Fidel avait raison : la montée du nationalisme trahit le problème inhérent au libéralisme
Au moment de quitter ce monde, Fidel Castro aurait eu le droit de regarder droit dans les yeux ses camarades et ses détracteurs et proclamer : « Je vous l’avais bien dit ! »
Le chef cubain a inspiré des milliers de compagnons de lutte en Amérique latine et dans le monde entier, et n’a jamais trahi le moindre regret d’avoir choisi le sentier de la révolution.
En avril dernier, dans son message au Parti communiste cubain, il a évoqué son parcours de 90 ans et l’approche de la mort. Il a néanmoins réaffirmé sa confiance en l’histoire qui rendrait justice à l’itinéraire et aux exploits des révolutionnaires cubains.
Castro n’a pas rencontré le président américain Barack Obama lors de sa visite historique à Cuba en mars dernier.
Il n’est pas sûr, par ailleurs, qu’il ait ressenti le moindre sentiment d’approbation, encore moins de jubilation, quand Obama a décidé de tendre la main à son île – si pauvre, si lourdement touchée et qui, depuis presque six décennies, pose aux États-Unis un épineux problème idéologique et politique.
Pendant toutes ces années, les États-Unis ont, par tous les moyens, tenté de renverser le régime cubain révolutionnaire et d’assassiner son chef.
Chaque fois que l’une de ces tentatives échouait, Washington intensifiait son blocus et le régime de sanctions contre l'île, située à moins de 150 kilomètres de la pointe sud de la Floride.
Mais Cuba n’a pas été vaincue. Même quand son peuple endurait une accablante pauvreté – ressentie avec une acuité rendue plus cruelle du fait de sa proximité avec la si riche voisine américaine, juste à sa porte – la réussite de son système éducatif et de ses soins de santé restait inégalée.
Depuis la chute du régime de Batista en 1959 et l’introduction du blocus américain, l’économie pose à Cuba un énorme défi, mais ce ne fut pas le plus difficile à relever au cours des six dernières décennies.
Une lutte à la mort
La plus grande épreuve de Castro vient des valeurs libérales du système capitaliste, système que le chef cubain a consacré sa vie à combattre, dans une lutte à mort, comme il l’a un jour fait remarquer.
Pour ce faire, il a imposé aux Cubains des restrictions sans précédent. Il a opté pour la loi du parti unique et gouverné d’une main de fer.
En échange, il a dû justifier ses méthodes totalitaires de gouvernance tout en s’opposant aux libertés libérales : liberté de conscience, de conviction et d’expression, liberté de propriété privée, de circuler, voyager et travailler, ainsi que liberté de chacun à trouver son épanouissement personnel.
De plus, le libéralisme défend tout un système de valeurs : l’État de droit, l’égalité de citoyens devant les institutions judiciaires, le droit des peuples à renverser gouvernements et souverains et à disposer d’eux-mêmes en choisissant qui les gouverne.
De fait, le libéralisme n’a pas toujours été fidèle à son idéal ni mis en pratique la théorie qu’il professe. Cependant, et bien qu’il n’ait pas tenu ses propres promesses, il a posé un défi de taille aux régimes totalitaires.
En effet, plusieurs gauchistes américains libéraux ont par le passé tendu la main à Cuba. Le plus éminent de tous fut George McGovern, candidat démocrate à la présidentielle en 1972 (battu par le républicain Richard Nixon). Même le président Carter a tenté de normaliser les relations de son pays avec Cuba.
Or, Castro n’a jamais perdu sa méfiance à l’égard du libéralisme américain et de son système démocratique, même après avoir abdiqué et transmis son pouvoir à son frère, Raul.
Enfin, pendant les dernières années de sa vie, il a pu constater le déclin du libéralisme en Amérique et dans le monde occidental. Castro avait alors toutes les bonnes raisons de dire à ses détracteurs : « Je vous l’avais bien dit ».
L’émergence d’une menace
Le libéralisme n’a pas confirmé les progrès engrangés après avoir gagné la guerre froide, quand les vents de la démocratie et les valeurs de liberté ont balayé le continent européen et une grande partie du reste du monde.
On peut sans doute avancer que le libéralisme occidental est allé trop loin dans la célébration de sa victoire. Il s’est peut-être même fixé des objectifs trop ambitieux en ce qui concerne l’accueil des migrants et le choix de la diversité culturelle tout en démontrant peu de respect pour les valeurs traditionnelles de la famille, inscrites de façon indélébile dans la culture des sociétés chrétiennes occidentales.
C’est peut-être ce qui a provoqué les réactions si vives et si profondes récemment constatées dans plus d’un État occidental. On ne sait pas trop, et il est même douteux que cette interprétation soit exacte.
L’échelle du changement de préférences au sein des populations de pays comme la Grande-Bretagne, l'Amérique et la France est tellement grande que la négligence et l’obstination des cercles libéraux ne suffisent pas à l’expliquer.
Le succès du camp pro-Brexit en Grande-Bretagne, la victoire de Trump aux élections présidentielles américaines et la victoire remportée par François Fillon aux primaires républicaines françaises devraient aussi se lire dans les yeux des dizaines de millions d’électeurs qui ont accordé leurs suffrages aux programmes de ces candidats et à leurs promesses – projets politiques qu’on ne peut que décrire comme le signe d’une menace contre les valeurs du libéralisme occidental.
