Les mères célibataires en Algérie à la merci des préjugés et du vide juridique
Quand Amina, 32 ans, a appris qu’elle était enceinte, elle ne travaillait pas et étudiait le marketing dans un centre de formation. Le père, en apprenant la nouvelle, lui a conseillé d’avorter. Mais la jeune femme était décidée à garder le bébé, bien qu’elle ne soit pas mariée.
« J’étais perdue, j’avais peur, je savais que je devais mettre de côté mes projets d’avenir, mais à aucun moment je n’ai envisagé d’avorter ou d’abandonner mon enfant », témoigne-t-elle à Middle East Eye. « J’ai grandi dans une famille aimante. Mon père a travaillé dur pour nous donner le meilleur. Mon fils mérite lui aussi d’avoir cette chance. »
Il y a un peu plus d’un an, Amina a accouché d’un petit garçon. En Algérie, elle est désormais classée par la loi et par la société comme une « mère célibataire », un statut non reconnu par le code de la famille, ensemble de règles déterminant les relations familiales.
Souvent sans revenus, abandonnées par leurs compagnons, rejetées par leur famille, ces femmes se retrouvent livrées à elles-mêmes et assument seules la responsabilité de l’enfant.
En 2022, la vidéo d’une mère célibataire en détresse avec son enfant avait créé l’émoi sur les réseaux sociaux. À la rue depuis l’âge de 12 ans, la jeune femme interpellait les autorités afin que son fils, né hors mariage, puisse être scolarisé.
Face à l’indignation des internautes, le ministère de la Solidarité nationale, sur instruction du Premier ministre, avait décidé d’intervenir et de les prendre en charge.
Pour autant, les autorités n’ont rien fait pour modifier la loi. La mère célibataire a seulement le droit de garder l’enfant si elle le désire. Elle n’a droit ni au congé de maternité ni aux deux heures d’allaitement accordées aux mères sur leur temps de travail (les heures prises sont comptabilisées en journée de récupération) car tout cela est conditionné au mariage.
Quitter le domicile familial
Pour pouvoir s’en sortir seule, Amina a fait appel au réseau Wassila, un collectif d’associations algériennes engagées contre les violences faites aux femmes et aux enfants, créé en 2000.
La ligne téléphonique du réseau (021 33 29 29), basé dans la commune de Draria dans la wilaya d’Alger, reçoit des appels de femmes des quatre coins du pays. Parmi celles-ci, de jeunes femmes enceintes mais non mariées, comme Amina.
Fatima Zohra Mokrane, assistante sociale au réseau Wassila, explique à MEE que ces futures mères contactent le collectif quelques mois avant l’accouchement : quand leur ventre commence à s’arrondir, elles sont contraintes de quitter le domicile familial.
Amina est restée chez son père les six premiers mois de sa grossesse. Elle explique qu’elle avait « un petit ventre facile à dissimuler ». Pour le suivi médical de sa grossesse, elle dit avoir vendu les quelques bijoux que sa défunte mère lui avait laissés.
À partir du septième mois, elle a prétexté avoir remporté un concours qui lui permettait de suivre une formation dans le domaine paramédical dans une autre wilaya. Une fois l’enfant né, elle s’est installée chez une amie pendant trois mois.
« Avant l’accouchement, j’ai contacté le réseau Wassila pour me renseigner sur ma future situation de mère. Des femmes m’ont expliqué, entre autres, que je pouvais être admise dans un centre familial. C’était une solution, surtout que je n’avais pas les moyens de payer un logement. Après mûre réflexion, je me suis dit que je devais me débrouiller pour offrir à mon enfant un cadre plus agréable », explique celle que le réseau Wassila surnomme la « femme courage ».
Certaines jeunes filles sont parfois « sujettes à des préjugés » – comprendre : regardées comme des filles faciles – et victimes de « violence obstétricale » dans certains établissements hospitaliers
« La majorité d’entre elles n’ont pas les moyens de préparer leur accouchement. Elles ont aussi très peu d’informations sur le déroulé de l’accouchement au sein de l’hôpital », poursuit Fatima Zohra Mokrane.
