Les églises de Tunisie, un patrimoine en péril
TUNIS – Lorsque l’accord datant de 1964 entre le Vatican et la République tunisienne prévoyant la cession de la majorité des biens de l’Église à l’État a été signé entre le Vatican et Habib Bourguiba, les 125 églises que comptaient la Tunisie ont été remises à l’État tunisien. Seules appartiennent encore au diocèse la cathédrale de Tunis, l’église Jeanne-d’Arc à la Goulette, l’église-chapelle de Lavigerie à la Marsa, l’église de Hammamet, celle de Sousse et celle de Djerba, chacune avec son presbytère.
Dans sa petite maison à Sfax, où sont affichées de vieilles photos de la Tunisie et des portraits de religieux qui ont marqué la chrétienté, le père Yvon Jutard se souvient du moment où les églises ont été « rendues » à l’État tunisien.
« C’était normal mais ça ne s’est pas toujours fait facilement. Même les Tunisiens ont été choqués, lorsque les autorités ont descendu la croix de l’église de Bab Bhar dans la médina de Tunis », raconte-t-il. Né en Tunisie, d’un père français militaire, sous le protectorat, le père Yvon devient prêtre à Tunis dans les années 1960 avant de revenir s’installer à Sfax en 1968). À aucun moment, même à l’indépendance, il ne songe à quitter la Tunisie même si, il y a cinq mois, le saccage du cimetière chrétien de Sfax l’a beaucoup choqué.
En Tunisie, après la révolution, le patrimoine religieux juif, catholique, orthodoxe et même plus d’une centaine de mausolées ont souvent été la cible d’actes de vandalisme et de pillages. Mais dans le cas des églises, ces attaques s’accompagnent d’un abandon qui dure depuis plusieurs décennies, la plupart des biens et des sites une fois cédés à l'État par l’église catholique.
Le père Yvon regarde depuis plusieurs années, impuissant, la disparition progressive de ce patrimoine. Il a assisté dans les années 1960 à l’exode progressif des chrétiens et à l’abandon des églises et des paroisses, un patrimoine dont personne ne sait que faire aujourd’hui.
« L’État tunisien n’a pas le budget pour restaurer ou réhabiliter celles qui tombent en ruines »
- Ilario Antoniazzi, archevêque de Tunis
« C’est un patrimoine qui n’existe pour personne. En tant qu’Église, nous ne pouvons regarder qu’avec souffrance sa dégradation. L’État tunisien n’a pas le budget pour restaurer ou réhabiliter celles qui tombent en ruines, surtout que la plupart ont été abandonnées », relève avec dépit Ilario Antoniazzi, archevêque de Tunis, à Middle East Eye. Selon lui, de 20 000 à 30 000 chrétiens vivent aujourd’hui en Tunisie, contre environ 200 000 à 300 000 sous le protectorat français.
D’après François Dornier, qui a écrit dans les années 2000 Les Catholiques en Tunisie au fil des jours, les origines du christianisme en Tunisie sont difficiles à dater mais remontent au moins au Ier siècle après Jésus-Christ. Au IIIe et IVe siècles, l’Église s’étend avec l’influence des Romains en Afrique du Nord comme en témoignent les traces de leur présence sur le site de Carthage en Tunisie. Cette période est aussi archivée dans les fameuses Confessions de Saint-Augustin.
Café culturel ou musée archéologique
Chaque région de Tunisie est aujourd’hui imprégnée de l’histoire de la chrétienté dans le pays via les sites archéologiques comme celui de Carthage mais aussi de Makhtar (centre-ouest du pays), les basiliques chrétiennes de Bulla Regia (nord-ouest) et la présence de ces églises, même si certaines tombent en ruines. Mais avec l’indépendance, de nombreux Tunisiens ont associé l’Église à la colonisation, d’où le délaissement et une prise de distance avec son patrimoine. La dernière restauration d’église avait été décidée après la visite du pape Jean-Paul II en Tunisie le 14 avril 1996.
