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Mort de Shireen Abu Akleh : l’Occident ne peut pas s’absoudre de sa complicité

L’Occident prétend défendre la démocratie et la liberté d’expression dans ses combats contre ses ennemis et garde un silence cynique à propos des transgressions de ses alliés
Un journaliste palestinien proteste contre la mort de la journaliste chevronnée d’Al Jazeera Shireen Abu Akleh lors d’une manifestation à Bethléem, le 11 mai 2022 (AFP)

Depuis des mois, une révolte couve en Cisjordanie occupéei. L’Autorité palestinienne a perdu le contrôle de Jénine, où la résistance aux incursions nocturnes de l’armée israélienne unifie toutes les factions. 

Le Shin Bet, service de renseignement intérieur israélien, est également perplexe. Les attaques par arme à feu contre les Israéliens sont l’œuvre de Palestiniens ayant peu voire pas de liens les uns avec les autres, et encore moins avec des groupes armés.

Aucune preuve non plus que ces attaques soient organisées ou coordonnées. Le dénominateur commun semble être un refus croissant de tolérer l’occupation.

Ce n’est pas la série cyclique de combats qui s’éteint lorsqu’une bataille s’épuise ou lorsque les Israéliens délivrent plus de permis de travail aux travailleurs migrants, et que la vie revient à ce qui constitue la normale dans cette partie du monde. 

Sachant l’illégitimité de leurs actions, ils veulent tuer toute version des événements concurrente de la leur

Cette fois, c’est différent. Une nouvelle génération de Palestiniens, pour beaucoup même pas nés lors des deux Intifada, est prête à se lancer dans le combat. Ils sont intrépides et n’ont pas de leader.

Jusqu’à aujourd’hui, cette génération n’avait ni nom, ni visage, ni icône pour la diriger. Maintenant, ils en ont une : une Palestinienne du nom de Shireen Abu Akleh.

Shireen Abu Akleh, correspondante expérimentée d’Al Jazeera, se trouvait avec un groupe de journalistes près d’un rond-point à l’extérieur du camp de réfugiés de Jénine mercredi. Ils s’étaient rassemblés, comme ils le faisaient la plupart du temps, pour couvrir un raid israélien sur le camp de Jénine et une fusillade ultérieure dans les ruelles du camp entre les forces israéliennes et les combattants palestiniens. 

Le lieu où se sont produits les coups de feu sont importants. Les journalistes se tenaient à un rond-point où les combattants palestiniens n’osent pas s’aventurer, parce qu’ils seraient à découvert sans pouvoir s’abriter. Plusieurs témoins ont déclaré que la fusillade dans les ruelles a eu lieu à une certaine distance de l’endroit où les journalistes s’étaient rassemblés.

Récit des témoins oculaires

Comme l’indique clairement le récit fait à Middle East Eye par la journaliste Shatha Hanaysha, qui se trouvait à côté de Shireen Abu Akleh lorsqu’elle a été abattue, le groupe de journalistes a indiqué sa présence aux forces israéliennes pendant une dizaine de minutes avant de se diriger vers le camp. Aucun coup de semonce n’a été tiré. Son collègue, le producteur d’Al Jazeera Ali al-Samoudi, a été touché le premier dans le dos. Abu Akleh et Hanaysha se sont retrouvées piégées de l’autre côté de la rue, dos au mur pour se couvrir.

« Juste à ce moment-là, une autre balle a transpercé le cou de Shireen, et elle est tombée au sol juste à côté de moi », raconte Hanaysha. « Je l’ai appelée mais elle n’a pas bougé. Quand j’ai essayé d’étendre mon bras pour l’atteindre, une autre balle a été tirée et j’ai dû rester caché derrière un arbre. Cet arbre m’a sauvé la vie car c’était la seule chose qui me cachait à la vue des soldats. »

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L’armée israélienne a reconnu que des soldats menaient une opération dans la zone à ce moment-là, mais a rapidement tenté d’imputer les tirs aux combattants palestiniens. Elle a déclaré qu’il y avait eu un échange de tirs entre ses troupes et les combattants palestiniens et qu’elle enquêtait pour savoir si « des journalistes avaient été blessés, peut-être par des tirs palestiniens ».