« La première étape de notre accompagnement consiste à trouver une place dans un centre d’hébergement. Pour l’admission, la future mère doit avoir entamé son dernier trimestre de grossesse : elle doit en être à son sixième mois ou plus. Nous l’accompagnons pour une dernière échographie avant de la placer dans un centre d’accueil. »
À l’approche de l’accouchement, le réseau Wassila fournit à ces mères les moyens nécessaires pour accueillir leur enfant : lait, couverture, vêtements, etc. Il veille ensuite à ce que l’accouchement se passe dans de bonnes conditions. Les futures mères sont notamment accompagnées à l’hôpital par un membre du réseau.
Selon l’assistante sociale, cet accompagnement est important car certaines jeunes filles sont parfois « sujettes à des préjugés » – comprendre : regardées comme des filles faciles – et victimes de « violence obstétricale » (paroles blessantes de la part du personnel médical) dans certains établissements hospitaliers.
« Le sentiment de honte est très présent »
« On peut, par exemple, leur faire croire qu’elles ne peuvent pas accoucher si elle ne présente pas le livret de famille. Ce qui n’est évidemment pas vrai », poursuit Fatima Zohra Mokrane.
La future mère peut être admise sur présentation d’une pièce d’identité. Elle a également le droit de rester à l’hôpital une semaine après l’accouchement et, dans le cas d’une césarienne, son séjour est prolongé à quinze jours.
Le collectif d’associations assure aussi un soutien psychologique. « Ces jeunes femmes sont fragiles, elle porte le poids de la culpabilité. Le sentiment de honte est très présent. Une bonne prise en charge psychologique est nécessaire car elle influe sur l’avenir de la mère et de l’enfant », précise Fatima Zohra Mokrane
« Il faut d’abord dédramatiser la situation pour que la jeune femme puisse prendre la bonne décision sans regret. Au début, elles sont toutes terrifiées. Quelle que soit leur décision, garder ou donner l’enfant à l’adoption, nous l’accompagnons dans la prise de décision. Parfois, elles pensent que la meilleure chose à faire est de donner l’enfant à l’adoption. Avec un bon soutien psychologique, elles reviennent sur leur décision, se prennent en main, et envisagent l’avenir avec leurs enfants. »
Que la mère puisse garder l’enfant est aussi une priorité pour le réseau Wassila, qui aide en outre à trouver un travail et une nourrice.
Les mères célibataires ont aussi la possibilité de faire un « abandon temporaire » et laisser leur enfant trois mois dans une pouponnière, une démarche renouvelable une fois si l’assistante sociale du centre d’accueil l’autorise.
« C’est un avantage pour cette nouvelle maman. Elle peut ainsi chercher du travail et économiser de l’argent pour prendre en charge son enfant. Elle peut aller le voir et l’allaiter pour garder le lien. Mais elles sont nombreuses à penser qu’une fois mis à la pouponnière, l’enfant peut être donné à l’adoption sans leur accord. Cette angoisse est tellement insoutenable pour certaines qu’elles renoncent à ce droit », confirme Feriel Khelil, juriste au réseau Wassila depuis 2008.
« Elles sont nombreuses à penser qu’une fois mis à la pouponnière, l’enfant peut être donné à l’adoption sans leur accord. Cette angoisse est tellement insoutenable pour certaines qu’elles renoncent à ce droit »
- Feriel Khelil, juriste au réseau Wassila
Amina relève que la plus grande difficulté est « le manque d’argent ». Faute de pouvoir compter sur sa famille, pour laquelle la nouvelle de son accouchement a eu l’effet d’une bombe, Amina a commencé à travailler dans un salon de coiffure, puis dans un bureau d’avocat. Mais le salaire ne lui suffisait pas pour vivre et assurer le minimum à son enfant.
« Le réseau Wassila m’a beaucoup aidée. Ils m’ont fourni des vêtements et des jouets pour mon fils. Les habits sont chers et le bébé grandit vite donc c’est une aide précieuse. Pour les couches et le lait, une pharmacienne me dépanne et je la rembourse dès que j’ai une entrée d’argent », confie Amina à MEE.
