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Les Subsahariens en Tunisie piégés dans une triple impasse

Européens et Tunisiens ont signé un accord dans l’objectif implicite de prévenir une vague migratoire. Dans le même temps, se joue un nouvel épisode dramatique pour les Subsahariens en Tunisie, qui ne peuvent ni rentrer, ni partir, ni rester
Des migrants d’Afrique subsaharienne sont assis dans un bateau de fortune utilisé pour se diriger clandestinement vers la côte italienne. Ils ont été retrouvés par les autorités tunisiennes au large de Sfax, le 4 octobre 2022 (AFP/Fethi Belaïd)
Des migrants d’Afrique subsaharienne sont assis dans un bateau de fortune utilisé pour se diriger clandestinement vers la côte italienne. Ils ont été retrouvés par les autorités tunisiennes au large de Sfax, le 4 octobre 2022 (AFP/Fethi Belaïd)

Dimanche 16 juillet, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, accompagnée des chefs de gouvernement italien (Georgia Meloni) et néerlandais (Mark Rutte), a signé avec le président Kais Saied un mémorandum d’entente pour un « partenariat stratégique complet » entre l’Union européenne et la Tunisie.

La proposition est alléchante pour un État au bord du défaut de paiement : 900 millions d’euros d’aide macro-économique (conditionnée à la conclusion d’un accord avec le FMI que, pour le moment, le chef de l’État tunisien refuse d’endosser), 150 millions d’aide budgétaire et 105 millions pour le renforcement du contrôle aux frontières.

Mais la motivation essentielle de cette offre européenne est de « traiter la crise migratoire de façon intégrée », selon les termes de Georgia Meloni, afin d’éviter un chaos en Tunisie qui pourrait amplifier la vague d’émigration clandestine en provenance du pays.

Le président tunisien Kais Saied accueille au palais présidentiel la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni, le 6 juin 2023 (Facebook/présidence tunisienne)
Le président tunisien Kais Saied accueille au palais présidentiel la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni, le 6 juin 2023 (Facebook/présidence tunisienne)

En échange d’un élargissement des voies légales de migration, au gré des besoins européens en main-d’œuvre, et d’un appui pour identifier et rapatrier les migrants irréguliers présents en Tunisie, l’accord prévoit des dispositifs visant à accélérer les réadmissions des Tunisiens irréguliers (moyennant une aide à leur réintégration socio-économique) et à accroître le rôle de la Tunisie dans les interceptions maritimes.

Pour l’instant, il n’est toujours pas question d’ouvrir un centre de transit pour débarquer et trier les migrants non tunisiens interceptés en mer, malgré les pressions que les Européens exercent depuis plusieurs années.

Un projet déjà refusé en juin 2018. Si le respect des droits et de la dignité est rappelé à chaque paragraphe, la formule est incantatoire et n’offre aucune perspective ni aucune garantie aux migrants subsahariens présents en Tunisie.

Une tragédie aux frontières

Cet accord survient au moment où leur situation a pris un tour tragique depuis début juillet.

Ils sont la cible d’un déchaînement de violences racistes depuis des déclarations du président Kais Saied le 21 février dernier publiées dans une atmosphère déjà chauffée à blanc par une campagne sur les réseaux sociaux. Le chef de l’État avait demandé à ce que « des mesures urgentes » soient prises contre les « hordes de migrants » responsables selon lui « de violence, de crimes et d’actes inacceptables ».

Il avait par ailleurs soutenu que cette immigration clandestine relevait d’une « entreprise criminelle fomentée depuis le début […] dont l’objectif inavoué […] est de réduire la Tunisie à sa dimension africaine et de la dépouiller de son appartenance arabe et islamique ».

Résultat : les migrants ont afflué par milliers à Sfax et dans les localités voisines pour tenter de rejoindre l’île italienne de Lampedusa sur des coquilles de noix en fer qui chavirent à la moindre vague.

Les morts et les disparus se comptent par centaines.

Selon les données du ministère de l’Intérieur tunisien, depuis le début de l’année, quelque 35 000 migrants ont débarqué en Italie (32 000 pour toute l’année 2022) et 31 000 ont été interceptés par les garde-côtes tunisiens. Près de 90 % sont des Subsahariens !

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Cette situation a accru les tensions avec la population de Sfax, déjà exaspérée par une crise des déchets pendant près de deux ans et des coupures d’eau de plusieurs heures par jour.

