Abu Dhabi Secrets : une journaliste dénonce le harcèlement qu’elle a subi après la campagne de diffamation
Une journaliste vivant en France dit avoir été « exposée à la violence » après avoir été la cible d’une campagne de diffamation menée par les Émirats arabes unis (EAU) qui l’a qualifiée de sympathisante des Frères musulmans, fragilisant sa santé mentale.
Au début du mois, les investigations menées par un média français ont révélé que les Émirats étaient impliqués dans une campagne de diffamation visant plus d’un millier de personnes et des centaines d’organisations en Europe.
Mediapart a obtenu des documents montrant que les EAU avaient engagé Alp Services, société genevoise de renseignement privée, pour obtenir des informations sur des personnes originaires de dix-huit pays européens entre 2017 et 2020.
#France: #UnitedArabEmirates launches smear campaign against French journalist @RokhayaDiallo, leading to severe online harassment. #CFWIJ strongly condemns this transnational repression & organized attack on #RokhayaDiallo. We demand rectification of the attempt to discredit her pic.twitter.com/tSJA05p4Ar
— #WomenInJournalism (@CFWIJ) July 25, 2023
Traduction : « France : les Émirats arabes unis lancent une campagne de diffamation contre une journaliste française, RokhayaDiallo, entraînant un grave harcèlement en ligne. CFWIJ condamne fermement cette répression transnationale et cette attaque organisée contre RokhayaDiallo. Nous exigeons que cette tentative de la discréditer soit corrigée. »
Il en a résulté une campagne de diffamation accusant les personnes nommées d’avoir des liens avec les Frères musulmans, « organisation terroriste » selon les EAU, ou d’y être affilié.
L’ambassade émiratie à Paris n’a pas répondu aux sollicitations de Mediapart. Les Émirats avaient précédemment nié toute implication dans des campagnes similaires.
Parmi les personnes visées figurait Rokhaya Diallo, célèbre journaliste qui a fait campagne sur des questions relatives aux droits des femmes, à l’islamophobie et au racisme contre les Noirs en France.
« Du grain à moudre aux gens qui sont déjà contre moi »
« J’ai été choquée. J’ai ressenti cela comme une grande injustice », confie Rokhaya Diallo à Middle East Eye.
« J’ai l’impression que les personnes qui ont été prises pour cibles sont les mêmes que celles qui seraient ciblées par des groupes d’extrême droite », poursuit-elle, ajoutant que la liste des personnes dont les informations avaient été envoyées au gouvernement émirati « n’avait aucun sens ».
Elle craint que le fait d’être prise pour cible par les EAU et d’être espionnée ait des conséquences plus graves sur son travail.
« Je suis active sur les sujets liés au féminisme et aux droits LGBTQ[I+], alors il ne me semble pas exact de m’associer aux Frères musulmans, mais cela donnera du grain à moudre aux gens qui sont déjà contre moi et qui disent que je suis trop laxiste sur l’extrémisme et [sont contre moi] en raison de mon soutien aux droits des musulmans. »
Les informations envoyées aux services de renseignement émiratis comprenaient des numéros de téléphone et des informations personnelles. Alp Services a déclaré que cette accusation était basée sur des « données volées » et affirmé que les questions des journalistes suggéraient que les documents ont été « partiellement falsifiés ».
Une fois les informations envoyées aux services de renseignement émiratis, les agents ont pu cibler les individus par le biais de campagnes de presse, de forums publiés à leur sujet, de la création de faux profils et de la modification des pages Wikipédia.
Dans certains cas, des efforts ont été faits pour obtenir la fermeture des comptes bancaires des personnes et des organisations ciblées.
Certains ont été contraints de fuir leur pays d’origine, tandis que d’autres ont perdu leur entreprise et subi d’énormes pertes financières sans parler des atteintes à leur réputation
Être associé aux Frères musulmans a eu de lourdes conséquences sur les victimes de la campagne, affectant même leur carrière dans certains cas.
Le choc, la colère et la paranoïa se sont emparés des victimes des dossiers.
Certains ont été contraints de fuir leur pays d’origine, tandis que d’autres ont perdu leur entreprise et subi d’énormes pertes financières sans parler des atteintes à leur réputation.
