Élections en Turquie : pourquoi l’Occident est autant à côté de la plaque
Le score du président Recep Tayyip Erdoğan au premier tour de l’élection présidentielle turque a tellement choqué l’opposition qu’il lui a fallu quatre jours pour s’en remettre.
Son désarroi a été tel dans cet intervalle que leur candidat a été contraint de publier une vidéo prouvant qu’il était encore là. « Je suis là », criait-il, frappant la table du plat de la main. Lorsque sa campagne a repris, c’est un candidat très différent qui est apparu.
Voilà qu’émerge un nationaliste de pacotille qui tente de tracer sa voie jusqu’au pouvoir sur le dos des plus vulnérables de son pays : les 3,6 millions de réfugiés syriens en Turquie
Disparu le Gandhi turc qui filmait des messages de campagne depuis sa cuisine. Disparu, le négociateur inclusif à la recherche d’un consensus qui allait mener la Turquie vers une ère post-autoritaire. Passés par la fenêtre, les emojis cœur.
Voilà qu’émerge un nationaliste de pacotille qui tente de tracer sa voie jusqu’au pouvoir sur le dos des plus vulnérables de son pays : les 3,6 millions de réfugiés syriens en Turquie. Et pas qu’eux, mais aussi les « dix millions de réfugiés supplémentaires » qu’Erdoğan amènerait dans le pays s’il était réélu.
« Le choix est simple entre Kılıçdaroğlu et Erdoğan. Et notre thème central est la peur : nous rappellerons à tout le monde à quoi ressembleront les cinq prochaines années s’il est réélu », a déclaré à Middle East Eye un responsable de l’opposition avec bien trop de franchise.
Aussitôt avait-il dit cela que les affiches de campagne clamaient : « Suriyeliler gi-de-cek ! Karar ver ! » (Les Syriens partiront ! Décidez !)
Soyons clairs, le problème des Syriens en Turquie n’est pas un problème mineur. La Turquie accueille le plus grand nombre de réfugiés au monde, avec 3,6 millions de Syriens et près de 320 000 « personnes relevant de la compétence du HCR » issues d’autres nationalités.
Calmer le débat, non pas l’enflammer
Au moment où l’hostilité envers les réfugiés syriens balaie le pays, et après le traumatisme du grand tremblement de terre qui a dévasté le sud de la Turquie, la priorité de tout futur président – à commencer par celui qui exhibe ses références libérales – est de ramener le calme dans le débat, et pas de l’enflammer.
À la fin de l’année dernière, quelque 530 000 Syriens étaient retournés dans leur pays depuis la Turquie – mais comme l’avait signalé MEE depuis Idleb, sans avoir où aller. On ne peut pas dire que le président Bachar al-Assad leur déroule le tapis rouge.
Le discours antisyrien de Kılıçdaroğlu est encore pire vu d’Idleb. Tout retrait des troupes turques ou changement de posture d’Ankara pourrait susciter un afflux de réfugiés à la frontière, comme cela s’est produit auparavant dans cette région au nord de l’Irak sous Saddam.
La posture pro-occidentale du nouveau président rendrait les discussions avec les Russes, les Iraniens et Assad encore plus complexes qu’elles ne le sont actuellement.
L’équilibre des forces fait du nord de la Syrie un champ de mines, susceptible d’exploser une fois de plus avec des conséquences à l’international. Une grande gueule sous-informée cédant au populisme est la dernière personne dont on ait besoin comme président dans une telle situation.
Erdoğan a lui aussi promis de renvoyer les Syriens, mais il n’a visiblement pas donné d’échéance. « La vérité, c’est que les réfugiés, les demandeurs d’asile et les autres, nous les avons renvoyés dans leurs dortoirs pour commencer les maisons en briques dans le nord de la Syrie. Mais aujourd’hui, nous avons un projet pour le retour d’un million de réfugiés. Bien sûr, cela se fera au fil du temps », a-t-il déclaré.
À qui ferais-je le plus confiance là-dessus ? À un homme qui utilise la peur comme arme de campagne ou à un homme qui sait que le retour forcé n’est pas conforme à l’islam ? Réponse : je ferais confiance à l’islamiste.
La campagne de peur de Kılıçdaroğlu n’est pas uniquement de la rhétorique. Accuser les victimes du désastre à l’origine de leur existence semble être une caractéristique de la logique nationaliste.
