Edward Saïd et ses ennemis
Vingt ans après son décès le 25 septembre 2003 à l’âge de 67 ans, Edward Saïd éclaire toujours notre chemin dans les eaux tumultueuses de l’histoire du monde.
Quelles étaient les sources et les raisons de l’intransigeante ténacité qui le poussait à dire la vérité au pouvoir, et comment a-t-il pu permettre à toute une génération de penseurs critiques d’en faire autant ?
L’aspect déterminant du caractère moral et intellectuel d’Edward Saïd en tant que principal porte-parole de la cause palestinienne est la manière dont il a défini cette cause politique fondamentale de sa génération et de la nôtre en des termes qui font autorité auprès d’autres mouvements cruciaux pour la justice à travers le monde.
Il était exactement le contraire des nativistes qui définissent les termes de leur politique particulière aux dépens des autres. Cette identification à Edward Saïd ne s’est pas seulement faite au niveau émotif ou charismatique. Elle était profondément morale, une question de principe éthique qui a été à son tour traduite en termes intellectuels et théoriques solides.
L’aspect déterminant du caractère moral et intellectuel d’Edward Saïd en tant que principal porte-parole de la cause palestinienne est la manière dont il a défini cette cause politique fondamentale de sa génération et de la nôtre en des termes qui font autorité auprès d’autres mouvements cruciaux pour la justice à travers le monde
J’en ai été le témoin lors de deux occasions majeures, qui ne sont que la pointe de l’iceberg, au moment où l’universalité de l’attrait politique et intellectuel d’Edward Saïd se manifestait sur la scène mondiale. La première fois, en octobre-novembre 2000, lorsque l’Académie italienne de l’Université de Columbia, où Saïd a enseigné pendant des dizaines d’années jusqu’à sa mort, a accueilli l’éminente figure fondatrice de l’école d’études subalternes, l’historien indien Ranajit Guha, pour donner une série de conférences.
Dans ce cadre, mon autre distinguée collègue de Columbia, Gayatri Spivak, et moi-même avions organisé une conférence de deux jours autour des enseignements de Guha que nous avions appelée « Subaltern Studies at Large ». Edward Saïd était présent et a prononcé un discours d’ouverture lors de la première session plénière.
Nous avions invité des penseurs et des universitaires critiques de premier plan originaires d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, d’Australie, d’Europe et des États-Unis – et le vocabulaire même de nos discussions était presque entièrement composé d’articulations variées du travail d’Edward Saïd.
À une autre occasion, en avril 2003, quelques mois seulement avant sa mort, j’ai organisé, en tant que directeur de mon département, une conférence internationale à l’occasion du 25e anniversaire de la publication d’Orientalisme. L’orient créé par l’Occident, à laquelle nous avions à nouveau invité d’éminents intellectuels des quatre coins du monde et où Edward Saïd devait formuler les remarques finales.
Au cours de cette conférence également, nous avons tous été témoins de la manière dont la centralité fondatrice d’Orientalisme avait des résonances mondiales qui allaient peut-être même au-delà des propres attentes initiales de son auteur. On pouvait voir comment les travaux des penseurs critiques, de Nietzsche à Gramsci en passant par Adorno et Fanon, étaient tous arrivés à leur apogée dans l’œuvre d’Edward Saïd.
Les ennemis d’Edward Saïd
Je partage ces souvenirs afin de mettre en évidence ma suggestion selon laquelle une grande partie du monde civilisé et cultivé, les soucieux et consciencieux sur le plan moral et politique, ont des raisons de connaître, d’aimer et maintenant de se souvenir et d’admirer Edward Saïd pour des objectifs internes à leurs propres projets politiques.
Edward Saïd avait bien entendu son lot d’ennemis jurés, forces malfaisantes investies de la mission de chercher, en vain, à le vilipender. Comme ce rédacteur pro-israélien de Newsweek, qui a utilisé ce forum pour promouvoir la haine des Arabes et des musulmans (palestiniens en particulier), vilipender le soulèvement Black Lives Matter et chercher à garantir quatre années supplémentaires de folie vicieuse de Trump au pouvoir, tout cela afin que les Israéliens puissent s’approprier le reste de la Palestine dans un dernier acte de vol à main armée.
Tous ces articles partagent une erreur commune : ils se trompent de cible. Edward Saïd n’est pas là où ils visent. Il est ailleurs.