Depuis, hormis la traditionnelle messe de Noël à la cathédrale de Tunis, ouverte à tous, y compris aux musulmans, et la procession de la madone à l’occasion de l’Assomption le 15 août à l’église de la Goulette (arrêtée en 1960, la procession a repris cette année), les Tunisiens n’ont pas souvent le loisir de découvrir le patrimoine chrétien hors des murs des églises. « Nous avons pourtant une centaine de visiteurs par jour et beaucoup sont des Tunisiens qui sont juste curieux », explique le père Silvio, vicaire de la cathédrale Saint-Vincent-de-Paul et Sainte Olive de Tunis.
Certaines églises ont été transformées en bibliothèques, à l’image de l’église Saint-Pierre et Saint-Paul de Sfax (est) ou celle de Ghar Melah à Bizerte (nord) transformée en café culturel, ou en musée archéologique comme l’église chrétienne d’Enfida (nord-est).
Quand elles ne sont pas juste réduites à l’état de ruines, à l’instar de celle de Chemtou dans le gouvernorat de Jendouba (nord-ouest du pays), elles peuvent être utilisées en local politique. C’est le cas de l’église Sainte-Marie de Hamam Lif (banlieue-Sud de Tunis). Ou en salle d’entraînement de boxe, comme celle de Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus à El Aouina, un quartier au nord de Tunis, ou en salles des fêtes pour mariages fastueux.
La célèbre cathédrale Saint-Louis et Saint-Cyprien qui surplombe la banlieue-Nord de Tunis et la zone historique de Carthage est quant à elle devenue un complexe culturel, appelée aussi « Acropolium » pour les plus politiquement corrects qui évitent de dire le mot « cathédrale ».
Un commissariat de police dans une chapelle
« Le modus vivendi était pourtant clair là-dessus, les églises remises à l’État tunisien devaient être transformées mais garder une certaine vocation sociale et culturelle, liée à l’identité de ces lieux qui ont déjà perdu leur sacralité », regrette Ilario Antoniazzi.
En effet, aux archives de l’archevêché, où s’est rendu MEE, on peut trouver entre les photos des églises, jaunies par le temps, des documents datant de l’indépendance comme la correspondance entre Bourguiba et le Vatican stipulant le processus du modus vivendi par lequel l’Église devait céder ses biens et meubles à l’État tunisien. Et il est mentionné à plusieurs reprises que l’État tunisien s’engageait à respecter certaines clauses.
Les procès-verbaux de l’époque témoignent que si certains prêtres arrivent à remettre les clefs non sans difficulté aux autorités tunisiennes, d’autres expriment leur inquiétude de voir les lieux se transformer.
« Nous ne voulons pas qu’elles soient détruites. C’est notre plus grande peur aujourd’hui », atteste Illario Antoniazzi. Malheureusement, comme le montre la liste des églises catholiques fournie par Wikipédia, à côté desquelles est souvent mentionné « abandonnée » ou « en ruines » ou plus étrange, « à géolocaliser », les églises en Tunisie sont en voie de disparition, en particulier dans les régions reculées.
« C’est normal », explique le père Yvon Jutard, « car certaines églises avaient été construites dans des villages très reculés où vivaient des communautés agricoles, par exemple. Aujourd’hui, il est très difficile de les retrouver, certaines ont dû être complètement détruites. »
En regardant les photos d’archives, on constate que la plupart de ces églises ont chacune une architecture qui leur est propre. Certaines datent d’avant le protectorat français (1881-1956), d’autres ont été construites au début du XXe siècle.
« Il faut encourager les partenariats public-privé si on veut vraiment restaurer certains espaces, car l’État n’a pas le budget pour le faire »
- Adnen ben Nejma, professeur à l’École nationale d’architecture d’urbanisme de Tunis
L’une des plus vieilles églises en Tunisie (sa construction date de 1662) et la dernière en date à avoir été restaurée avec le soutien financier de l’ambassade d’Italie est celle du presbytère, l’église Sainte-Croix, a été inaugurée par la municipalité de Tunis, l’Association de sauvegarde de la médina de Tunis et une délégation italienne le 3 octobre à Tunis. Elle est destinée à devenir le Centre méditerranéen des arts appliqués. L’Italie a fourni 2,3 millions de dinars supplémentaires (784 306 euros) pour restaurer le reste de l’église. Une partie de la chapelle, avoisinante, est malgré tout devenue un commissariat de police.
