Le coup d’État contre l’armée israélienne
Un coup d’État militaire est un phénomène politique connu dans l’histoire ancienne et récente. L’armée prend d’assaut le palais du gouvernement et prend le pouvoir. Mais ce qui est arrivé le 20 mai en Israël, lorsque le ministre de la défense Moshe « Bogie » Ya’alon a laissé place à Avigdor Lieberman, peut être décrit comme un coup d’État civil mené par une classe politique de droite contre une armée qui lui barrait la route.
Le processus qui a conduit à ces événements politiques spectaculaires a été long. Tomer Persico, expert en religion et observateur attentif de la société israélienne, a parlé d’un « soulèvement du peuple contre l’État », plaçant les valeurs ethnocentriques (juives) au-dessus de toutes les autres.
L’appartenance ethnique et non la citoyenneté est devenue l’essence de l’identité israélienne. Les vieilles élites du secteur public ou des milieux de la presse ou de la culture, considérées comme les gardiens des concepts obsolètes de type républicain tels que la primauté du droit ou les droits de l’homme, font face à des attaques constantes.
Pendant de nombreuses années, l’armée, organe le plus prestigieux et le plus unificateur au sein de la société juive israélienne, était relativement à l’abri de ce genre de critiques. Mais les choses ont changé. Pendant la dernière guerre contre Gaza à l’été 2014, Naftali Bennett, chef du Foyer juif qui fait partie des porteurs de cette nouvelle révolution, est ouvertement devenu un adversaire du haut commandement militaire et de son représentant politique au sein du gouvernement, le ministre de la Défense de l’époque Moshe Ya’alon.
Sur la base d’informations provenant probablement de commandants de rang intermédiaire, dont beaucoup ont été éduqués dans des institutions national-religieuses, Bennett a critiqué avec véhémence le comportement de l’armée lors de l’opération « Bordure protectrice », l’accusant d’avoir retenu des informations cruciales provenant du gouvernement et d’avoir hésité à lutter contre le Hamas. Le fait que l’armée ait ouvertement mis en garde le gouvernement contre l’occupation de Gaza a presque été vu comme un acte de lâcheté.
Toutefois, les critiques émises par Bennett, partagées en partie par le ministre des Affaires étrangères de l’époque Avigdor Lieberman, ont donné lieu en réaction à une coalition étroite entre le Premier ministre Benjamin Netanyahou d’une part, et Ya’alon et le haut commandement militaire d’autre part. Tous deux préféraient une opération militaire limitée et un cessez-le-feu négocié par l’Égypte à l’objectif plus ambitieux consistant à renverser le Hamas et à anéantir ses capacités d’attaque.
Des opérations militaires d’envergure
Pourtant, ils avaient des raisons différentes d’adopter ces positions. Netanyahou est peu enclin à mener des opérations militaires d’envergure dans la mesure où elles mettent en danger le statu quo qui permet à Israël de maintenir son contrôle sur la Cisjordanie et de poursuivre son projet de colonisation. L’armée est réticente à lancer des offensives à grande échelle car elle est parvenue à la conclusion qu’elle ne pouvait pas obtenir une victoire nette dans les circonstances actuelles du conflit israélo-palestinien, une leçon tirée d’opérations successives menées à Gaza et ailleurs.
Dans le même temps, le haut commandement militaire estime que les chances d’aboutir à une solution politique au conflit sont minces, voire inexistantes. L’option privilégiée est donc de maintenir un conflit de faible intensité.
D’une certaine façon, les critiques de Bennett sont justifiées. En dépit de son avantage écrasant face aux Palestiniens et de son budget annuel de plus de 15 milliards de dollars, l’armée israélienne recherche encore des raccourcis dans toutes les confrontations militaires auxquelles elle participe.
À l’été 2014, Netanyahou, Ya’alon et l’armée ont fini par conclure un cessez-le-feu sans renverser le Hamas ni occuper Gaza, alors qu’ils en avaient l’occasion. Mais les élections israéliennes de mars dernier, qui ont abouti à la formation d’un gouvernement exclusivement de droite, sans la participation du parti centriste Yesh Atid de Yaïr Lapid, ont modifié l’équilibre du pouvoir.
La nouvelle génération au sein des partis d’extrême droite s’est montrée déterminée non seulement à gouverner, comme elle le fait de manière quasiment ininterrompue depuis 1977, mais aussi à changer la nature des institutions de l’État en fonction de ses perceptions politiques. Elle voulait terminer le processus auquel Persico a fait référence : placer l’ethnie juive au-dessus de l’État et mettre de côté des valeurs telles que la primauté du droit, la bonne gouvernance, les droits de l’homme et même les règlements militaires.
Bennett a lui-même été désigné au poste de ministre de l’Éducation de la coalition et a commencé un processus de réécriture des manuels scolaires, en particulier de ceux qui sont axés sur l’histoire et les sciences politiques. Son acolyte au sein de son parti, Ayelet Shaked, a été nommée ministre de la Justice et a engagé une bataille pour réduire les pouvoirs de la Cour suprême et du système judiciaire dans son ensemble. En compagnie d’autres ministres du Likoud, parti au pouvoir qui penche toujours plus à droite, ils ont initié une série de lois visant à restreindre les activités des organisations de défense des droits de l’homme.
Des tensions exacerbées
L’apparition des événements violents en Cisjordanie et à Jérusalem à la fin de l’an dernier a exacerbé des tensions déjà vives entre la nouvelle élite émergente de droite et l’armée. Fidèle à sa philosophie de conflit de faible intensité, l’armée a essayé de contenir les événements. Au lieu de mener des représailles contre la population civile palestinienne, Ya’alon et l’armée ont insisté pour soulager la pression en délivrant par exemple plus de permis de travail en Israël.
