Égypte : le tramway d’Alexandrie, la mémoire d’une ville
Samira porte des lunettes de soleil rosées, assorties à la couleur de son voile. Elle s’assied sur l’un des bancs de la station Mustapha Kamel, du nom d’un nationaliste égyptien du siècle passé. Son visage est résolument tourné vers la gauche. Un tram s’avance. Le jaune. Le dernier modèle importé d’Ukraine et sur les rails depuis 2019, mais qui fait déjà quelques années de plus.
La dame détourne le regard. « Pourquoi je paierais cinq livres [14 centimes d’euros] alors que le tram bleu ne me coûte rien ? », interroge-t-elle.
À bord des anciens tramways bleus, les personnes de plus de 70 ans peuvent monter gratuitement, tandis que les autres passagers payent une ou deux livres (3 centimes d’euros), selon le wagon. Il s’agit du moyen de transport le moins cher pour se déplacer à Alexandrie, l’une des raisons de sa popularité.
Jaunes et bleus circulent sur la même ligne, la première du réseau, Ramleh-Victoria. À ses débuts, en 1863, le tramway était tiré par quatre chevaux, remplacés rapidement par une locomotive à vapeur. Il est alors surtout emprunté par les classes aisées.
La société qui en assurait la gestion au départ se composait de grandes familles alexandrines et étrangères dont les noms des stations portent encore la mémoire.
L'ancienne revue La Réforme rapporte dans ses pages l’inauguration du tout premier tramway électrique en 1898 : « Son Altesse est arrivée à quatre heures et demie précises […] et les applaudissements ont éclaté fort chaleureux quand le tram partit emportant le khédive [titre porté par le vice-roi d’Égypte entre 1892 et 1914] Abbas Helmi. […] Les personnes invitées appartenaient exclusivement au monde officiel, à l’administration et à la presse. Quatre voitures toutes reluisantes, parées et fleuries comme des mariées, avaient été mises à disposition. »
Sur sa route
Samira constate que « les générations changent ». La sienne était « simple et modeste », déclare-t-elle à Middle East Eye.
Elle se souvient d’une journée, il y a cinq ans, qu’elle et sa famille n’oublieront jamais. Ils lui ont même donné un nom : « Le drame international ».
Son fils et sa nièce, expatriés au Canada, étaient de visite à Alexandrie. Ils s’apprêtaient à partir déjeuner dans un restaurant et comme la voiture n’était pas disponible ce jour-là, Samira et son fils avaient opté pour le tram : « Scandale ! Ma nièce, qui avait 13 ans, a passé le trajet à bouder, le menton enfermé dans sa paume. » L’adolescente aurait préféré le confort d’un véhicule privé.
Les jeunes sont pourtant encore nombreux à utiliser le tramway pour se déplacer. Les garçons se balancent dans le vide, en équilibre sur le marchepied.
« Il se passe quelque chose tous les jours. Tenez ! Il y a deux jours, une personne est morte en traversant devant le conducteur, une autre est à l’hôpital. Le chauffeur n’est pas fautif. Il regarde dans le miroir. Les rails glissent, il ne peut rien faire à la dernière minute »
- Hamdi, superviseur
Hamdi* le confirme à MEE : « Chaque moment de la journée a ses passagers. Ceux qui prennent le tram, ce sont ceux qui habitent sur sa route. Le matin : les fonctionnaires, les étudiants et les écoliers. L’après-midi : ceux qui se promènent. »
Assis derrière un bureau en bois, au milieu des voyageurs qui patientent, Hamdi, le superviseur, note l’heure de passage de chaque tramway ainsi que son numéro sur un grand cahier. Il reçoit aussi les plaintes.
Des histoires ? Depuis dix ans qu’il occupe ce poste, il n’en manque pas : « Il se passe quelque chose tous les jours. Tenez ! Il y a deux jours, une personne est morte en traversant devant le conducteur, une autre est à l’hôpital. Le chauffeur n’est pas fautif. Il regarde dans le miroir. Les rails glissent, il ne peut rien faire à la dernière minute. »
« Les tramways bleus opérant actuellement datent des années 1970, alors qu’ils sont conçus pour fonctionner dix ou quinze ans maximum », confie-t-il.
Depuis plusieurs années, un murmure parcourt la ville : les tramways de la ligne historique Ramleh-Victoria vont disparaître.
Cette rumeur n’est pas totalement infondée. Un projet de réhabilitation est en cours depuis 2017, en partie financé par l’Agence française de développement (AFD).