Le sort des églises en Tunisie ne laisse pas indifférents les professeurs en architecture et en patrimoine de l’École nationale d’architecture d’urbanisme de Tunis. « Cette année, nous faisons travailler nos étudiants sur des projets de restauration de ces espaces et des projets d’architecture recréée, surtout pour les églises rurales qui sont très intéressantes architecturalement et qui risquent de disparaître », confie à MEE Adnen ben Nejma, professeur à l’ENAU et conservateur à la Médina de Tunis pour l’Institut national du patrimoine (INP).
D’églises devenant des jardins partagés à des centres socio-culturels, chaque étudiant a le droit de rêver à une reconversion de ces espaces afin qu’il reste une trace, même dessinée de ce patrimoine matériel. « Mais je pense qu’au-delà de sensibiliser les Tunisiens à ce patrimoine – et certains le sont déjà – il faut encourager les partenariats public-privé si on veut vraiment restaurer certains espaces, car l’État n’a pas le budget pour le faire », souligne Adnen ben Nejma.
Un moratoire, un inventaire et l'application du code du patrimoine
Pour d’autres comme l’architecte Adnen El Ghali, il y a une vraie responsabilité de l’État qui ne peut se dédouaner du sort réservé aux églises. « Avant de parler de réhabilitation ou de restauration, on doit parler de règlementation. Prendre les mesures de protection qui s’imposent ne coûte rien et cela éviterait que des églises, chapelles et oratoires continuent à disparaître à Tunis sans que personne ne s’en rende compte », atteste-t-il.
Qui sait aujourd’hui en Tunisie que l’hôtel Sheraton de Tunis a été construit à l’emplacement de la chapelle Notre-Dame, sacrifiée pour l’occasion ? Ou que la chapelle Saint-Louis, située dans l’ancien Fondouk des Français, rue de l’Ancienne-Douane, abandonné par les autorités françaises à l’époque du protectorat, abrite désormais une boutique de chaussures, à l’instar de l’église Saint-Georges, rue de la Verrerie, qui fut jusqu’en 1905 le principal lieu de culte orthodoxe de Tunis ?
« La règlementation passe par plusieurs aspects : l’adoption d’un moratoire sur la démolition de tout bâtiment antérieur à 1967, en attendant d’avoir une connaissance suffisante et de développer une vision prospective de notre patrimoine, et la réalisation d’un inventaire exhaustif des bâtiments construits avant 1967, que l’on connaisse enfin ce qui existe encore et ce qui a disparu, l’application aussi de notre code du patrimoine, texte complet, mais dépourvu de décrets d’application », renchérit Adnen El Ghali.
En attendant, seules restent les archives et la mémoire vivante de paroissiens. Dans la médina de Tunis, la bibliothèque diocésaine, autrefois école des sœurs et hôpital, abrite des livres sur toutes les religions, et un lieu pour l’association de préservation du patrimoine Carthagina. Cette dernière a commencé à digitaliser les livres de la bibliothèque afin que ce patrimoine aussi ne soit pas perdu. La partie chapelle est devenue une salle de conférence pour les colloques portant sur le dialogue inter-religieux. Mais le tabernacle et la structure de la chapelle sont restés intacts.
« Parmi nos étudiants, 90 % sont des musulmans, des Tunisiens qui étudient à la Zitouna ou à l’Université du 9-Avril », explique à MEE le père Léonard, qui était en charge des lieux. « Ils viennent lire des livres sur place. Nous avons toujours cohabité avec les habitants de la médina. Même si le local est désacralisé, j’ai l’impression qu’il a gardé une vocation qui reste liée à l’église… »
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