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Au Caire, la destruction de tombeaux dans la Cité des morts indigne les vivants

Pour construire un pont routier au-dessus de la nécropole sacrée de la capitale égyptienne, les autorités exhument des tombes et effacent l’histoire
Tombeau partiellement démoli dans la rue al-Ghafir, dans la Cité des morts, au Caire. Des dizaines de tombeaux ont été abattus sur le site à la mi-juillet 2020 (MEE)
Par Correspondants de MEE à LE CAIRE, Égypte

La vaste nécropole du Caire est un lieu sacré pour les Égyptiens. Également connue sous le nom de Cité des morts, elle renferme des tombeaux qui remontent à l’époque des mamelouks, qui ont régné sur l’Égypte pendant plus de 250 ans avant la conquête ottomane en 1517, ainsi que des sanctuaires, mosquées et mausolées des premiers dirigeants islamiques tels que l’imam al-Chafii.

Mais les autorités égyptiennes ont provoqué l’indignation et la fureur de la population après avoir décidé de construire un pont routier à travers le site, démolissant sur leur passage de nombreux tombeaux ainsi que les vestiges du précieux patrimoine islamique égyptien.

Le pont routier permettra de réduire les embouteillages dans la partie occidentale du Caire, soutiennent les autorités. 

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« Cette zone abrite les tombeaux de personnes qui ont joué un rôle très important dans l’histoire de l’Égypte », explique à Middle East Eye Gamal Abdel Rahim, professeur d’histoire islamique à l’Université du Caire. 

La nécropole ne se trouve qu’à quelques kilomètres de la mosquée al-Azhar, du cœur du Caire fatimide et du souk Khan al-Khalili, situé dans le centre historique du Caire islamique.

Le pont fait partie des dizaines de projets routiers et d’infrastructure mis en œuvre par les autorités pour améliorer la qualité des routes et réduire la durée des déplacements, en particulier au Caire, une ville de 21 millions d’habitants. 

Pour l’instant, Le Caire est le cœur battant de la vie économique et administrative de l’Égypte. Mais il est prévu que son statut de capitale administrative du pays soit cédé à une nouvelle ville gigantesque – qui devrait être presque aussi grande que Singapour, avec des logements pouvant accueillir plus de 6 millions de personnes –, actuellement en cours de construction ex nihilo à environ 45 km à l’est du Caire. 

Les projets routiers réalisés en Égypte au cours des dernières années ont permis au pays de se hisser au 29e rang mondial de l’indice de qualité des routes en 2019, alors qu’il figurait à la 110e place en 2015. 

Ces projets comprenaient près de 5 000 km de nouvelles routes et des dizaines de ponts.

Le pont routier qui doit être ouvert dans l’ouest du Caire, baptisé el-Fardous, reliera le sud de la capitale égyptienne à sa partie ouest, en passant directement par la Cité des morts.

« Les autorités auraient dû mener suffisamment d’études sur la zone avant de commencer à démolir les tombeaux », indique à MEE Soheir Hawas, professeure de génie architectural à l’Université du Caire. « Elles auraient pu facilement choisir un autre emplacement pour le pont routier afin de protéger les bâtiments anciens présents dans la zone. » 

Les photos partagées sur les réseaux sociaux de bulldozers déployés par le gouvernement en train de raser des tombeaux du cimetière d’al-Ghafir, qui fait partie de la nécropole, ont provoqué la colère des Égyptiens et déclenché des appels à la protection des monuments de la nation. 

Façades de tombeaux détruites dans la Cité des morts, en juillet 2020. Les autorités ont complètement démoli certains tombeaux dans la zone et détruit partiellement d’autres tombeaux pour construire un nouveau pont routier (MEE)
Façades de tombeaux détruites dans la Cité des morts, en juillet 2020 (MEE)

Le hashtag « Non à la démolition des monuments d’Égypte » a également été lancé pour attirer l’attention sur ce qui se passe actuellement dans la Cité des morts.

Le démenti du gouvernement

Les responsables gouvernementaux affirment cependant que les tombeaux détruits n’étaient ni historiques, ni enregistrés comme monuments. 

« Ils ont l’air anciens, mais en réalité, ils ne sont pas enregistrés en tant qu’antiquités islamiques », a déclaré Mostafa Waziri, secrétaire général du Conseil suprême des antiquités, l’organe du ministère du Tourisme et des Antiquités chargé de la protection des monuments de la nation, à la chaîne saoudienne MBC le 21 juillet. « Il existe des réglementations en matière d’enregistrement des antiquités. » 

« Cette zone abrite les tombeaux de personnes qui ont joué un rôle très important dans l’histoire de l’Égypte »

- Gamal Abdel Rahim, professeur d’histoire islamique

Selon Waziri, les objets ne peuvent être enregistrés en tant qu’antiquités tant qu’ils ne datent pas d’au moins un siècle. 

