Entre espoir et désarroi, les yézidis d'Irak fêtent leur Nouvel An
LALISH, Irak - Les yézidis se pressent sur la route étroite menant ici, au temple, site le plus sacré de l'antique communauté religieuse. Autour du temple, la foule se densifie, puis un flot humain se déverse à l'extérieur par le porche séculaire du monument de pierre.
La foule massée dans un patio verdoyant pénètre alors à l'intérieur : une enfilade de pièces caverneuses, humides et faiblement éclairées, où ils touchent des lèvres les tissus aux couleurs vives drapés autour des tombes de chefs spirituels défunts.
Hommes, femmes, enfants, tous sont venus célébrer « Mercredi Rouge », premier jour de la nouvelle année du calendrier yézidi. Entassés dans des minibus et à l'arrière de camionnettes, ou assis à l'étroit dans d'antiques berlines Opel, des milliers de yézidis venus de tout le territoire kurde convergent vers Lalish pour fêter l'événement.
Le Nouvel An offre à cette communauté traumatisée par toutes ces agressions l'une des rares occasions qu'elle a de faire la fête.
Leurs vieilles Opels sont les mêmes guimbardes qu'on croise encore sur le bas-côté de la route sinueuse menant à la ville de Sinjar. Les yézidis les ont abandonnées lors de leur fuite éperdue devant les militants de l'État islamique (EI) qui ont fait irruption en août 2014 dans leur fief au nord de l'Irak. Les militants avaient résolu d'éradiquer d'Irak les yézidis, qu'ils considèrent comme des adorateurs du diable.
Les combattants de l'État islamique ont décimé environ 1 300 hommes et femmes âgées incapables d'échapper à leur foudroyante progression. Ils ont aussi enlevé plus de 5 000 femmes et enfants. Parmi eux, 3 500 environ sont toujours en captivité ; les femmes, soumises à l'esclavage sexuel, sont victimes de violences, et les enfants endoctrinés dans les écoles du groupe.
L’EI a été repoussé par les forces kurdes, mais les militants occupent encore de nombreux villages yézidis dans les plaines de Ninive ; leurs positions sont encore assez proches de Sinjar pour pouvoir tirer des fusées remplies de gaz toxiques contre la ville en ruines. La plupart des yézidis vivent dans des camps de réfugiés autour de la ville voisine de Dohouk, au Kurdistan irakien.
Deux ans plus tard, les yézidis se rassemblent au Lalish, dans le rugissement des chasseurs de la coalition qui tournent au-dessus de leur tête et leur rappellent la menace, toute proche encore. Le traumatisme de leur perte reste omniprésent, même pendant les célébrations.
« Tout le monde ressent cette douleur ici », déclare Qasim Rasho, 79 ans, assis sur l'herbe au bord de la route menant au temple, vêtu d'un kandura blanc et foulard à damiers sur la tête. Il a perdu des membres de sa famille pendant l'assaut de l'EI, comme la plupart des gens présents.
« Je suis triste, même aujourd'hui. Nombre de nos femmes et filles sont toujours détenues par Daech. Tant qu'une seule d'entre elles restera entre leurs mains, nous ne saurons être heureux », admet Badal Hamo Ase, 44 ans, issu du village de Khanasoor près de Sinjar, toujours déserté après avoir été libéré de l'EI fin 2014.
Une identité réaffirmée
L'attaque meurtrière de l'EI contre cette communauté isolée a renforcé son sentiment d'identité commune, se réjouit Mirza Diyanni, un yézidi venant d'Allemagne qui travaille pour le gouvernement régional kurde (KRG). Il participe activement aux efforts déployés pour libérer les femmes et les enfants captifs.
Lalish, petit hameau niché entre des collines, est devenu un centre important de ce renouveau, et les yézidis affluent tout au long de l'année vers le site sacré.
« Les personnes sauvées de Daech se rendent immédiatement à Lalish », indique Mirza Diyanni, dans la cour du temple. « Même la jeune génération, peu au fait de la religion, estime très importants ces fêtes religieuses et jours fériés. L'identité yézidie s'affirme de plus en plus, non dans un sens religieux mais comme identité sociale.
Mercredi Rouge attire maintenant à Lalish plus de visiteurs qu'avant l'attaque de l’EI, qualifiée de génocide le mois dernier par le gouvernement des États-Unis.
