« On continuera de dire ce qu’on à dire » : les rappeurs tunisiens ont la police et les politiques dans le collimateur
En décembre 2010, quelques semaines avant le début du Printemps arabe et la chute du régime de Zine el-Abidine ben Ali, Hamada ben Amor (El Général), rappeur sfaxien, diffusait sur YouTube une chanson intitulée « Rais le Bled », dans laquelle il révélait l’étendue de la corruption du régime.
Par la suite, le morceau « Houmani » de Mohamed Amine Hamzaoui et Kafon, sorti quelques mois plus tard, va faire le tour du monde en devenant une hymne informel des quartiers populaires tunisiens.
Douze ans plus tard, alors que le président Kais Saied s’est arrogé tous les pouvoirs et qu’une campagne de répression contre les personnes dissidentes ou perçues comme critiques à l’égard du pouvoir sévit, le rap est devenu un des genres musicaux les plus consommés en Tunisie et s’est beaucoup diversifié. S’il reste éminemment engagé, la critique directe et la dénonciation des responsables politiques se font plus rares.
Empire a grandi dans la banlieue sud de Tunis, entre Ezzahra et Megrine. Le rappeur de 33 ans regrette ce manque de textes contestataires et ce qu’il décrit comme une « commercialisation du rap ».
« Cela [n’arrive pas] qu’en Tunisie. Partout dans le monde, on oublie de parler des causes essentielles. Les textes à la Jacques Brel ou à la Bob Marley, c’est fini », s’inquiète le rappeur auprès de Middle East Eye.
Dans son dernier morceau, « Targ », il revient sur les dernières années en Tunisie et dénonce la brutalité policière et les arrestations arbitraires.
« Le milieu social dans lequel j’ai vécu m’a naturellement entraîné dans des problèmes avec l’État, et le rap, c’est ma solution », conclut le rappeur.
Une même cible : l’État policier
Dans la critique du pouvoir en place, les rappeurs qui prennent la parole insistent sur la « continuité » de l’État policier.
Dans leur réalité sociale, ils remarquent qu’il n’y a pas eu de changements majeurs dans les discriminations qu’ils subissent. Cela se caractérise notamment par le rapport à la police.
Très peu d’améliorations ont été observées par la jeunesse tunisienne après la révolution de 2011 ou après le coup d’État de Kais Saied le 25 juillet 2021.
C’est pour cela que le jeune rappeur Marrouki, la nouvelle sensation de 21 ans issue de la banlieue ouest tunisoise, considère qu’il n’y a pas de démocratie. « Comment peux-tu me parler de démocratie ? Quand j’avais 18 ans, je me suis fait arrêter pour une demi-barrette de cannabis ! », explique-t-il à MEE.
Ce dernier explique que la politique ne le concerne pas, mais que la police sera toujours un élément important dans ses textes.
Marrouki n’est pas le seul concerné. Les violences policières sont au cœur de la critique politique dans le rap tunisien.
Le rappeur Weld El 15 en a fait les frais en 2013 après son morceau « Boulicia Kleb » (« les policiers sont des chiens »), qui lui a valu une condamnation à deux ans de prison.
« Le rap est toujours engagé parce qu’il vient des quartiers, et automatiquement, on va parler de ce qu’on voit dans les quartiers », rappelle Weld El 15.
La police est régulièrement accusée de traiter avec violence les jeunes Tunisiens issus des quartiers populaires.
Marrouki habite à Ettadhamen, quartier populaire de la banlieue ouest de Tunis et une des délégations les plus pauvres du pays. Les abus policiers sont régulièrement dénoncés par les jeunes du quartier et la société civile.
En 2013, des affrontements avec la police à Ettadhamen avaient abouti à la mort d’un jeune de 19 ans et fait trois blessés graves.
En 2020, l’ONG Human Rights Watch avait appelé l’État tunisien à réformer la police pour mettre fin au cycle infernal des morts et des souffrances inutiles.
Dix ans plus tard, Marrouki confirme que rien n’a changé. « La police nous tend. Des fois, on est tranquilles et dès qu’on voit autant de présence policière, on devient tendus », raconte le rappeur à MEE.
Malgré la prise en main de sujets politiques majeurs par le rap tunisien, la dérive autoritaire que connaît le pays depuis deux ans n’a pas été évoquée d’une manière directe.