Le professeur Abdel Rahim a dû intervenir en personne la semaine dernière pour empêcher la démolition du tombeau de Shivakiar Ibrahim, la première épouse du roi Fouad Ier, membre de la dynastie de Mehemet Ali, devenu sultan d’Égypte en 1917. 

Le Caire islamique a été inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1979.  

Parmi les tombeaux détruits figurent ceux de personnalités importantes qui ont contribué à façonner l’histoire de l’Égypte au cours du siècle dernier. 

Le tombeau d’Ahmed Abboud Pacha, homme d’affaires et actionnaire de la Banque Misr, la plus ancienne banque d’Égypte, décédé en 1963, a notamment été touché. Au moment de sa mort, Abboud Pacha était l’un des hommes les plus riches d’Égypte mais aussi de toute la région. 

Outre la chambre funéraire, son tombeau comprenait une grande cour avec un jardin garni de fleurs et d’arbres centenaires. 

Un démolisseur surveille un bulldozer qui rase des tombes de la Cité des morts, en juillet 2020 (MEE)
Un démolisseur surveille un bulldozer qui rase des tombes de la Cité des morts, en juillet 2020 (MEE)

Parmi ces tombeaux figuraient aussi ceux de Hassan Sabry Pacha, un ancien Premier ministre décédé en 1940, d’Ihssan Abdel Koudouss, un célèbre romancier égyptien décédé en 1990, ainsi que du célèbre acteur comique Fouad el-Mohandes, qui nous a quittés en 2006.

La plupart des tombeaux rasés contenaient des gravures et des dessins qui rappelaient l’art et l’histoire de l’Égypte. Beaucoup pensent qu’ils étaient si beaux qu’ils auraient pu devenir des attractions touristiques.

Un manque de connaissance 

Selon Mostafa Waziri, la plupart des tombeaux abattus dans la zone dataient des années 1920 et 1930. Le responsable du Conseil suprême des antiquités a ajouté qu’il avait ordonné la formation d’un comité chargé d’enquêter sur l’histoire des tombeaux afin de décider s’ils pouvaient être enregistrés en tant qu’antiquités. Certains des tombeaux mamelouks ne l’avaient semble-t-il pas été. 

Le 3 avril 2017, Mohamed Abou Saeda, directeur de l’Organisation nationale pour l’harmonie urbaine – qui est en partie responsable de la conception des villes égyptiennes et de l’inspection des bâtiments à valeur architecturale – a déclaré que son organisation continuait d’expertiser les tombeaux mamelouks. L’objectif de l’expertise, a-t-il précisé, était de créer une importante base de données de ces tombeaux. 

« L’enregistrement des tombes des personnes qui ont joué un rôle important dans l’histoire de l’Égypte nous aidera à protéger ce patrimoine et cette histoire », a déclaré Abou Saeda. 

Cependant, certains de ces tombeaux historiques semblent avoir été démolis avant même que les autorités égyptiennes n’aient estimé leur valeur. 

« C’est le gardien du tombeau qui nous [a informés de la démolition]. Cela ne nous a pas laissé assez de temps pour déplacer les restes de nos proches décédés vers un autre endroit »

– Mohamed Abdel Koudouss, journaliste et fils du romancier Ihssan Abdel Koudouss 

Par ailleurs, certaines démolitions ont affecté non seulement les défunts, mais aussi ceux qu’ils laissent derrière eux, confrontés à la vue du lieu de repos de leurs proches rasé par des bulldozers.

Une photo particulièrement poignante a été partagée sur les réseaux sociaux ces derniers jours. 

On y voit un homme qui se tient à côté du tombeau rasé de ses parents et de sa fille et qui lève les mains pour prier. 

Il est l’une des nombreuses personnes à avoir été choquées par la nouvelle de la destruction des tombeaux de leurs proches. La plupart d’entre elles affirment ne pas avoir été alertées par les autorités au sujet de la destruction planifiée.

Mohamed Abdel Koudouss, journaliste renommé et fils du célèbre romancier Ihssan Abdel Koudouss, indique que sa famille n’a été informée de la démolition de certaines parties du tombeau de son père que deux semaines avant.  

« C’est le gardien du tombeau qui nous en a informés », explique-t-il à MEE. « Cela ne nous a pas laissé assez de temps pour déplacer les restes de nos proches décédés vers un autre endroit avant la démolition. » 

La prochaine fois que Mohamed Abdel Koudouss se rendra sur la tombe de son père, il sait désormais qu’il n’y verra que des ruines.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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