La campagne que Kılıçdaroğlu mène désormais ne tente même pas de couvrir sa laideur nationaliste
Un conseil métropolitain de Tekirdağ contrôlé par le CHP (Parti républicain du peuple) a récemment décidé chasser les victimes du séisme des hôtels de Kumbağ. Il s’agissait de survivants turcs des régions les plus affectées par le séisme, Kahramanmaraş et Hatay.
Des affiches leur demandaient de partir avant dimanche, mais compte tenu de l’indignation des survivants, l’expulsion a été remise au 1er juin. Le conseil a accusé le gouvernement, affirmant qu’il ne lui restait plus d’argent sur le budget d’urgence constitué après le tremblement de terre.
Pourtant, cette décision est peut-être motivée par une autre raison cachée : le fait que la région a voté de manière écrasante pour l’AKP d’Erdoğan.
Les décisions telles que celles-ci démentent la soi-disant « inclusivité » du Kılıçdaroğlu 1.0, mais au moins, il a essayé de l’enterrer. La campagne qu’il mène désormais ne tente même pas de couvrir sa laideur nationaliste.
Qu’est-ce qui a mal tourné ?
La décision de Kılıçdaroğlu de transformer sa candidature de chef d’une coalition arc-en-ciel à chef de « méchant parti » (expression utilisée par Theresa May en 2002 pour évoquer le parti conservateur britannique) n’est cependant pas sans conséquence pour l’opposition elle-même.
Premièrement, Kılıçdaroğlu ne peut plus se présenter comme un libéral avec un programme de démocratisation pour rendre le pouvoir au Parlement et ramener les droits de l’homme dans le pays. Sa campagne ne repose plus sur les droits de l’homme, elle consiste à rechercher et accuser les plus faibles et les plus pauvres.
Deuxièmement, enflammer le facteur nationaliste turc de sa campagne, tout en maintenant une alliance avec le HDP (Parti démocratique des peuples) et en tentant d’obtenir davantage de voix kurdes va trop loin. C’est une contradiction qui n’échappera pas à la plupart des Kurdes.
Troisièmement, taper du poing sur la table n’est pas convaincant. Ce n’est pas le style d’un fonctionnaire sous les yeux du public depuis au moins dix ans. Personne en Turquie ne le croit lorsqu’il joue l’homme fort.
Qu’est-ce qui a mal tourné ? Pourquoi la mainmise que conserve Erdoğan sur l’électorat a-t-elle été si mal jugée ? Pourquoi les sondages d’opinion étaient-ils autant à côté de la plaque ?
Pourquoi une équipe respectée de politologues et d’instituts de sondage ont-ils conclu, il y a à peine deux mois, que 51,5 % des électeurs allaient voter contre Erdoğan et 37,6 % allaient voter pour lui ? « Il est presque impossible à Erdoğan de remporter le premier tour », affirmaient les instituts de sondage.
Kılıçdaroğlu a cru ces estimations, tout comme les médias occidentaux. Pourquoi se sont-ils autant trompé ?
Un certain nombre de facteurs entrent en compte. On peut dire ce qu’on veut du processus électoral – libre mais pas équitable semble être le consensus occidental – mais le fait est que les Turcs eux-mêmes y croient majoritairement.
On peut dire ce qu’on veut du processus électoral – libre mais pas équitable semble être le consensus occidental – mais le fait est que les Turcs eux-mêmes y croient majoritairement
La Turquie a le second taux de participation au monde et le premier tour des élections ce mois-ci n’a pas fait exception avec un taux à près de 90 %. Par rapport aux élections majeures dans les pays qui qualifient Erdoğan d’autocrate, la participation en Turquie éclipse celle du Royaume-Uni et des États-Unis.
La participation au second tour de l’élection présidentielle française l’année dernière, qui voyait s’affronter Emmanuel Macron et Marine Le Pen et était considérée comme cruciale pour la France, est restée sous les 72 %. Macron a été élu avec 58,54 % des voix.
Erdoğan, considéré comme le choix patriotique
La confiance des Turcs en leur propre système contraste avec les électeurs de véritables autocraties qui témoignent leur manque de confiance dans leurs dirigeants en boycottant les élections.
