Dans la ville soudanaise d’el-Geneina, les corps des victimes des violences ethniques gisent dans les rues
À el-Geneina au Soudan, l’odeur des corps en décomposition plane dans les rues. Des centaines de corps gisent dans les rues dans la capitale de l’état du Darfour-Occidental, selon les témoignages à Middle East Eye de travailleurs humanitaires, de secouristes et de témoins oculaires. En grande majorité, il s’agit de civils.
Middle East Eye a parlé avec plusieurs personnes qui ont fui ces derniers jours el-Geneina, où la guerre au Soudan a ravivé des tensions ethniques – avec des répercussions sanglantes. Il est quasiment impossible de contacter les personnes qui se trouvent encore dans la ville. Les lignes de communication ont été coupées depuis des semaines lors de l’escalade de la violence.
Un travailleur humanitaire, qui – comme de nombreuses sources – a souhaité rester anonyme pour des raisons de sécurité, indique à MEE qu’environ 1 500 personnes ont été tuées à el-Geneina depuis que la guerre a éclos le 15 avril. Au moins un millier de victimes sont des femmes et des enfants selon lui.
« Jusqu’à présent, nous avons collecté environ 700 corps ; et il y en a plus du double encore dans les rues et dans certaines maisons, mais nous ne pouvons pas les atteindre à cause des tirs intensifs des milices », précise ce travailleur humanitaire.
« On voit les corps en décomposition et on les sent pourrir. Il y a des corps à peu près partout. À moins de résoudre cette situation rapidement, il y aura de gros problèmes sanitaires, des maladies et encore plus de morts. »
« Jusqu’à présent, nous avons collecté environ 700 corps ; et il y en a plus du double encore dans les rues et dans certaines maisons »
- Un travailleur humanitaire à el-Geneina
C’est un humanitaire chevronné. Il a travaillé au Darfour entre 2003 et 2005, lorsqu’un conflit à connotation ethnique entre le gouvernement soudanais du président de l’époque, Omar el-Béchir, et des groupes rebelles a tué environ 300 000 personnes. « Mais je n’avais jamais vu cela avant », assure-t-il.
Cette dernière guerre au Soudan a éclaté lorsque les tensions à propos d’un projet politique de transition qui aurait intégré les Forces de soutien rapide (FSR), des paramilitaires puissants, dans les rangs de l’armée régulière ont tourné à la violence.
Depuis lors, la capitale Khartoum est devenue un terrain de bataille acharné alors que les FSR et que l’armée soudanaise se battent rue par rue. Des centaines de personnes ont été tuées au cours des onze dernières semaines et 2,5 millions de personnes ont été déplacées par les violences.
À l’ouest, au Darfour, la guerre a rouvert de vieilles blessures. Les FSR sont composées de combattants qui formaient l’épine dorsale des Janjawids, un redoutable groupement de milices arabes utilisé par le gouvernement de Béchir contre les groupes rebelles non arabes et les civils. Son dirigeant, Mohamed Hamdan Dagalo, général plus connu sous le nom de Hemetti, était un commandant janjawid.
À travers les cinq États du Darfour, les FSR et l’armée soudanaise en sont venues aux mains. Mais les milices arabes alliées aux FSR ont également rejoint les combats et, en retour, certains membres de la communauté noire africaine massalit ont pris aussi les armes – certains disent après avoir pillé les réserves de la police, d’autres après avoir pris les armes directement auprès de l’armée.
Le résultat de tout cela a été catastrophique, en particulier à el-Geneina. Les FSR et les milices arabes contrôleraient 80 % de la ville et de sa campagne environnante. Une petite force composée essentiellement de volontaires massalit et d’anciens rebelles contrôle certains pans du sud de la ville, tandis que l’armée soudanaise défend une garnison au nord d’el-Geneina.
Les tueries sont généralisées, les marchés et les maisons pillées, les femmes et les filles victimes de violences sexuelles et le gouverneur du Darfour-Occidental, Khamis Abdullah Abakar, a été assassiné en captivité – une « exécution extrajudiciaire » selon un organisme de surveillance de la guerre. L’armée a accusé les FSR d’avoir tué Abakar, ancien dirigeant rebelle, mais les paramilitaires insistent sur le fait que les auteurs du meurtre sont « deux hors-la-loi ».
L’hôpital d’el-Geneina a été l’un des premiers endroits visés en avril. Puis, les pharmacies ont été pillées et détruites. Un autre travailleur humanitaire de la ville indique à MEE que lorsque les médecins ont tenté d’établir des cliniques dans des maisons, les milices les ont cherchées et ont tué les gens à l’intérieur.
Une source médicale, déplacée d’el-Geneina, précise quant à elle que la majorité des victimes recensées sont de la communauté massalit. Les Arabes ont tendance à ne pas amener leurs défunts à la morgue, préférant les inhumer rapidement, et discrètement, ajoute-t-il, « donc nous ne pouvons pas connaître l’ampleur des morts dans les quartiers arabes ».
