qu’outils de répression contre-révolutionnaire, en particulier par certains États du Golfe, afin de protéger le statu quo autoritaire dans toute la région MENA, notamment contre ce qui est perçu comme des menaces « islamistes » et un expansionnisme iranien. 

Le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed et le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane, en 2018 à Djeddah (Bandar al-Jaloud/palais royal d’Arabie saoudite/AFP)
Le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed et le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane, en 2018 à Djeddah (Bandar al-Jaloud/palais royal d’Arabie saoudite/AFP)

Bien que cet ouvrage explore les chaînes des opérations d’information à travers de multiples États et acteurs, il se concentre sur les principaux acteurs – dans la lignée de la tendance normative à se focaliser sur les acteurs dominants. Il soutient notamment que l’Arabie saoudite et, dans une certaine mesure, les Émirats arabes unis sont les acteurs qui projettent le plus le pouvoir des médias numériques dans le Moyen-Orient arabophone. 

Il convient de noter qu’il est quelque peu facile de supposer que tous les pays ou entités adoptent ces comportements de manière égale. Presque tous les pays se livrent certes à des opérations d’information, mais il est plus fructueux de fonder ces analyses des acteurs malveillants et de leur usage de la désinformation sur des sources connues de désinformation plutôt que de chercher à générer une fausse parité en exagérant des cas. Ce faisant, on ne ferait que réifier le concept d’égalité de la désinformation en se fondant sur une parité arbitraire état-centrique entre des acteurs très différents, que ce soit dans la région MENA ou ailleurs.

En effet, il y a une raison qui explique pourquoi les spécialistes de la désinformation se focalisent souvent sur des grandes puissances telles que la Russie, la Chine et l’Iran. Tous les pays ne sont pas aussi puissants, peuplés, autoritaires et – comme nous le verrons – adeptes de la tromperie les uns que les autres.

Il en découle en effet une question utile : qui sont les superpuissances de la tromperie dans la région MENA ? En rendant compte de manière empirique des campagnes de désinformation connues et des différentes formes évolutives de tromperie, cet ouvrage montre que l’Arabie saoudite, en particulier, doit être considérée comme une nouvelle superpuissance numérique, du moins dans le domaine de la tromperie par le biais des réseaux sociaux, notamment Twitter.

Être une superpuissance numérique implique d’employer des ressources humaines et des technologies numériques pour lancer des opérations d’influence sur trois fronts – national, régional et international – de manière soutenue et évolutive.

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Il peut être considéré que l’élan donné à ce moment de post-vérité provient de l’évolution et de l’« amélioration » prévisibles de l’autoritarisme. C’est-à-dire de la tendance des régimes autoritaires à améliorer leur capacité à résister à la dissidence et à s’adapter aux nouveaux défis (tels que les réseaux sociaux).

Le moment de post-vérité que connaît le Golfe peut être caractérisé par l’avènement d’une nouvelle ère de la politique du Golfe, en grande partie façonnée sous forme d’une alliance entre l’administration Trump et les États émirati et saoudien. La politique de pression maximale de l’administration Trump contre l’Iran et sa volonté d’encourager la normalisation des relations entre le Golfe et Israël ont engendré un terrain fertile pour les synergies de désinformation et de tromperie. 

Cette évolution coïncide avec une nouvelle vision pour le Moyen-Orient, principalement incarnée par les dirigeants saoudien et aboudabien Mohammed ben Salmane (MBS) et Mohammed ben Zayed (MBZ). Ces deux autocrates émergents cherchent à placer leurs nations respectives à la tête d’un nouveau moment pour le Golfe, marqué par la quête d’une normalisation avec Israël et d’une hostilité croissante envers l’Iran et l’islam politique.

Le moment de post-vérité du Golfe peut également être défini par des synergies de désinformation, des discours de désinformation complémentaires dans lesquels la politique américaine de droite et les objectifs saoudiens et émiratis en matière de politique étrangère se nourrissent réciproquement de tropes qui se renforcent mutuellement.  

Un des aspects frappants du moment de post-vérité du Golfe est l’émergence de tendances tyranniques et totalitaires. Afin de créer un « état permanent de mobilisation » dans lequel les citoyens prônent et défendent leur nouveau leader « messianique », les dirigeants totalitaires invoquent souvent des ennemis extérieurs afin de détourner les critiques à l’échelle nationale.

Dans le Golfe, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis en particulier ont créé un « axe du mal » composé des Frères musulmans, du Qatar, de la Turquie et de l’Iran. Les expressions de sympathie à l’égard de ces entités, ainsi que les critiques à l’égard des gouvernements saoudien et émirati, sont fermement réprimées. Pour tenter de légitimer la réorientation de la politique du Golfe, les efforts de désinformation et de propagande se concentrent sur la construction de cet axe du mal en tant qu’épouvantail régional qui menace le CCG.  

Chose essentielle, cet ouvrage met en évidence le fait que l’espace numérique du monde arabe ne forme pas un terrain de jeu horizontal où les individus ou les États se battent à armes égales : comme en matière de puissance militaire conventionnelle, certains États consacrent davantage de ressources à leur appareil de tromperie numérique pour alimenter leurs différents objectifs stratégiques. De la même manière, comme pour tout régime autocratique ou totalitaire, la personnalité des dirigeants a son importance quant au déploiement de ces stratégies de contrôle de l’information. 

Ce texte est extrait de Digital Authoritarianism in the Middle East: Deception, Disinformation and Social Media (Hurst, 2022).

- Marc Owen Jones est professeur associé d’études du Moyen-Orient à l’université Hamad ben Khalifa (HBKU). Il est également chercheur principal non résident au sein de Democracy for the Arab World Now et du Middle East Council for Global Affairs.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Marc Owen Jones is an Associate Professor of Middle East Studies at HBKU, and a Senior Non Resident Fellow at Democracy for the Arab World Now and the Middle East Council for Global Affairs
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