Conséquences sur la santé mentale
Rokhaya Diallo indique qu’elle ne s’attendait pas à se voir dans la liste des personnes ciblées et qu’elle ne se sentait plus en sécurité.
L’associer aux Frères musulmans, un groupe dont elle a pris ses distances, a eu un impact énorme sur son travail et sa santé mentale.
« Bien sûr, cela a eu un impact très négatif », assure-t-elle. « Il y a tellement d’islamophobie dans la presse, et étant l’une des rares musulmanes visibles dans la sphère publique, je me suis inquiétée de la façon dont cela pourrait discréditer mon travail. »
Rokhaya Diallo précise aussi que, suite à son association avec les Frères musulmans, elle a constaté une légère augmentation du harcèlement, qu’elle a trouvée alarmante.
« En tant que musulmane noire, surtout en France, cela m’a exposée à la violence. Je reçois constamment des menaces – de mort, de viol – et je suis très inquiète de la façon dont cela va amplifier les menaces que je reçois déjà. »
La journaliste et autrice a également dû repenser ce qu’elle publie en ligne ainsi que sa présence sur les réseaux sociaux, et a confié que pendant un temps, elle n’a pas voulu être exposée aux yeux du public, bien que cela fasse partie de son gagne-pain.
Rokhaya Diallo a depuis contacté son avocat et demandé de l’aide, mais elle est toujours aux prises avec les réactions négatives et le harcèlement consécutif au fait d’avoir été la cible d’une campagne de haine en ligne.
« Je suis inquiète parce que j’ai déjà été la cible de menaces violentes, ce qui a accru la suspicion à mon sujet, et en particulier la suspicion contre les musulmans. »
Rokhaya Diallo fait également part de ses préoccupations à l’idée d’être espionnée et que les informations sensibles avec lesquelles elle travaille souvent en tant que journaliste puissent être transmises au gouvernement des Émirats.
Bon nombre des individus ciblés par cette campagne ont remis en question le processus et la sélection des personnes ciblées.
« Je ne pense pas que cette campagne ait été une réussite. Ils ont juste copié et collé une liste de personnes ciblées par l’extrême droite », explique Rokhaya Diallo.
« Je reçois constamment des menaces – de mort, de viol – et je suis très inquiète de la façon dont cela va amplifier les menaces que je reçois déjà »
- Rokhaya Diallo, journaliste
Parmi les autres personnes visées figure Heshmat Khalifa, membre du conseil d’administration d’Islamic Relief Worldwide, la plus grande organisation caritative musulmane de Grande-Bretagne. Il a été lié au terrorisme à cause de son travail avec une organisation humanitaire égyptienne en Bosnie dans les années 1990.
Alp Services a également parcouru l’historique de Khalifa sur les réseaux sociaux et l’a accusé d’avoir publié des messages antisémites à la suite de la guerre d’Israël contre Gaza en 2014, ce qui l’a contraint de démissionner de son poste d’administrateur.
En Belgique, le politologue Fouad Gandoul, également visé, assure qu’il n’a aucun lien avec les Frères musulmans. Selon Le Soir, il a été ajouté à la liste en raison de son appartenance à une organisation aujourd’hui disparue soutenant les voix musulmanes progressistes.
La chanteuse Mennel Ibtissem fut contrainte de quitter un télécrochet en 2018 après que d’anciens tweets concernant les attaques terroristes à Nice et Saint-Étienne-du-Rouvray eurent refait surface. Elle était plus tard revenue sur ces tweets, indiquant qu’elle aimait la France et condamnait la violence, et que ces tweets avaient été écrits lors d’un mouvement de colère pour critiquer les « amalgames entre le terrorisme et la religion ».
Bien que la campagne n’ait pas dissuadé Rokhaya Diallo de poursuivre son travail de journaliste, elle admet qu’elle doit maintenant adopter diverses méthodes pour se protéger davantage du harcèlement et de l’espionnage.
« Je m’adresse à des organisations internationales qui soutiennent et protègent les journalistes en danger et j’essaie de me protéger dans le monde réel et numérique. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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