Alors que la jeune femme pourrait faire valoir ses diplômes, notamment en maintenance informatique, en marketing et en droit, elle se retrouve obligée de prendre les premiers boulots qui s’offrent à elle.
« Je n’ai pas abandonné mes ambitions de carrière et je refuse de m’apitoyer sur mon sort. Je ne fais pas cas du regard de la société. Mon objectif est de construire un projet de vie avec mon fils. J’ai la chance d’avoir des diplômes qui me permettent de trouver un travail stable avec un salaire qui couvre mes dépenses et celles de mon enfant », espère-t-elle.
Réclamer plus de droits
Amina, qui ne veut pas se laisser atteindre par le regard réducteur de la société envers la mère célibataire, appelle les femmes qui sont dans la même situation à trouver le courage de dépasser les stigmates des préjugés et à réclamer plus de droits.
Dans les textes, les mères célibataires ont des droits – comme l’abandon temporaire cité plus haut – protégés par la loi, mais les pratiques les bafouent.
Feriel Khelil est chargée de la coordination juridique des dossiers des mères célibataires en Algérie. Son rôle : informer la mère célibataire, l’assister dans la prise de décision et se charger de son dossier juridique.
« Depuis que j’ai rejoint le réseau Wassila, j’ai fait essentiellement de l’écoute téléphonique et de l’orientation juridique. La partie la plus importante dans notre mission de militantes est d’expliquer à la mère ses droits », explique-t-elle à MEE.
« Elles viennent souvent effarées car on leur a dit qu’elles n’avaient pas de droits sur l’enfant, qu’elles devaient l’abandonner, qu’elles ne pourraient jamais s’en sortir, et j’en passe. Nous essayons d’être un appui psychologique mais surtout une source d’information fiable. »
Un cas en particulier a marqué les militantes du réseau Wassila. Celui d’une mère célibataire à laquelle une directrice d’école avait refusé d’inscrire la fille sous prétexte qu’elle ne pouvait pas présenter de livret de famille, ce qui est contraire à la loi.
L’enfant d’une mère célibataires porte le nom de cette dernière mais ne dispose pas de livret de famille car la loi ne l’autorise pas.
« Nous avons accompagné cette maman pour faire un recours à l’académie, qui est intervenue auprès de l’école primaire pour que la petite fille soit scolarisée. Des personnes se donnent le droit de créer des lois, c’est aberrant ! », dénonce Feriel Khelil.
Une mère célibataire ne sait pas forcément non plus qu’elle peut donner son nom à son enfant – et que l’accouchement sous X (anonyme) n’est pas la seule option. Dans les deux cas, la mère garde tous les droits sur l’enfant tant qu’elle n’a pas signé un abandon définitif.
Une mère célibataire ne sait pas toujours non plus que même si le mariage civil n’a pas été prononcé, elle peut toujours entamer une action en justice contre le père du futur enfant à partir du moment où un mariage religieux a été conclu. Il lui suffit de présenter deux témoins.
Si aucun mariage n’a été conclu, la situation est plus compliquée.
« Le père est souvent identifié. La mère sait où il habite, connaît sa famille, mais la loi ne l’autorise pas à le poursuivre en justice pour qu’il reconnaisse son enfant. Il reste la possibilité de faire des tests ADN pour prouver la paternité, mais ceux-ci ne sont autorisés que dans le cas d’un mariage administratif enregistré. Le test se fait seulement si le père a des doutes sur sa paternité », déplore la spécialiste juridique.
Pour les militantes du réseau Wassila, témoins de la souffrance de ces femmes et de leurs enfants, le débat et la réflexion sont nécessaires pour qu’un changement advienne. Donner la parole à ces femmes et les écouter attentivement, raconter leur vécu aideront à dépasser les tabous. Mais la loi doit reconnaître et protéger le statut de la mère célibataire, et le géniteur doit reconnaître l’enfant et participer à sa prise en charge. Et la société doit cesser de stigmatiser ces mères, concluent-elles.
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