Un ressortissant béninois avait trouvé la mort et d’autres avaient été grièvement blessés après l’attaque de leur maison par des Tunisiens dans la nuit du 20 au 21 mai. La mort, le 3 juillet, d’un habitant de Sfax lors d’une altercation avec trois Camerounais a été suivie de quatre nuits de violence.

Exfiltrés de leur quartier par la police sous prétexte de les protéger, plusieurs centaines de Subsahariens, y compris des femmes enceintes et des enfants, des détenteurs d’une carte de réfugié ou d’un visa d’entrée toujours valable, ont été transférés aux frontières libyenne et algérienne.

L’opération en réalité, débutée dès le 2 juillet, avait connu un précédent à l’été 2019, mais n’avait jamais atteint cette ampleur.

Refoulés de part et d’autre, livrés à eux-mêmes sans eau ni vivres en plein désert, après avoir été, selon les témoignages sonores et vidéo parvenus aux ONG, battus et dépouillés de leur téléphone, ils ont envoyé des appels à l’aide désespérés.

« S’il vous plaît, donnez-nous de l’eau ! Frère, je vais mourir »

- Message vocal d’un migrant transféré dans le désert

L’équipe du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a ainsi reçu le 6 février le témoignage suivant, que Middle East Eye a pu consulter : « S’il vous plaît, venez nous aider. On n’a plus de force. Il fait très chaud, ça fait 48 heures que nous sommes dans le désert. Il y a des gens qui ont perdu connaissance, on les a laissés. […] Je ne sais pas si on va s’en sortir… C’est la dernière cartouche, le téléphone est déchargé. »

D’une voix faiblissante, le message vocal se poursuit : « S’il vous plaît, donnez-nous de l’eau ! » Puis, après un long sanglot, la voix se reprend et murmure : « Frère, je vais mourir. » Le contact a été perdu ensuite.

Après une période de déni, le 8 juillet, la présidence a mandaté le Croissant-Rouge pour relocaliser, à Médenine, Tatatouine et Ben Guerdane, 650 migrants bloqués à la frontière libyenne. Leur avenir n’en reste pas moins incertain.

Mais la crise n’est pas résolue pour autant : il reste au moins deux groupes à proximité du poste frontière de Ras Jédir.

L’un d’une vingtaine de personnes, coincées dans une bande de quelques dizaines de mètres entre la mer, une clôture de barbelés et les troupes libyennes ; l’autre de 100 à 150 personnes, à quelques encâblures des installations frontalières, sous étroite surveillance libyenne.

Traduction : « D’autres images terribles montrant un groupe de migrants africains subsahariens bloqués à la frontière entre la Tunisie et la Libye, voilà des jours maintenant qu’ils demandent de l’aide. Leur message : ‘’Les enfants sont malades, nous avons besoin d’une assistance médicale. Le soleil est trop fort. Envoyez les vidéos de conditions d’existence.’’ »

Les forces libyennes ont par ailleurs secouru des dizaines de personnes en plein désert, à plusieurs kilomètres à l’intérieur du territoire, au niveau d’Al Assah.

« Le nombre de migrants ne cesse d’augmenter chaque jour », a assuré à l’AFP l’officier libyen commandant l’unité chargée de la surveillance de la frontière.

Quant aux quelques centaines de Subsahariens abandonnés autour du poste frontalier avec l’Algérie de Hazoua, au nord de Tozeur, ils sont d’autant plus difficiles à dénombrer qu’ils se scindent en petits groupes pour déjouer la vigilance des patrouilles algériennes.

« Il est certain que nous allons bientôt découvrir des cadavres dans le désert », assure à MEE Romdhane Ben Amor, chargé de la migration au FTDES.

Pendant ce temps, les tentatives de traversés mortifères se poursuivent et les pêcheurs remontent régulièrement des corps dans leurs filets.

Confondre l’effet et la cause

Indésirables en Europe et, désormais, en Tunisie comme dans tout le Maghreb, les migrants subsahariens sont donc piégés dans une triple impasse.

La première impasse, ce sont les diverses raisons qui poussent au départ. De manière traditionnelle, les projets d’émigration conçus comme une expérience, comme le moyen de gagner de quoi aider la famille, le village ou pour amasser un petit capital en vue du retour restent une motivation importante.

La pression des familles, qui ont parfois beaucoup investi dans cette aventure avec l’espoir d’une solution à leur pauvreté, rend souvent impossible le retour les poches vides, perçu comme un échec.

