« Je déteste le sang et la guerre » : à la rencontre du photographe palestinien qui s’est fait tirer dessus onze fois
La vie d’un journaliste local en Grande-Bretagne est relativement simple. Mariages. Funérailles. Un peu de corruption au conseil municipal, et l’équipe de foot locale.
Elle l’est moins à Naplouse, bien que Nasser Ishtayeh y ait couvert de nombreux enterrements.
Les circonstances brutales de l’occupation israélienne font de lui, inéluctablement, un photographe de guerre. Chaque mission pourrait être sa dernière.
Homme de terrain, il passe sa vie à couvrir les affrontements, un élément constant dans cette belle et ancienne ville de 120 000 habitants située dans le nord de la Cisjordanie occupée.
Depuis qu’il a commencé sa carrière il y a trois décennies, Nasser Ishtayeh dit avoir essuyé onze fois des tirs israéliens.
Il y a dix-huit mois, il prenait des photos dans un village voisin lorsqu’un soldat lui a tiré dessus à six mètres de distance.
Il ne semblait pas y avoir de tensions et il ne portait pas de casque. La balle munie d’un bout en caoutchouc a écorché son crâne – et il a la cicatrice, une marque orange terne, pour le prouver.
Le soldat a visé la tête, mais au dernier moment, Nasser a regardé des enfants derrière lui. Il pense que ce regard en arrière lui a peut-être sauvé la vie.
Nasser Ishtayeh dit ne pas avoir pris la peine de signaler l’incident car il s’était plaint des dizaines de fois d’autres épisodes auparavant et rien n’avait jamais été fait.
« Le blâme tombe toujours sur le journaliste », déplore-t-il.
En juin, Reporters sans frontières (RSF) et la Fédération internationale des journalistes ont condamné ce que les deux organisations ont décrit comme des attaques « systématiques » contre les journalistes palestiniens et une « culture de l’impunité » au sein des forces de sécurité israéliennes.
La blessure la plus douloureuse est survenue, dit-il, lorsqu’il a reçu une balle dans le pied. Un jour, deux balles en caoutchouc l’ont atteint par derrière.
« J’ai dû dormir sur le ventre pendant un mois », se souvient-il, « avec une poche de glace sur les fesses. »
« S’ils veulent attaquer des journalistes », poursuit Ishtayeh, « ils tirent parfois sur les murs ou les nids de poule pour qu’on se fasse toucher par le ricochet. »
Outre les blessures par balle, Nasser Ishtayeh raconte avoir été emprisonné d’innombrables fois, que son appareil photo a souvent été brisé et qu’il a fréquemment été agressé par des colons.
En 2004, lorsque le Premier ministre de l’époque, Ariel Sharon, a ordonné le retrait de colonies près de Naplouse, les colons ont jeté Ishtayeh dans un puits et l’ont laissé pour mort. Il a dû la vie ce jour-là à des soldats israéliens qui l’ont en sorti et emmené à l’hôpital.
À ce moment-là, il était dans le coma et pratiquement tenu pour mort.
Désormais, lorsqu’il rencontre des soldats, ceux-ci lui demandent : « Tu es encore en vie ? En retour, il les tance aux check-points.
Images emblématiques de l’occupation
Lorsque nous nous rencontrons pour dîner dans un restaurant de Naplouse, il vient tout droit de couvrir une incursion de colons dans le village de Turmusaya, à 15 km au sud de Naplouse.
« Trente maisons ont été incendiées. Soixante voitures détruites. L’armée israélienne protégeait les colons. »
Un homme, Omar Hisham Jibra, a été tué par balle par les colons. De nombreux habitants du village ont des liens étroits avec les États-Unis, et la femme et les enfants de Jibra étaient citoyens américains.
Nasser Ishtayeh dit que même si lui et ses confrères portaient tous une accréditation de presse, les colons les ont attaqués eux aussi.
« J’ai dû fuir. »
Mais pas avant d’avoir pris les photos dont il avait besoin.
Le travail d’Ishtayeh a fait de lui l’un des photographes de guerre les plus respectés au monde. Beaucoup de ses clichés ont fait la une de la presse mondiale.
Certains, comme son extraordinaire photographie d’une jeune fille se faufilant sous le canon d’un char israélien alors qu’elle se rend à l’école à Naplouse en 2003, sont devenus des images emblématiques.
Au cours de sa remarquable carrière, dont 25 ans à l’agence de presse Associated Press (AF), il a relaté plus de trois décennies d’occupation israélienne.
Aujourd’hui freelance, Ishtayeh, 51 ans, fait plus vieux que son âge. C’est un petit homme au visage buriné et au sourire engageant.
Les journalistes locaux confirment qu’Ishtayeh est souvent de bonne humeur.
Mais lui confie que la nuit, il est tourmenté par des cauchemars : « Je rêve tout le temps qu’un soldat va me tirer dessus. »
Dans ces moments, dit-il, « je pense à faire des photographies de la vie quotidienne ».
Vie et mort
Il y a peu de chances que cela se produise aujourd’hui, alors que les forces de sécurité israéliennes mènent depuis plusieurs semaines une succession de raids brutaux en Cisjordanie et que les attaques de colons contre les Palestiniens sont également en hausse.