Pour le prouver, l’armée et l’ambassade israéliennes aux États-Unis ont tweeté une vidéo de Palestiniens armés à Jénine tirant dans une ruelle, suggérant qu’il s’agissait des responsables. L’ONG israélienne B’Tselem s’est rendue sur les lieux où ces images avaient été prises et a affirmé qu’il était impossible que Shireen Abu Akleh ait été touchée de là.

L’ambassadeur américain a appelé à une enquête, bien que visiblement à contrecœur.

Le journaliste saoudien Jamal Khashoggi, assassiné en Turquie par un commando envoyé depuis Riyad, était un résident de Virginie mais pas citoyen américain. Shireen Abu Akleh, américano-palestinienne, avait la nationalité américaine. Le meurtre de Khashoggi a engendré une rupture diplomatique majeure entre Washington et Riyad qui dure depuis plus de trois ans et reste non résolue. Le meurtre d’Abu Akleh fait partie d’une opération conjointe avec l’armée israélienne visant à contester les faits connus, avant même que son corps ne soit froid.

« Pas besoin de s’excuser »

Non pas que les Israéliens pensent avoir des raisons de s’excuser. Le porte-parole de l’armée israélienne, Ran Kochav, a déclaré à la radio de l’armée que « même si des soldats tiraient sur – ou, Dieu nous en préserve, blessaient – quelqu’un qui n’était pas impliqué, cela s’est produit dans la bataille, lors d’une fusillade, alors que ce Palestinien est avec les tireurs. Donc, ces choses peuvent arriver. »

Kochav disait à propos d’Abu Akleh qu’elle « filmait et travaillait pour un média au milieu de Palestiniens armés. Ils sont armés de caméras, si vous me passez l’expression ».

Les collègues de Kochav abondent en son sens. L’ancien porte-parole de l’armée israélienne Avi Benayahu a déclaré : « Supposons que Shireen Abu Akleh ait été tuée par les balles de l’armée. Pas besoin de s’excuser pour cela. »

Encore moins inhibé, Itamar Ben-Gvir, député israélien d’extrême droite, a tweeté : « Je soutiens pleinement les soldats israéliens car les correspondants d’Al Jazeera ont souvent entravé leur travail en se tenant intentionnellement au milieu du champ de bataille. »

Les forces israéliennes arrêtent un Palestinien lors d’une manifestation condamnant la mort d’Abu Akleh à Jérusalem-Est occupée, le 11 mai 2022 (AFP)
Les forces israéliennes arrêtent un Palestinien lors d’une manifestation condamnant la mort d’Abu Akleh à Jérusalem-Est occupée, le 11 mai 2022 (AFP)

Donc, apparemment, la réponse est : « Même si c’est un sniper israélien qui l’a tuée, où est le problème de tirer sur des journalistes ? » Une réponse qui n’est pas sans rappeler celle que le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane a donnée au sujet du meurtre de Khashoggi.

Abu Akleh n’est pas la première journaliste tuée par des tirs de snipers israéliens. Il y a à peine deux semaines, des recours en justice alléguant le ciblage systématique de journalistes travaillant en Palestine ont été déposés auprès de la Cour pénale internationale. Ils ont été déposés par la Fédération internationale des journalistes, le Syndicat des journalistes palestiniens (SJP) et le Centre international de justice pour les Palestiniens, au nom de quatre journalistes : Ahmed Abu Hussein, Yaser Murtaja, Muath Amarneh et Nedal Eshtayeh – qui ont été tués ou mutilés alors qu’ils couvraient des manifestations à Gaza.

Le SJP a déclaré en 2020 qu’au moins 46 journalistes avaient été tués en Palestine depuis 2000, et qu’aucun soldat ou officier israélien n’avait eu de comptes à rendre. Ces incidents, selon la plainte, pourraient constituer des crimes de guerre.

Martyr de la cause palestinienne

On peut être sûr d’une chose de la part des pays mêmes qui se montrent si moralisateurs à propos des crimes de guerre russes en Ukraine. Un silence total règnera autour de cette mort, le 58décès chez les Palestiniens cette année, comme ce fut le cas pour tous les autres.