Cette politique s’est avérée efficace car elle a probablement contribué à empêcher la propagation des affrontements à de plus larges sections de la société palestinienne ; cependant, celle-ci est restée très impopulaire dans les milieux d’extrême-droite, qui attendaient de l’armée qu’elle « tire pour tuer » chaque fois qu’un Palestinien osait attaquer ou faire face à des soldats ou des civils israéliens en Cisjordanie et ailleurs.
Le tournant s’est produit à Hébron, où un soldat israélien, Elor Azaria, a abattu Abdel Fattah al-Sharif, un Palestinien blessé qui gisait dans la rue et qui aurait tenté de poignarder un soldat dans la ville occupée. L’incident a été filmé et la vidéo a été diffusée ; Azaria a été rapidement arrêté et inculpé tout d’abord pour meurtre.
L’armée et Ya’alon ont rapidement été pris à partie pour les poursuites engagées contre Azaria. Le soldat est devenu une sorte de héros populaire qui a « fait ce qu’il fallait », à savoir tuer un Palestinien qui a osé défier la mainmise d’Israël sur la Cisjordanie. Bennett a affronté Ya’alon au gouvernement, tandis que Lieberman, qui était alors un simple député après avoir refusé de rejoindre la nouvelle coalition de Netanyahou, a même participé à une manifestation devant le tribunal militaire où les audiences d’Azaria avaient lieu.
Pourtant, malgré cette pression, Ya’alon et l’armée n’ont pas reculé et ont insisté pour que le procès d’Azaria ait lieu. Ce n’était pas uniquement une question d’ordre moral. L’armée, semble-t-il, craignait également que tirer Azaria d’affaire n’eût encouragé d’autres soldats à suivre son exemple, ce qui aurait mis en péril sa stratégie de conflit de faible intensité contre les Palestiniens. Toutefois la droite n’y a vu qu’un nouveau signe de la faiblesse de l’armée face aux Palestiniens.
Un discours prononcé à la veille du jour du souvenir de l’Holocauste par le général Yaïr Golan, vice-chef d’État-major, s’est avéré être la partie émergée de l’iceberg. Golan a prévenu que l’on pouvait voir « parmi nous » aujourd’hui des « signes » des « processus nauséabonds » qui se sont déroulés en Europe et en Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale.
Toute comparaison entre la situation actuelle en Israël et l’Allemagne nazie soulève habituellement un énorme tollé en Israël, mais cette fois-ci, c’était pire. Cette comparaison sortait de la bouche d’un des principaux généraux d’Israël. Pour la droite et même pour Netanyahou, il s’agissait de la preuve dont ils avaient besoin pour démontrer que l’armée, au lieu de « combattre l’ennemi », était devenue trop politique et se mettait à donner des leçons de morale à la société israélienne.
Les événements qui ont entraîné la nomination de Lieberman étaient en partie accidentels. Netanyahou voulait élargir son gouvernement. Les négociations avec le Camp sioniste dirigé par Isaac Herzog ont échoué et Lieberman était une option facile. Mais ces événements ont également une signification plus profonde.
Les nouvelles élites d’Israël
Lieberman, un immigré originaire de Moldavie qui a servi seulement quelques mois dans l’armée, dans le magasin du quartier-maître qui supervise la distribution de fournitures et de provisions, est l’illustration des nouvelles élites d’Israël. Ya’alon, un laïc avéré éduqué dans un mouvement de jeunesse travailliste et qui a passé de nombreuses années dans un kibboutz, est un représentant typique de la vieille garde. Yehuda Glick, qui remplacera Ya’alon au Parlement, est le leader des « Fidèles du mont du Temple », un des mouvements de premier plan de la nouvelle droite religieuse et impénitente. Il fait également partie de ces nouvelles élites.
Pourtant, l’importance de la tournure des événements n’est pas uniquement symbolique. En remplaçant Ya’alon par Lieberman, la nouvelle droite fait un grand pas dans le processus qui la verra envahir le plus grand et peut-être le dernier bastion des organes étatiques d’Israël : l’armée. Le fait que de nombreux officiers de rang faible et intermédiaire sont déjà des sympathisants de cette nouvelle pensée ethnocentrique facilitera certainement ce processus.
Une question cruciale demeure : que fera la nouvelle élite de droite de ce nouveau trophée ? S’en servira-t-elle pour annexer des régions en Cisjordanie, comme le prêche Bennett depuis de nombreuses années, ou pour occuper la bande de Gaza et éliminer le Hamas, comme Lieberman l’a suggéré plus d’une fois ? Ou ces fervents partisans de droite découvriront-ils qu’il n’existe pas de réelle solution militaire au conflit israélo-palestinien ?
Pour le moment, Netanyahou semble ne pas avoir l’intention d’agir comme l’indiquent Bennett, Lieberman et consorts. Il préfère toujours le statu quo. Mais les coups d’État ont tendance à renverser ceux qui les ont initiés. Netanyahou pourrait bien devenir la victime de sa propre révolution.
- Meron Rapoport, journaliste et écrivain israélien, a remporté le prix Naples de journalisme grâce à une enquête qu’il a réalisée sur le vol d’oliviers à leurs propriétaires palestiniens. Ancien directeur du service d’informations du journal Haaretz, il est aujourd’hui journaliste indépendant.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : l’Israélien Isaac Herzog, co-leader de l’Union sioniste, leader du Parti travailliste et chef de l’opposition, s’adresse au public lors de la conférence anti-BDS organisée par Ynet et Yedioth Ahronoth, à Jérusalem, le 28 mars 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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