Selon les informations indiquées sur le site de l’organisme, un nouveau tracé est prévu, ainsi que le déplacement de certaines stations et la construction de ponts aériens, pour fluidifier la circulation du tram et réduire le temps de trajet. Les véhicules doivent être modernisés.
La fin des travaux est annoncée pour juin 2025, mais ils n’ont pas encore commencé. Ce retard, auquel s’ajoute le manque d’informations communiquées à la population, y compris à l’attention des plus concernés, alimente les supputations.
« Ça fait quatre ans que les autorités nous disent ‘’le mois prochain’’, la dernière fois, c’était il y a deux mois », se moque Adil*. Ce chauffeur de tram ne sait d’ailleurs pas encore ce qu’il va devenir pendant les années consacrées aux travaux.
« Quelque chose qui les rende fiers »
Le tramway est à Alexandrie ce que la mer est au rivage. Il fait partie du patrimoine de la ville.
Les habitants d’aujourd’hui ne l’ont jamais connue sans, alors comment pourrait-elle être amputée de ce membre mouvant ?
Cette préoccupation a inspiré un atelier d’écriture de la revue Amkenah, dirigée par l’écrivain Alaa Khaled et auquel une dizaine de jeunes entre 25 et 40 ans ont participé au début de l’année 2023. Au printemps, une restitution des textes écrits a eu lieu dans un centre culturel d’Alexandrie, sous forme d’une lecture collective et d’un recueil intitulé : Tramway d’Alexandrie : une mémoire vivante.
Cette réflexion autour du futur passe d’abord par l’évocation de souvenirs. L’attachement au tramway se construit au fil du temps.
Enfant, Manar cueillait des fleurs sauvages le long des rails pour en faire des bouquets à l’occasion de la fête des mères.
Asser, un autre participant, raconte : « Ce jour-là, le tram était plus rapide que d’habitude. Peut-être parce que nous étions une journée d’hiver, sans trafic, poussant le chauffeur à accélérer. À cause de cette vitesse inattendue, ma grand-mère a eu un fou rire, accompagné d’une quinte de toux, pareille à une enfant essayant pour la première fois l’un des manèges d’un parc d’attraction. »
Les auteures, majoritairement des femmes, mettent en avant les avantages et les spécificités du tramway par rapport à d’autres modes de transport.
Chaïma apprécie le confort que lui procure le wagon réservé aux femmes. Ghada, elle, aime le sentiment d’anonymat que la foule lui donne. Le tramway peut être propice à la contemplation et la solitude, mais il est aussi un espace de rencontres.
Chourouq dit avoir beaucoup appris sur les autres à force de le prendre. Contrairement aux micro-bus et autobus qui se prennent la plupart du temps en cours de route, les tramways ont leur propre arrêt. La discussion naît parfois dans ces zones d’attente.
Un matin, un homme âgé engage la conversation avec Chourouq : « Il sort de sa vieille veste marron un caramel qu’il me donne. […] J’apprends qu’il travaille comme plombier et il se plaint des prix élevés, puis il me demande si j’étudie encore. »
La mixité sociale du tramway aujourd’hui s’explique en partie par la révolution de 2011, selon Alaa Khaled : « La révolution a permis aux gens de se rencontrer. Ils n’ont plus peur les uns des autres. »
L’écrivain, né en 1960, remarque également que les jeunes générations sont bien plus nostalgiques que la sienne : « Les réseaux sociaux, avec le partage des photos, ont à mon avis contribué à renforcer ce sentiment. Les jeunes veulent quelque chose qui les rende fiers. La mondialisation a accentué la rivalité entre les grandes métropoles. »
Cette nostalgie peut se traduire par un refus du changement. Le tramway incarne une forme de résistance face aux dernières évolutions urbaines.
« Des bâtiments familiers disparaissent, des arbres vivaces tombent, la couleur du béton gris domine tout, le cercle de sécurité s’érode, alors je fuis vers les stations de tram et la couleur verte qui recouvre sa route chaque hiver. Je prends le tram dans n’importe quelle direction […] pour échapper au chagrin quand je ne trouve aucun endroit où me réfugier », écrit Asser.
La ville se métamorphose à grande vitesse et sans que les habitants ne soient concertés.
« On se réveille le matin et l’on découvre ce qu’il se passe. Je pense que le tram va être remplacé par un monorail. Je n’ai pas d’information », se désole auprès de MEE l’une des participantes, May, à la fin de la lecture. Derrière l’inquiétude du devenir du tramway, une plus grande peur se dessine, celle du futur de toute une ville.
* Certains prénoms ont été modifiés.
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