Mais il n’y aura pas de silence total du côté palestinien. Quelques minutes après sa mort à l’hôpital, le corps de Shireen Abu Akleh a été transporté par toutes les factions palestiniennes dans les rues de Jénine. La religion ici n’a pas d’importance. Les combattants musulmans ont prié pour elle lors d’une cérémonie chrétienne.

Chrétienne et hiérosolymitaine, Shireen Abu Akleh est aujourd’hui devenue martyre de la cause palestinienne. Elle était depuis longtemps le visage de la seconde Intifada pour des millions de Palestiniens dans le monde entier. Journaliste chevronnée, sans liens avec une quelconque faction politique, elle avait couvert tous les événements depuis lors avec ce même professionnalisme qui l’a amenée sur ce rond-point de Jénine mercredi matin.

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Shireen Abu Akleh était là au début d’Al Jazeera. Dans une vidéo marquant le 25e anniversaire de la chaîne, elle a expliqué ses motivations : « Je n’oublierai jamais l’ampleur des destructions ni le sentiment de côtoyer la mort de si près. On rentrait à peine chez nous. On transportait nos caméras et on traversait les check-points militaires et des routes accidentées. On passait nos nuits dans des hôpitaux ou avec des gens qu’on ne connaissait pas. Et malgré les dangers, on mettait un point d’honneur à poursuivre notre travail. »

« C’était en 2002, lorsque la Cisjordanie a connu une invasion inédite depuis l’occupation en 1967 », poursuivait-elle. « Dans ces moments difficiles, j’ai surmonté ma peur parce que j’ai choisi le journalisme pour être proche des gens. Il n’est peut-être pas facile pour moi de changer la réalité mais j’ai au moins pu transmettre ce message au monde. »

L’armée israélienne est motivée par le même désir que l’armée russe en Ukraine ou l’armée égyptienne dans le Sinaï de supprimer la couverture médiatique indépendante de leurs actes. Sachant l’illégitimité de leurs actions, ils veulent tuer toute version des événements concurrente de la leur.

De cette façon, il n’y a qu’une seule vérité à sortir d’opérations comme celle de Jénine : la leur. Et ils sont de plus en plus déterminés à ce qu’il en soit ainsi. La présence de Shireen Abu Akleh empêchait cela, alors ils l’ont tuée.

Silence cynique

Mais Israël a besoin d’une couverture internationale pour continuer à le faire, et elle est volontiers fournie par ces pays qui combattent la Russie en se drapant avec une telle certitude morale dans la justesse de leurs actions.

Il s’agit notamment des États-Unis et du Royaume-Uni, qui vient d’annoncer son intention lors du discours de la Reine d’adopter une législation interdisant aux conseils locaux et autres organismes publics de participer à des campagnes de boycott et de désinvestissement – dont la cible principale est le mouvement palestinien BDS.

On interdit les boycotts, les actions non violentes et on couvre les snipers israéliens qui tuent délibérément des journalistes

On interdit donc les boycotts, les actions non violentes et on couvre les snipers israéliens qui tuent délibérément des journalistes. Il ne pourrait y avoir de feu vert plus clair donné à Israël pour poursuivre ce qu’il fait.

Et c’est le cas. Il y a une semaine, la Cour suprême d’Israël a statué qu’un millier de Palestiniens pouvaient être expulsés d’une région de Cisjordanie occupée et les terres réutilisées à des fins militaires – l’une des plus grandes expulsions de Palestiniens depuis le début de l’occupation en 1967.

Shireen Abu Akleh a sacrifié sa vie pour montrer au monde ce qui se passe réellement, et elle n’est en aucun cas la seule. Il y a d’autres Palestiniennes courageuses qui font la même chose. Leur travail entache la conscience d’un monde occidental qui singe les valeurs morales quand cela lui convient, et les met au rebut quand ce n’est pas le cas.

Il prétend défendre la démocratie et la liberté d’expression dans ses combats contre ses ennemis et garde un silence cynique à propos des transgressions de ses alliés.

Mais la tache qui découle du fait de détourner le regard ne disparaîtra pas avec le temps. Elle est indélébile.

Les différents secrétaires d’État américain successifs, droitistes éhontés comme libéraux affligés, sont tout aussi coupable de la mort de Shireen Abu Akleh que le sniper qui avait le doigt sur la gâchette.

David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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