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À cela s’ajoutent de plus en plus de causes systémiques : des modèles économiques et des gouvernances incapables de répondre aux besoins du plus grand nombre, l’effondrement de certains États du Sahel ou d’Afrique du l’Ouest, des conflits au Cameroun, au Soudan, en Érythrée…

Tandis que le changement climatique, la raréfaction des ressources en eau ne font que commencer à produire leurs effets dévastateurs. Tout indique donc que ces mouvements de population ne vont pas se tarir.

Il n’est pas inconcevable, comme l’affirment les autorités italiennes, que dans les pays d’Afrique où il est actif, le groupe russe Wagner organise des filières d’émigration dans le cadre d’une stratégie de déstabilisation en profondeur de l’Union européenne.

De même, la migration irrégulière est devenue un business lucratif que les groupes actifs dans l’économie informelle, sans même parler de mafia, ont tout intérêt à exploiter, parfois dans des conditions inhumaines.

Mais il s’agit davantage d’effets d’aubaine, accentués par les obstacles de plus en plus restrictifs imposés par les pays européens à l’émigration légale, que de causes déterminantes.

Réduire la migration irrégulière à une forme de traite d’êtres humains, pour tenter de conférer une justification morale à la traque aux migrants, c’est confondre l’effet et la cause. Comme le posait très justement un « passeur » nigérien repenti : « Ce n’est pas le passeur qui fait le migrant, c’est le migrant qui fait le passeur. »

La forteresse Europe

La deuxième impasse, c’est évidemment la volonté de l’Union européenne, travaillée par les crispations identitaires dans les États membres, de mettre un terme à l’immigration clandestine. Les dispositifs déployés en Méditerranée, notamment par l’agence de garde-frontières Frontex, sont de plus en plus élaborés : navires de surveillance, bateaux d’intervention rapide, drones, radars…

Mais la contribution des pays de départ est évidemment nécessaire pour compléter ce dispositif, notamment en matière d’interception, d’identification et de réadmission des migrants. Une politique d’externalisation qui transforme de facto les États de la rive sud de la Méditerranée en postes avancés des frontières européennes.

L’Italie, première concernée par les arrivées en provenance de Tunisie et de Libye, a multiplié les accords bilatéraux.  

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En 2017 et en 2020, l’Italie et l’UE ont apporté leur soutien aux garde-côtes libyens, en dépit de leurs pratiques à l’égard des migrants particulièrement cruelles et dénoncées par une commission d’enquête de l’ONU comme constitutives de crimes contre l’humanité : extorsion, esclavage, violence, sévices sexuels…

Ces abus ont largement contribué à détourner les routes migratoires en provenance d’Afrique subsaharienne vers la Tunisie depuis 2019.

L’Italie apporte également son soutien à Tunis dans le cadre d’un accord de 1998 et, d’une manière générale, la question migratoire est au cœur de la relation de l’Union à l’égard de la Tunisie.

Cette pression européenne se répercute sur les méthodes des garde-côtes tunisiens, qui n’hésitent pas à effectuer des manœuvres de plus en plus dangereuses pour bloquer les embarcations, tandis que les États européens côtiers (l’Italie et la France en particulier) s’efforcent d’entraver les opérations de sauvetage en mer par les navires civils.

On estime à plus de 27 000 depuis 2014 le nombre de migrants morts ou disparus en Méditerranée, aux portes de la forteresse européenne.

On peut parler de nécropolitique, au sens où l’entend le philosophe camerounais Achille Mbembe, une politique qui tue, non par intention mais par ses effets. Et à laquelle on consent tacitement puisque ses résultats sont connus.

Le non-accueil tunisien

La troisième impasse, c’est la crispation tunisienne, devenue flagrante et virulente depuis le début de l’année.

L’émigration est depuis longtemps une composante de l’expérience collective, mais la société tunisienne s’est découverte non seulement pays de transit pour de plus en plus d’Africains subsahariens, mais aussi de facto un pays d’installation, ou du moins de long séjour.

Les difficultés d’émigrer en Europe, comme de rentrer au pays en raison des tarifs exorbitants exigés en cas de dépassement de la durée du visa (les pénalités de retard cumulées en cas de dépassement de la durée du visa peuvent atteindre des milliers de dinars que les migrants ne sont pas en mesure de régler), tendent à pérenniser la présence des Subsahariens.

Le regard normatif et les injonctions des chancelleries occidentales et des ONG internationales, durant toute la transition politique de la Tunisie depuis la révolution de 2011, ont réveillé le fond nationaliste anti-occidental d’une partie de l’opinion, qui s’est sentie dépossédée de la maîtrise de son destin et de son identité.

