La Turquie engage des poursuites contre des députés pro-Kurdes pour la première fois
ISTANBUL, Turquie – Un tribunal de la ville de Diyarbakır, au sud-est de la Turquie, a émis ce lundi des instructions visant à poursuivre en justice huit députés du parti pro-Kurdes du pays après leur non-présentation à l’audience.
En mai dernier, le parlement turc a voté une loi visant à lever l’immunité parlementaire des députés, autorisant ainsi les procureurs à engager des poursuites à leur encontre.
Cette loi a été ratifiée par le président turc Recep Tayyip Erdoğan au mois de juin. Les commentateurs avaient alors affirmé que les députés représentant le Parti démocratique des peuples (HDP), une organisation pro-Kurdes, seraient les plus impactés par ce changement législatif.
Les huit députés du HDP cités à comparaître ce lundi étaient Nadir Yıldırım, Alican Önlü, Dirayet Taşdemir, Besime Konca, Selma Irmak, Ahmet Yıldırım, Osman Baydemir et Çağlar Demirel. Le HDP est le troisième parti le plus représenté au parlement.
« Le système judiciaire subit une énorme pression politique »
Le président honoraire du HDP, Ertuğrul Kürkçü, a déclaré à Middle East Eye que son parti jugeait inacceptable l’ordre du tribunal, et que cela montrait que le système judiciaire turc subissait une énorme pression politique générée par Recep Tayyip Erdoğan et son groupement politique, le Parti de la justice et du développement (AKP).
« Ce n’est rien d’autre qu’une bizarrerie judiciaire, a-t-il avancé. Certes, d’un point de vue technique, le tribunal est en droit d’émettre de tels ordres, mais il s’agit d’une décision politique et non judiciaire. Cela n’est que la poursuite du processus engagé par le parti AKP pour faire pression sur le HDP. »
« Ce n’est rien d’autre qu’une bizarrerie politique »
- Ertuğrul Kürkçü, HDP
Ces législateurs sont jugés dans le cadre d’une affaire plus large impliquant l’Union des communautés du Kurdistan (KCK). Le KCK est une organisation qui englobe différents groupes kurdes, et notamment le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le PKK est recensé comme organisation terroriste par la Turquie, les États-Unis et l’UE.
Les procureurs chargés de cette affaire tentent de prouver l’existence de liens entre 191 politiciens kurdes et le PKK. Jusqu’à juin dernier, les huit députés en question étaient exempts de toute implication dans ce procès en raison de leur immunité parlementaire.
Pour le HDP, ces parlementaires n’assisteront pas au procès
En conséquence de la non-présentation de ces législateurs à l’audience de lundi, la cour a émis une citation à comparaître afin de les faire amener de force par la police devant le tribunal lors de la prochaine audience, prévue pour le 21 septembre prochain. L’audience de lundi était la 62e de cette affaire.
Ertuğrul Kürkçü a affirmé que ces audiences avaient lieu en journée et qu’il était donc déraisonnable de demander à des députés de s’absenter de leur poste au parlement pour passer leurs journées au tribunal.
« Dans un premier temps, ces députés ont été cités comme témoins et convoqués au tribunal, a-t-il relaté. Suite à la levée de l’immunité, on essaie maintenant de les contraindre à se présenter. Nos députés n’assisteront pas à l’audience. »
Les chefs d’accusation comprennent notamment « la gestion d’une organisation terroriste », « la participation à une organisation terroriste par assistance », et « la participation à des actes de propagande terroriste ». L’accusation requiert des peines de prison allant de 5 à 22 ans pour 148 des personnes impliquées dans cette affaire si celles-ci sont reconnues coupables.
Les représentants du parti AKP ont toujours nié les accusations de pression politique à l’encontre de la justice, et ils affirment n’avoir aucune influence sur les décisions judiciaires.
Ayhan Bilgen, membre du HDP, a affirmé à MEE que tout ceci constituait une infraction des mesures d’état d’urgence prises après le 15 juillet, et que de telles manœuvres auraient pour seule conséquence d’amplifier les tensions et la violence.
« Les mesures d’état d’urgence ne sont pas prises dans le seul cadre de la tentative de coup d’État. Elles sont mises en œuvre massivement par le système judiciaire pour tout ce qu’ils souhaitent, a-t-il soutenu.
« La solution au problème kurde ne réside pas dans les seules actions en justice, mais dans l’adoption d’un concept politique inclusif. »
Pourquoi le gouvernement a un problème avec le HDP
À la levée des immunités parlementaires, le HDP avait déclaré que cette mesure avait pour but d’exclure ses membres du parlement.
Le HDP a affirmé que cette loi approuvée par le parlement le 20 mai pourrait déboucher sur des poursuites contre 50 de ses 59 députés. Recep Tayyip Erdoğan et le gouvernement AKP perçoivent le HDP comme un front politique du Parti des travailleurs du kurdistan (PKK).
Un fragile processus de paix de près de deux ans entre le gouvernement et le PKK s’est finalement soldé par un échec en juillet 2015, ce qui a mené à des violences encore plus intenses, tout particulièrement dans le sud-est de la Turquie.
La semaine dernière, Binali Yıldırım, le Premier ministre turc, a répété qu’il n’y avait aucun espoir de reprise du processus de paix. Dimanche, lors d’une conférence à Diyarbakır, il s’en est pris au coprésident du HDP, Selahattin Demirtaş, qui avait refusé de qualifier le PKK d’organisation terroriste.
Les affrontements entre les forces gouvernementales et le PKK se sont intensifiés suite à la tentative manquée de coup d’État du 15 juillet. L’armée turque a affirmé lundi que plus de 150 membres du PKK avaient été tués rien que la semaine dernière. Des dizaines de soldats turcs ont également péri lors de ces combats.
Traduit de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].