Raz-de-marée des deux côtés de l’Atlantique
Au nom de l’indépendance britannique, sous la bannière du « droit alternatif » et en réponse aux exigences de préservation des identités, vient d’émerger un courant d’extrême-droite bon teint. Orientation qui affiche ouvertement son ambition de mettre fin aux progrès des valeurs de liberté, d’égalité devant la loi et à la reconnaissance du pluralisme des deux côtés de l’Atlantique.
Les partisans de la sortie de l’Union européenne (UE) ont gagné parce que l’adhésion de la Grande-Bretagne est devenue un pacte où elle avait plus à perdre qu’à gagner. Cependant, cette victoire a été remportée grâce à la campagne menée contre les migrants d’Europe orientale autant que contre les migrants non-européens et contre la diversité culturelle qui a culminé au cours des deux dernières décennies.
Trump a gagné en prônant la fermeture des frontières des États-Unis, l’interdiction aux musulmans étrangers d’avoir accès au territoire et un suivi étroit de ceux qui y sont déjà ; le mépris des Latino-américains, qu’il a accusés de viol et trafic de drogue ; et pour finir la remise en cause la liberté de la presse et des médias.
Bien que François Fillon, vainqueur des primaires de la droite française, s’estime capable de s’opposer victorieusement au Front national (FN) – le plus raciste de tous les partis français –, on ne perçoit guère plus de modération dans le discours du candidat de la droite française que dans des vitupérations du parti d’extrême-droite de Marine Le Pen.
Ce candidat présidentiel français prétend que le colonialisme n’a pas été un mal, le décrivant même comme une simple dynamique historique des échanges culturels. Il balaie d’un revers de main la responsabilité de son pays pour les millions de gens anéantis pendant la colonisation française en Afrique et Asie.
« La France n’a pas vocation au multiculturalisme », affirme Fillon. Il est convaincu que tout nouvel arrivant a le devoir de s’assimiler dans le creuset d’une république fantasmatique et que la tentative de l’islam de s’établir en France fait peser une menace redoutable sur la vie quotidienne des Français.
Le problème que l’État-nation pose au libéralisme
Le libéralisme occidental a toujours été confronté, encore maintenant d’ailleurs, à un authentique problème historique.
Non seulement parce qu’il n’a pas été vraiment libéral dans sa façon de traiter les peuples colonisés d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, mais aussi parce qu’il n'a jamais, pas une fois, réussi à se trouver un vaisseau, un véhicule ou un pilier à l’extérieur du règne de l'État-nation.
Au cours des deux derniers siècles, pas un seul État occidental n’a réussi à échapper à des périodes de répudiation des valeurs libérales
Le libéralisme occidental est né entre la fin du XVIIIe siècle et le XIXe, en même temps que l’idée de l'État-nation et son discours nationaliste. Sans l’État-nation, les valeurs libérales occidentales en sont réduites à un simple exercice individuel ou à la mutinerie d’une poignée de petits groupes à la périphérie de l’État et de la société.
Cela a toujours été le problème du courant anarchiste, que les tendances hostiles envers l’État-nation ont transformé en un mouvement de protestation négligeable, aux mains d’organisations violentes clandestines, ou de ghettos d’isolés mystiques.
Le libéralisme occidental a fait preuve de plus d’intelligence et de pragmatisme, en embrassant l’État-nation pour fonctionner à l’intérieur des conditions imposées par lui. Puisque la liberté a toujours légitimé un modèle plus musclé de libéralisme, le libéralisme occidental a proposé la liberté, non seulement pour renforcer ses valeurs et les défendre, mais aussi pour la rejeter.
D’autre part, la mission du nationalisme, tous courants confondus, a constitué une justification de l’existence d’un État-nation encore plus vigoureusement étendu. C’est ce qui a rendu la victoire libérale si friable et réversible. Pendant les deux siècles passés, pas un seul État occidental n’a réussi à échapper à des périodes de répudiation des valeurs libérales : ni la Grande-Bretagne, ni la France, ni l’Amérique, pas plus évidemment que l’Allemagne.
Les peuples gardent encore fraîchement en mémoire le legs du réveil catholique et du nationalisme impérialiste au XIXe siècle en France ; l’asservissement industriel britannique et l’expansion impériale ; l’Holocauste allemand ainsi que le maccarthysme et la ségrégation en Amérique. Dans plus d’un pays occidental, on assiste de nouveau aujourd’hui au retour de l’idée nationaliste, qui se rebelle une fois encore contre son partenaire libéral. Castro n’avait-il pas raison de croire qu’il serait naïf de prendre au pied de la lettre les promesses du libéralisme occidental – prônant liberté et égalité tout en célébrant le pluralisme ?
- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo. Contramaestre, Cuba, le 2 décembre 2016 : un homme attend de voir passer le convoi exhibant l'urne contenant les cendres du défunt chef cubain, Fidel Castro (AFP)
Traduction de l’anglais (original) de [email protected].
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