C’est ce qui s’est passé en Égypte en 2018, lorsqu’Abdel Fattah al-Sissi a obtenu 97 % des suffrages avec une participation d’à peine 41 % – malgré tous les efforts de l’armée égyptienne pour acheminer autant d’Égyptiens que possible dans les bureaux de vote.
Il en va de même en Tunisie, où le dictateur Kais Saied a obtenu seulement 11 % de participation aux deux tours de ses élections législatives bidons.
Ne pas reconnaître la force de la démocratie en Turquie parce que ce qui en ressort n’est pas le résultat attendu, tout en fermant les yeux sur les élections bidons en Égypte et en Tunisie, boycottées par les électeurs, est devenu une sorte de spécialité des penseurs libéraux occidentaux. Mais c’est une des raisons pour laquelle ils se trompent encore et encore sur le Moyen-Orient.
On peut trouver d’autres exemples. Lorsque les chars ont défilé sur le célèbre pont du Bosphore à Istanbul le 15 juillet 2016, Erdoğan, alors en vacances dans le sud de la Turquie, a appelé tout le monde à descendre dans la rue. La population a répondu. Une résistance nationale n’a pas tardé à se monter.
Pourquoi ? Parce que les Turcs de tous les partis n’ont pas voulu que leur vote, et leur choix, leur soient enlevés. L’état d’urgence contre les gülenistes, accusés du complot, a obtenu un grand soutien politique.
Si quiconque a fait de la Turquie le pays qu’il est aujourd’hui – avec ses infrastructures modernes, ses hôpitaux et ses universités foisonnantes –, c’est bien Erdoğan. Il surplombe l’opposition d’abord et avant tout parce qu’il est considéré comme le choix patriotique.
Pour le meilleur comme pour le pire, cet homme a façonné la nation moderne
Si quiconque est responsable des échecs du système présidentiel qu’il a bâti – les échecs d’une économie qui ne peuvent établir des institutions indépendantes de base, telle qu’une Banque centrale crédible – c’est là aussi le fait d’Erdoğan.
Pour le meilleur comme pour le pire, cet homme a façonné la nation moderne.
L’ironie est qu’Erdoğan, qui entre dans le second et dernier tour de cette élection, est peut-être aujourd’hui en meilleure posture sur le plan politique qu’à tout autre moment depuis qu’il a perdu les élections dans les plus grandes villes de Turquie : Istanbul et Ankara.
On constate déjà des signes d’échec du « méchant parti ».
Les Turcs n’aiment pas la cohabitation
Kılıçdaroğlu a courtisé activement le candidat ultranationaliste Sinan Oğan, arrivé troisième au premier tour avec 5,2 % des voix.
Pourtant lundi, celui-ci a annoncé soutenir Erdoğan, sans que le président ait besoin d’accourir à son côté. Il n’a pris aucun engagement envers Oğan, qui a privé Erdoğan d’une partie de ses voix dans ses bastions. Ces votes devraient désormais revenir à Erdoğan.
Erdoğan et son alliance ont déjà remporté le Parlement, lui conférant l’autorité morale pour ce second tour. Les Turcs n’aiment pas la cohabitation.
Et cela lui laisse la voie libre pour un troisième mandat en tant que président. Si Erdoğan écoute ses conseillers et fait ce qui est juste – et si, comme le formulait un conseiller, l’hémisphère gauche de son cerveau écoute son hémisphère droit – il devrait désigner des vice-présidents crédibles et puissants à la fois dans la politique étrangère et l’économie.
Cela ferait avancer la résolution de deux grands problèmes : une politique monétaire désastreuse qui engloutit des milliards de devises fortes et de réserves d’or et une politique étrangère qui a besoin de crédibilité.
Cela n’empêchera pas la presse occidentale de braire que la Turquie est sur la voie de la dictature. Mais son opinion est de plus en plus éloignée de la réalité.
La réalité, c’est qu’Erdoğan est le dirigeant qui a mieux le réussi et qui est le plus indépendant du Moyen-Orient – et l’Occident ne peut plus envoyer armées et canonnières rectifier le tir.
Le soutien déclaré du président américain Joe Biden à l’opposition turque n’est pas sans conséquence. Cela pourrait même être activement contre-productif. Un jour, un président américain pourrait en tirer une leçon. Cela ne fera pas de sitôt.
- David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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