« L'année dernière, il y avait moins de gens ici ; c'était le première fois qu'était fêté le Nouvel An après l'invasion de Daech. Mais, aujourd'hui, les visiteurs n'ont jamais été aussi nombreux », se réjouit Hussein Hassan, 54 ans, qui a perdu 50 membres de sa famille étendue.
La plupart des visiteurs sont jeunes, des hommes et des femmes aux coupes de cheveux et vêtements à la mode, qui s'amusent à faire des selfies avec leurs mobiles.
« La vie est devenue plus difficile, et la religion prend plus d'importance pour nous désormais », remarque Ghaleb Dardwesh, 19 ans, venu à Lalish avec un groupe d'amis.
Aucune cérémonie ne marque la nouvelle année yézidie, et la foule qui encombrait les rues de Lalish et se pressait dans le temple aurait pu passer pour un groupe de fêtards dans un parc d'attractions. De temps à autres seulement, on voit des gardiens du temple, en djellaba et coiffés d'un turban blanc, circuler au sein de la foule ou s'appuyer contre un mur, pendant que des yézidis âgés font la queue pour venir se recueillir.
Les jeunes s'ingénient à transformer en jeux les rituels religieux. Dans une pièce reculée au fond du temple, un groupe s'est formé autour d'un simple autel de pierre et chacun attend bruyamment son tour de lancer un bout de tissu sur le rebord de l'autel.
La coutume yézidie veut qu'un lancer réussi procure à son auteur sept années de bonne fortune, mais ici les participants ne semblent pas accorder à cette croyance plus de valeur qu'un lot gagné à un stand de tir à la foire.
Dans la salle adjacente, les visiteurs peuvent jeter des cailloux en direction de deux trous creusés dans le sol. Selon la tradition, atteindre le bon trou vous garantit une place au ciel, tandis qu'atteindre l'autre vous envoie en enfer. Les enjeux sont donc très élevés mais peu d'entre eux prennent cela au sérieux.
Partout des rappels du passé
Malgré l'atmosphère de carnaval, des rappels des horreurs récentes ne sont pas difficiles à trouver.
Quelques mois après l'attaque de Sinjar, un petit groupe de militants yézidis ont exfiltré avec le soutien du KRG des femmes prisonnières de l'EI. L'un des principaux acteurs de ce jeu mortel du chat et la souris se tient à côté de Mirza Diyanni dans la cour du temple. Connu des yézidis sous le nom d'Abu Shijaa, cet homme au maintien affable, dans la force de l'âge, porte des lunettes et jouit d'un immense respect au sein de la communauté.
Des hommes défilent constamment pour lui serrer la main, se faire prendre en photo avec lui, et quelques-uns l'embrassent même sur la joue en témoignage de gratitude. Abu Shijaa et ses partenaires ont réussi à faire sortir des centaines de femmes et d'enfants des bastions de l'EI à Raqqa, Deir Ezzor et Mossoul, mais leur mission s'avère depuis quelques temps plus difficile.
« Il est désormais plus difficile de sauver les yézidis. Daech instrumentalise le hisbah (police des mœurs) pour mettre les femmes sous surveillance », indique Abu Shijaa, en référence aux membres féminins de la police religieuse de l'EI. Il est devenu presque impossible d'exfiltrer les garçons yézidis retenus à l'écart de leur mère dans les écoles de l'EI, et certains des passeurs qui ont essayé ont été capturés et exécutés, déplore-t-il.
L'EI n'est que le dernier en date des agresseurs qui se sont succédés contre les yézidis, taxés d'adorateurs du diable par les musulmans extrémistes. En 2007, une série coordonnée d'attentats à la bombe dans des villes yézidis près de Mossoul a fait 500 victimes, la plus grave attaque terroriste après celle du 11 septembre. Beaucoup de yézidis sont convaincus qu'ils n'ont pas d'avenir en Irak, et sont déterminés à tout risquer pour atteindre l'Europe.
S'ils y parviennent, les foules immenses inaugurant la Nouvelle année à Lalish pourraient bientôt faire partie du passé. Mais cette communauté, tant persécutée, pourrait ne pas être si facile à déraciner de ses terres ancestrales.
« Nous avons subi soixante-douze pogromes : nous survivrons aussi à cette agression », affirme Abu Shijaa sur un ton de défi.
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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