Sur la scène underground, certains rappeurs commencent toutefois à prendre la parole. « Abir Moussi, Kais Saied, Ennahdha… Putain les gars, la Tunisie est un cauchemar qui ne veut pas p***** de finir », écrit le rappeur XIIVI, une nouvelle voix engagée et dénonciatrice du rap tunisien, dans son morceau « True Story Wlh 2 ».
Cette opposition se retrouve aussi chez Klay BBJ, vétéran du rap tunisien et originaire de Bab Jedid (Tunis), qui a toujours ouvertement critiqué dans ses morceaux les différents gouvernements depuis la révolution.
Dans une collaboration avec Psyco-M, mythique chanteur de l'époque révolutionnaire et de la contestation de Ben Ali, l’an dernier, Klay s’est attaqué au nouveau régime, insistant sur le fait que rien n’avait changé depuis la révolution, ni depuis le 25 juillet 2021.
Ciblés par la police
« Ils veulent un peuple opprimé et heureux, qui embrasse l’épaule du colon comme le président », écrit Klay BBJ dans le morceau « Beb El Matar ».
Si on les entend de plus en plus, ces critiques du nouveau régime n’attribuent pas une dangerosité spécifique au régime de Kais Saied, mais le considère comme une continuation des problèmes. Une situation bien éloignée de l’euphorie générale anti-Ben Ali en 2011.
Les gouvernements ont toujours surveillé de près le rap, sans pour autant réussir à édulcorer son influence.
Selon l’ethnographe et spécialiste du rap tunisien Sami Zegnani, la censure du rap pose un dilemme pour les régimes autoritaires. « D’une part, elle peut servir leurs intérêts en réprimant les voix dissidentes, d’autre part, le rap tunisien est considéré dans le monde occidental comme un symbole de la lutte pour la liberté d’expression », analyse l’expert.
Une censure du rap tunisien pourrait donc entraîner une surmédiatisation à l’échelle internationale qui ajouterait une pression supplémentaire sur le régime actuel.
D’autres mécanismes informels existent pour les gouvernements désireux de s’attaquer aux rappeurs qui dérangent le pouvoir en place.
« Les rappeurs peuvent être confrontés à des contrôles liés à la consommation de stupéfiants, tel que le cannabis, dont l’usage est sévèrement réprimé en Tunisie », affirme Sami Zegnani à MEE.
En Tunisie, la consommation de cannabis est sanctionnée d’au moins un an de prison ferme et d’une amende de 1 000 dinars tunisiens (350 euros).
Selon un rapport d’Avocats sans frontières, 21,5 % des personnes détenues en 2019 l’étaient pour des infractions liées aux stupéfiants.
En février, le rappeur GGA a été interpellé pour consommation de cannabis. « Ces contrôles peuvent être instrumentalisés pour censurer indirectement les rappeurs. Quelques rappeurs, comme Klay BBJ, sont fréquemment en difficulté avec les forces de l’ordre. Cela peut être décourageant », ajoute le spécialiste.
Marrouki, lui, ne se laisse pas abattre. « Je veux continuer de porter la voix de mon quartier, de mes amis emprisonnés, de mes amis exilés », promet le rappeur.
« Des rappeurs ont témoigné avoir été placés en garde à vue simplement pour avoir écrit des textes politiques sur un cahier »
- Sami Zegnani, ethnographe et spécialiste du rap tunisien
Les rappeurs qui ont un discours politique peuvent même être ciblés par la police et subir des contrôles réguliers.
« La rédaction de textes à caractère politique peut entraîner de sérieux problèmes avec les forces de l’ordre, voire des violences policières. Des rappeurs ont témoigné avoir été placés en garde à vue simplement pour avoir écrit des textes politiques sur un cahier », raconte Sami Zegnani.
Le rap tunisien pourrait donc être une prochaine cible pour un pouvoir qui s’attaque de plus en plus aux discours contestataires.
Depuis 2020, l’ONG Amnesty International dénonce les menaces sur la liberté d’expression en Tunisie, relevant une hausse continue des poursuites judiciaires pour de simples critiques envers les autorités.
Pour Marrouki, cela ne change rien, « épée à la gorge, on continuera de dire ce qu’on a à dire ».
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