Pour le dîner, Nasser est accompagné de son fils de 17 ans, Mohammad. Je demande à l’adolescent ce qu’il pense du travail de son père.
« C’est très inquiétant », répond-il, avant de hausser les épaules : « Mais c’est ce qu’il fait. »
Le jeune homme intelligent n’a pas l’intention de travailler dans le photojournalisme comme son père et espère étudier la médecine à l’université, suivant ainsi la voie de ses deux sœurs aînées.
« J’ai choisi cette carrière pour transmettre la douloureuse vérité de l’occupation à tout le monde »
- Nasser Ichtayeh, photographe
Le lendemain, m’annonce Ishtayeh, il a prévu de prendre un rare jour de congé pour aller récupérer sa fille de 19 ans, Dana, à Jéricho. Elle voyage depuis le Caire, où elle fait ses études, pour quelques jours de vacances.
Il y a une troisième sœur, Donia, que Mohammad n’a jamais connue.
Donia, qui en arabe signifie « vie », avait trois mois lorsqu’elle a été tuée par les Israéliens à Naplouse, au plus fort de la seconde Intifada, alors que les frappes aériennes pilonnaient la ville.
Elle est décédée au cours d’une opération israélienne appelée « Mur défensif », se remémore-t-il.
Elle se trouvait dans une ambulance qui se rendait à l’hôpital lorsque le véhicule a été touché par une grenade lacrymogène. « Elle a été tuée par le gaz », dit-il sombrement.
Égal à lui-même, Ishtayeh a sorti son appareil photo et a photographié les derniers instants de son enfant.
L’ambulance se trouvait à seulement trois minutes de l’hôpital, mais les militaires israéliens avaient fermé la zone et n’avaient pas autorisé l’entrée du véhicule.
Yasser Arafat, alors président de l’Autorité palestinienne, brandirait plus tard une photo du bébé mort aux Nations unies.
Beaucoup des meilleurs amis d’Ishtayeh ont été tués. Je lui ai demandé d’en citer quelques-uns.
Tarek Ayoub et Mazen Dana, tous deux tués en Irak. Nazeeh Darwazeh, touché à la tête par des soldats israéliens lors de la seconde Intifada à Naplouse, et Shireen Abu Akleh, tuée par un sniper israélien à Jénine l’année dernière.
Il dit avoir été l’une des dernières personnes à avoir parlé à la journaliste avant sa mort. Elle l’avait appelé au moment où il quittait Naplouse pour la rejoindre dans le camp de Jénine.
Pendant quatre ans, ils avaient couvert la seconde Intifada depuis Naplouse, séjournant dans le même hôtel en ces temps désespérés. « Elle a travaillé dans toute la Palestine, dans chaque province, ville et village. Tout le monde l’aimait. »
A-t-il des amis israéliens ? Son visage s’illumine. « Oui. Nous nous voyons souvent. Avant 2000, ils me rendaient visite chez moi à Naplouse et j’allais jusqu’à al-Quds [Jérusalem] pour les rencontrer. Ils disent toujours à quel point ils sont désolés quand je suis blessé. »
Il confie que trois épisodes l’ont particulièrement affecté au cours de sa carrière.
D’abord, la mort de sa fille Donia.
Ensuite, une attaque israélienne contre une conférence à Naplouse il y a plus de vingt ans qui a fait sept morts.
Il était en route pour couvrir l’événement lorsqu’il a rencontré un ami qui lui a proposé de prendre un café. « Une tasse de café m’a sauvé de la mort. »
Troisièmement, l’assassinat par Israël d’Abu Ali Mustafa, secrétaire général du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), tué en 2001. Mustafa était la première personne qu’Ishtayeh avait interviewée lors de ses débuts dans le journalisme.
Je lui demande quels conseils il donne aux photographes qui veulent suivre ses traces. Il répond : « N’allez pas dans les points chauds à moins de savoir ce qu’il s’y passe. Portez votre casque et votre gilet. Mettez l’autocollant PRESS sur votre voiture. »
Ses collègues le décrivent comme généreux envers les aspirants photographes de guerre, leur permettant de l’accompagner dans son travail, les aidant à apprendre leur métier.
« Alors que je déteste le sang et la guerre, je passe tout mon temps dans le sang et la guerre », rumine-t-il. « Mais j’ai choisi cette carrière pour transmettre la douloureuse vérité de l’occupation à tout le monde, aux autres nations et même au peuple d’Israël lui-même. »
Le lendemain de notre entretien, nous assistons tous les deux à une cérémonie de remise de diplômes en journalisme au centre Tanweer à Naplouse. Mais Ishtayeh doit partir dès que nous parvient la nouvelle d’une attaque des forces israéliennes contre le camp de réfugiés de Balata, aux abords de la ville.
Une heure plus tard, alors que je quitte la cérémonie, les haut-parleurs des mosquées locales annoncent : « Il y a un martyr à Balata. »
Comme toujours, Nasser Ishtayeh était sur place pour documenter le dernier décès en date dans cette occupation sans fin.
Fateen Obaid a contribué à ce reportage.
Traduit de l’anglais (original).
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