En dehors d’el-Geneina, les villages massalit ont été incendiés – des scènes qui font écho à la guerre de 2003-2005, lorsque les Janjawids pillaient les campagnes du Darfour.
« Nous avons besoin de protection. Les Janjawids ne vont pas s’arrêter. Même lorsqu’on quittera le pays, ils nous pourchasseront. Il nous faut donc une protection internationale. Il y a des centaines de milliers de Massalit piégés à el-Geneina, qui ne peuvent en sortir », insiste le second travailleur humanitaire.
« Toi l’esclave, on va t’achever »
Fatima Adam (26 ans), qui appartient à la communauté massalit, fait partie des plus de 120 000 Soudanais à avoir fui le Darfour pour le Tchad. Elle est partie avec sa famille il y a deux semaines, mais son père a été tué et elle a été contrainte d’abandonner son corps.
« On vivait dans le quartier d’al-Zuhoor et nous avons été attaqués par les milices arabes de toutes parts. Des tirs d’obus ont détruit les maisons, ils sont venus dans les rues étroites, tirant sur tout le monde, et la faible résistance des gens de notre quartier n’a pas réussi à les arrêter », raconte-t-elle à MEE.
« Ils portaient des uniformes des FSR, ils se parlaient les uns les autres en chemin et scandaient des slogans hostiles aux Massalit : “Toi l’esclave, on va t’achever et te chasser de cette ville”. »
Fatima Adam n’a aucune idée de ce qui est arrivé au corps de son père.
« C’est très douloureux de ne même pas avoir pu l’enterrer. Je me sens mal et honteuse, mais nous ne pouvions pas faire autrement. »
Les habitants d’el-Geneina signalent à MEE que l’une des différences importantes avec la guerre de 2003-2005, c’est que cette fois, les FSR et les milices arabes disposent d’armes lourdes et sophistiquées, qu’ils utilisent contre des civils dans des zones résidentielles.
Adam Mohamed, commerçant de 35 ans, a vu son magasin pillé et incendié dans les premiers jours de la guerre, tout comme le reste du marché central. Puis, les combattants ont visé son quartier d’al-Thawra.
« Ce que j’ai vu était horrible », confie-t-il à MEE. « Les tirs d’obus venaient de toutes parts, les gens mouraient et dans certains endroits, les milices passaient de porte en porte, tuant tout le monde à l’intérieur. »
Adam Mohamed ajoute que certaines personnes ont tenté de se défendre par elles-mêmes, mais les milices arabes sont venues en nombre et avec des armes plus puissantes.
« Ils ont attaqué les maisons, les ont détruites à coups d’obus, d’armes lourdes et de canons, ont incendié l’ensemble du marché et scandaient : “Où êtes-vous les Massalit, où êtes-vous fils de chien” », se remémore-t-il.
Si el-Geneina n’est pas sûre, la route ne l’est pas non plus. Il y a des checkpoints des FSR tout autour de la ville et, même au beau milieu de la route, les civils sont visés quand ils fuient. Des corps jonchent les routes qui mènent à l’extérieur de la ville. Une personne d’el-Geneina rapporte à MEE que sa famille a vu deux enfants morts sur la route vers le Tchad. La cause de leur décès n’était pas apparente.
« Ce fut un moment horrible. Les enfants ont commencé à pleurer et les combattants nous ont ordonné de les faire taire sinon ils les tueraient eux aussi »
- Omar Saad, habitant d’el-Geneina
La semaine dernière, Omar Saad a fui el-Geneina pour le Tchad avec sa famille. Il rapporte à MEE que les attaques ont commencé presque immédiatement après le départ d’el-Geneina, avec des dizaines « de miliciens arabes portant l’uniforme des FSR » attaquant son convoi de véhicules.
« Ils criaient de manière agressive et tiraient en l’air. Ils nous ont ordonné de nous allonger au sol et ont commencé à nous donner des coups de pied et à nous frapper avec leurs armes, nous injuriant en proférant des insultes racistes que je ne peux répéter. »
Selon Omar Saad, les combattants ont ensuite demandé aux jeunes hommes dans le convoi de former une ligne, avant de les abattre.
« C’était un moment horrible. Les enfants ont commencé à pleurer et les combattants nous ont ordonné de les faire taire sinon ils les tueraient eux aussi. Ils ont même volé la nourriture que nous avions pris pour la route et l’ont jetée au sol devant nous », témoigne-t-il.