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La présence des migrants subsahariens a été ainsi intégrée dans une chaîne d’équivalence entre chômage, insécurité, appauvrissement, perte de souveraineté, affaiblissement de l’État… Elle a aussi réveillé un racisme anti-noir endémique.

Dans ce contexte, l’opinion se braque à l’idée d’assumer un nouveau rôle dans la migration, d’intégrer des étrangers pauvres (même s’ils comblent des besoins en main-d’œuvre bon marché) dans un moment de crise économique.

Dès lors, l’actualisation de la loi relative à la condition des étrangers de 1968, pour leur conférer davantage de droits (notamment en matière d’accès à l’emploi) et de protection, n’est pas à l’ordre du jour.

Les étudiants, pourtant en situation régulière, ont toutes les peines du monde à obtenir leur titre de séjour. Les reconduites à la frontière sont aux frais de l’intéressé, placé en centre de rétention dans des conditions indignes.

La demande d’asile auprès de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) est un parcours du combattant. Même durant la transition démocratique, aucun progrès n’a été accompli et aucun gouvernement n’a entrepris de créer un statut national de réfugié, pourtant inscrit dans la Constitution de 2014.

Ceci dit, avertit Romdhane Ben Amor du FTDES, « un statut de réfugié sans que les législations discriminatoires n’aient été supprimées reviendrait à piéger les migrants dans de mauvaises conditions uniquement pour les empêcher de rejoindre l’Europe ».

Le triple « non » de Kais Saied

Le président Kais Saied s’en tient à la position qu’il avait formulée lors de la précédente visite du trio européen, le 11 juin : la Tunisie « n’accepte pas que réside sur son territoire quiconque ne respecte pas ses lois, ni d’être un pays de transit [vers l’Europe] ou une terre de réinstallation pour les ressortissants de certains pays africains ».

La veille, il s’était rendu à Sfax auprès des migrants où, après une évocation de la fraternité africaine, il avait dépeint ces derniers comme « des victimes d’un système mondial qui ne les traite pas comme des êtres humains, mais comme de simples numéros. […] Ils sont victimes de la pauvreté, des guerres civiles et de l’absence de l’État, et ils arrivent en Tunisie pour vivre dans la misère ».

La solution, avait-il poursuivi, « ne peut être qu’humaine et collective, basée sur des normes humanitaires, mais sous la loi de l’État ».

Les Subsahariens en Tunisie en paient le prix, condamnés à une errance mortifère, ou à être jetés comme des rebuts de l’humanité dans les no man’s lands frontaliers en plein désert pour y mourir loin des regards

Mais faute d’une intégration maghrébine ou d’un cadre régional africain pour élaborer une approche commune, la Tunisie est enfermée dans un tête-à-tête avec une Union européenne de plus en plus sous l’influence des droites hostiles à l’immigration.

Celle-ci définit le cadre conceptuel de la question migratoire et impose ses priorités dans une relation asymétrique. Si on y ajoute la prévalence de l’approche sécuritaire de la migration par les autorités tunisiennes et la crispation nationaliste des opinions, les conditions ne sont guère propices pour envisager la migration à l’aune des besoins d’une humanité confrontée à de nouveaux défis qui transcendent les frontières – et pour concevoir une sortie par le haut à la triple impasse dans laquelle sont piégés les migrants subsahariens.

Le retour au pays est souvent impossible, le passage vers l’Europe est fermé et la régularisation en Tunisie n’est pas à l’ordre du jour.

Le rapatriement de plusieurs dizaines de milliers de personnes vers les pays d’origine requiert (sans parler de l’accord des États concernés) une logistique quasi concentrationnaire. Assigner les migrants irréguliers dans des lieux fermés serait tout aussi inhumain et reviendrait à ouvrir les centres de tri afin de sous-traiter le problème pour le compte des pays européens.

La Tunisie se trouve au point critique de l’intersection de plusieurs dynamiques, nationale, maghrébine, africaine, européenne et planétaire. Les Subsahariens en Tunisie en paient le prix, condamnés à une errance mortifère, ou à être jetés comme des rebuts de l’humanité dans les no man’s lands frontaliers en plein désert pour y mourir loin des regards.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Thierry Brésillon is an independent journalist based in Tunis since April 2011. He previously edited a monthly publication for an international solidarity organisation and covered the conflicts in Africa and in Israel-Palestine. He tweets @ThBresillon
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