Une humanité partagée
Par ses engagements et l’exemple qu’il a montré de son vivant, Edward Saïd a façonné un type particulier d’intellectuel public engagé dans la question dominante de son temps, à savoir pour lui la question des aspirations nationales palestiniennes, en termes universels et non-eurocentriques.
C’est ce sentiment crucial d’humanité partagée qui a amené la Palestine à l’épicentre du dialogue mondial. L’engagement d’Edward Saïd envers la Palestine était si profondément humaniste qu’il a aidé à mondialiser la cause palestinienne dans des termes qui allaient démanteler l’euro-universalisme qu’il contestait dans la plupart de ses travaux universitaires.
Deux tendances intellectuelles majeures font autorité pour une grande partie de la scène américaine du XXe siècle – autrement dépourvue de toute tradition intellectuelle locale : d’une part les intellectuels immigrés juifs des années 1930 et au-delà, d’autre part les intellectuels afro-américains de la Renaissance de Harlem et au-delà. Hannah Arendt et James Baldwin en sont respectivement les principaux exemples.
Dans le premier cas, les États-Unis sont devenus les bénéficiaires des atrocités meurtrières des nazis en Europe, et dans le second, la même scène a été honorée d’un tournant historique dans l’imagination morale et intellectuelle d’une nation par les victimes d’un racisme terrorisant qui avait ciblé les Afro-Américains.
L’intellectuel exilé
En tant qu’héritier de ces deux traditions, Edward Saïd a réussi a façonné une position pour une droite intellectuelle arabe, musulmane ou immigrée au milieu de ces deux traditions puissantes, entre Arendt et Baldwin, pour ainsi dire. C’est l’accomplissement de toute une vie. Edward Saïd lui-même ne le voyait pas ainsi, car il s’identifiait profondément au philosophe juif allemand Theodor Adorno ; il se considérait en exil et théorisait donc la condition d’exil.
De l’ombre de cette catégorie d’intellectuels exilés ont bien sûr émergé les informateurs indigènes tels que Fouad Ajami. Il est beaucoup plus exact de voir Edward Saïd comme celui qui a globalisé une nouvelle catégorie d’intellectuels organiques située quelque part entre les immigrés juifs et les intellectuels afro-américains mis en situation de faiblesse.
C’est précisément cette position emblématique d’Edward Saïd au sein d’une expérience remarquablement américaine qui trouble profondément les sionistes racistes, lesquels pensaient avoir accaparé le marché américain aux fins de leurs vols malfaisants en Palestine
C’est précisément cette position emblématique d’Edward Saïd au sein d’une expérience remarquablement américaine qui trouble profondément les sionistes racistes, lesquels pensaient avoir accaparé le marché américain aux fins de leurs vols malfaisants en Palestine. En plein cœur de l’empire qu’ils continuent d’exploiter pour obtenir des armes et une protection politique a émergé une voix singulièrement puissante : Edward Saïd.
Bien sûr, ils le haïssent et crient vengeance, précisément pour les mêmes raisons que le monde entier l’aime et l’admire profondément. Ils « accusent » Edward Saïd d’avoir inspiré des aspects du soulèvement Black Lives Matter.
Ce n’est pas une accusation. C’est un motif de célébration.
Bien sûr, Edward Saïd a été une source d’inspiration pour les Afro-Américains dans leurs luttes historiques pour la justice, et, aujourd’hui, dans des personnalités justement célèbres comme Angela Davis, Cornel West, Alice Walker et Eddie S. Glaude Jr., nous entendons haut et fort les échos de la voix d’Edward Saïd et la manière dont il a étendu la puissance de son intellect charismatique au mouvement Black Lives Matter.
Et aucun Arabe, aucun Palestinien, personne en Asie, en Afrique et en Amérique latine qui se soucie tant de la juste cause des Noirs américains que de celle des Palestiniens ne pourrait être plus fier d’Edward Saïd pour ce rôle précurseur.
- Hamid Dabashi est professeur d’études iraniennes et de littérature comparée, récipendiaire de la chaire Hagop Kevorkian, à l’université de Columbia à New York, où il enseigne la littérature comparée, le cinéma mondial et la théorie postcoloniale. Parmi ses derniers ouvrages figurent The Future of Two Illusions: Islam after the West (2022), The Last Muslim Intellectual: The Life and Legacy of Jalal Al-e Ahmad (2021), Reversing the Colonial Gaze: Persian Travelers Abroad (2020) ainsi que The Emperor is Naked: On the Inevitable Demise of the Nation-State (2020). Ses livres et articles ont été traduits dans de nombreuses langues.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].