Ces Soudanais ont dû rester allongés au sol pendant une heure avant d’être autorisés à partir. « Nous nous sommes éloignés si vite que nous n’avons pas eu l’occasion de jeter un regard en arrière aux corps que nous abandonnions. »
Assassinats ciblés
En 2003, la guerre du Darfour a éclaté lorsque les communautés non arabes se sont rebellées en quête d’une plus grande autonomie et de plus d’investissements pour cette région appauvrie. En réaction, Omar el-Béchir a armé les tribus arabes, qui ont ravagé les villages du Darfour pendant trois ans, tuant les civils non arabes dans une guerre souvent qualifiée de génocide.
Ibrahim Schmo, militant pour les droits de l’homme originaire d’el-Geneina, affirme à MEE que les milices arabes pratiquent désormais un nettoyage ethnique. Au début du mois, les milices ont tué son père, son oncle et sa grand-mère. Il assure qu’il s’agit de meurtres délibérés et systématiques.
La plupart des gens contraints de quitter el-Geneina sont des Africains noirs et Ibrahim Schmo pense que les milices arabes nomades veulent prendre leurs terres et les remplacer.
« C’est pourquoi nous avons vu les combattants janjawids venir de différents endroits pour pratiquer ces tueries de masse systématiques et ce génocide. C’est une extension de ce qui s’est produit en 2003, 2004 et 2005, mais c’est encore plus brutal cette fois-ci », estime-t-il.
Les dirigeants massalit estiment que plus de 5 000 personnes ont été tuées, bien que ce chiffre soit bien plus élevé que d’autres bilans rapportés ailleurs.
Le second travailleur humanitaire d’el-Geneina voit lui aussi un schéma systématique dans les vagues d’attaque. D’abord, les FSR et les milices alliées coupent les communications. Puis, elles visent les services essentiels : elles détruisent les hôpitaux, les pharmacies et les cliniques, pillent et incendient les magasins et le marché et coupent l’approvisionnement en eau et en électricité.
« Enfin, après cela, elles vont dans les quartiers résidentiels. Cela m’indique une chose : cela ne peut pas se produire de manière aléatoire. C’est systématique. Systématique depuis le premier jour. »
« […] nous avons vu les combattants janjawids venir de différents endroits pour pratiquer ces tueries de masse systématiques et ce génocide. C’est une extension de ce qui s’est produit en 2003, 2004 et 2005, mais c’est encore plus brutal cette fois-ci »
- Ibrahim Schmo, militant pour les droits de l’homme
Selon ce travailleur humanitaire, les FSR et leurs alliés procèdent à des assassinats ciblés. « Il semble qu’ils disposent d’une liste de personnalités massalit : dirigeants de la communauté, activistes et avocats. Ils vont chez eux. À partir du moment où ils sont arrêtés, plus personne ne revient », commente-t-il.
« Les avocats et les chefs de la communauté sont les porte-parole des Massalit. Ce sont les avocats qui rassemblent les informations, les témoins et les preuves pour établir tout dossier futur devant la Cour pénale internationale ou tout autre tribunal. Par conséquent, ce sont les gens qu’ils voulaient viser afin de les réduire au silence. »
Jusqu’à présent, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU a réclamé la « fin urgente » des attaques des milices contre les personnes qui fuient el-Geneina.
Volker Perthes, représentant spécial de l’ONU au Soudan, a déclaré : « Il s’agit d’un schéma émergent d’attaques ciblées contre les civils sur une base ethnique qui seraient perpétrées par des milices arabes et certains hommes portant l’uniforme des FSR. Si cela se confirme, ces attaques pourraient s’apparenter à des crimes contre l’humanité. »
Les Forces de soutien rapide n’ont pas répondu aux sollicitations de Middle East Eye.
Sur les réseaux sociaux, un haut commandant des FSR au Darfour-Occidental, Abdel-Rahman Gumma Barak Allah, a accusé l’armée soudanaise d’attiser les tensions tribales et ethniques en armant les tribus non arabes.
Selon ce commandant, les FSR n’ont participé à aucun combat ou tuerie, n’en venant à se battre qu’une fois avec les forces conjointes soudanaises et tchadiennes déployées dans la ville, lesquelles avaient d’après lui attaqué les paramilitaires.
L’armée soudanaise, dit-il, a eu une « attitude irresponsable ».
« Ils ont armé les Massalit et leur ont permis de prendre les armes des armureries de la police et les ont aidés à s’en prendre aux Arabes. Ils nous ont également attaqués avec l’aide des forces soudanaises et tchadiennes, engendrant une large déstabilisation de la ville », a-t-il déclaré.
« Par conséquent, il y a une énorme mobilisation tribale et l’anarchie s’est répandue partout. »
Ce commandant des FSR reconnaît que des milliers de combattants arabes se sont rendus dans les quartiers massalit et affirme qu’ils ont attaqué le gouverneur et sont responsables de sa mort.
« Le gouverneur assassiné m’avait, en tant que dirigeant des FSR, demandé lui-même de le protéger et je me suis précipité pour le faire ; cependant, les gangs avaient attaqué le bureau du gouverneur en grand nombre, et cela a donc été impossible. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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