Cannes 2018 : le cinéma du Moyen-Orient sort des coulisses
Les films retenus dans la sélection officielle du 71e Festival de Cannes, qui débute aujourd’hui, font l’objet de toutes les conversations. Le bruit circule dans le milieu du cinéma qu’il faut désormais compter avec le Moyen-Orient.
Pour la première fois dans l’histoire du festival, pas moins de cinq longs-métrages de réalisateurs originaires de Turquie, d’Iran, du Liban et d’Égypte font partie de la sélection officielle – soit plus du quart du nombre total de films retenus.
Si l’on y ajoute deux premières œuvres venues de Syrie et du Maroc, présentes dans la section Un certain regard, et le retour de la Tunisie dans la Quinzaine des Réalisateurs, on constate que le cinéma du Moyen-Orient n’a jamais été aussi bien représenté au cours des 71 ans d’histoire du festival.
Pour des pays comme la Turquie et l’Iran – tous deux déjà détenteurs de la prestigieuse Palme d’or qui récompense le meilleur film du festival –, cela ne fait que confirmer leur importance sur la scène cinématographique internationale.
Mais cette année marque également une percée du cinéma arabe. Deux films arabes sont en lice à Cannes pour la première fois depuis 1970, l’année où Une si simple histoire du Tunisien Abdellatif Ben Ammar et La Terre de l’Égyptien Youssef Chahine avaient placé le cinéma arabe sous le feu des projecteurs.
Une sélection audacieuse et imprévisible
Récemment récompensés par deux nominations aux Oscars (pour L’Insulte, du Libanais Ziad Doueiri, et Les derniers hommes d’Alep, du Syrien Feras Fayyad), les cinéastes arabes de renom sont plébiscités par le milieu cinématographique international et affichent une présence grandissante à Hollywood : le Palestinien Hany Abu-Assad a dirigé Kate Winslet et Idris Elba dans La Montagne entre nous et la réalisatrice saoudienne Haifaa al-Mansour vient de tourner une biographie consacrée à la créatrice de Frankenstein, Mary Shelley, interprétée par Elle Fanning.
De fait, Cannes pourrait bien annoncer cette année un nouveau chapitre de l’évolution du cinéma de la région.
Le conflit entre Cannes et Netflix, le géant du streaming, et le refus du festival d’accepter les productions du réseau n’ayant pas prévu une sortie en salle en France ont pu favoriser l’inclusion d’un plus grand nombre de films du Moyen-Orient.
L’année dernière, la compétition avait suscité une polémique en incluant deux films de Netflix, ce qui a amené le festival à modifier les règles de son édition 2018. Cannes ayant déclaré ne pouvoir accepter de film produit par Netflix qui n’aurait pas de sortie prévue en salle, Netflix a refusé d’obtempérer et s’est retiré du festival. Par ailleurs, les selfies sur le tapis rouge ont été interdits cette année.
Rétrospectivement pourtant, alors que le festival a été accusé ces dernières années de faire des choix prévisibles en se limitant à des auteurs connus et à des thèmes familiers, la sélection de Cannes 2018 est la plus audacieuse et surprenante que l’on ait vue depuis longtemps.
Mis à part les films du Moyen-Orient, on compte parmi les œuvres en compétition BlacKkKlansman, un film politiquement engagé du cinéaste américain Spike Lee mettant en scène un policier africain-américain infiltrant le Ku Klux Klan en 1978 ; Leto, un triangle amoureux se déroulant à Moscou dans les années 80, du réalisateur russe Kirill Serebrennikov (actuellement en résidence surveillée pour fraude financière présumée) ; et Les Filles du soleil d’Eva Husson, l’histoire fictive d’une combattante kurde, jouée par l’actrice iranienne en exil Golshifteh Farahani, qui cherche à libérer sa ville natale des griffes d’un groupe de militants de l’État islamique.
En même temps, la section Un certain regard est largement dominée par de nouveaux venus qui présentent leur premier ou leur deuxième long-métrage : le Chinois Bi Gan’s avec Long Day’s Journey into Night, le voyage méditatif d’un homme cherchant à retrouver un amour perdu ; l’Indien Nandita Das avec Manto, une biographie de Saadat Hasan Manto, un écrivain indien controversé ; et le Kenyan Wanuri Kahiu avec Rafiki (Amie), une romance lesbienne qui a déjà été interdite dans son pays natal.
La sélection variée du Moyen-Orient, qui mêle souvent (mais pas toujours) la politique avec la vie privée, ne manquera pas d’attirer des regards curieux.
Une nouvelle page se tourne
Pour la première fois de son histoire, Cannes va s’ouvrir avec un film d’un cinéaste originaire du Moyen-Orient, déjà lauréat de deux Oscar : la production franco-espagnole du réalisateur iranien Asghar Farhadi, Tout le monde le sait, qui met en vedette Penélope Cruz et Javier Bardem. Ce thriller psychologique qui n’est pas sans évoquer Une séparation, le drame familial poignant du même réalisateur, raconte l’histoire de Laura (jouée par Penélope Cruz), une femme qui retourne avec sa famille dans son village espagnol natal pour une célébration familiale. Un événement inattendu ébranle les fondations familiales, révélant des secrets profondément enfouis et contraignant les protagonistes à faire des choix moraux difficiles.
La dernière œuvre de Nuri Bilge Ceylan, Le Poirier sauvage, est encore plus attendue. Premier film du célèbre cinéaste turc depuis Sommeil d’hiver, qui s’était vu décerner la Palme d’or en 2014, cette épopée rurale longue de 190 minutes met en scène un homme et son fils, un écrivain en herbe dont les ambitions littéraires nuisent à sa relation avec son père.
De tous les films du Moyen-Orient en compétition cette année, celui de Nuri Bilge Ceylan est probablement le mieux placé pour prétendre à la Palme d’or.
Le réalisateur iranien Jafar Panahi, dont le dernier film, Trois visages, fait pour la première fois partie de la compétition officielle, est un autre artiste en résidence surveillée à avoir un film sélectionné cette année. Le cinéaste s’était vu remettre l’Ours d’or du Festival de Berlin in absentia pour Taxi, une œuvre plébiscitée par le public. Thierry Frémaux, Délégué général du Festival de Cannes, décrit Trois visages comme un « feel-good movie » consacré à trois actrices qui se trouvent chacune à un carrefour dans leur vie privée et dans leur carrière : une retraitée de la période prérévolutionnaire, une vedette nationale et une jeune étudiante en art dramatique.
Jafar Panahi s’est trouvé en conflit croissant avec le gouvernement iranien à cause du contenu critique de ses films. Arrêté en 2010, il a été condamné à six ans de prison et s’est vu interdire d’exercer son activité de cinéaste pendant vingt ans – une interdiction qu’il a bravée à plusieurs reprises avec les quatre films qu’il a tournés depuis. En 2011, Ceci n’est pas un film a été introduit clandestinement en France au moyen d’une clé USB cachée dans un gâteau, pour être présenté au Festival de Cannes.
Nadine Labaki, la célèbre réalisatrice libanaise, dispute également la Palme d’or pour la première fois avec son troisième long-métrage, Capharnaüm. Financé indépendamment, ce drame à gros budget raconte l’histoire d’un jeune garçon rebelle qui intente un procès à ses parents pour l’avoir mis au monde. Capharnaüm se démarque des œuvres précédentes de Nadine Labaki, des drames édulcorés aux multiples personnages qui faisaient surtout appel à des acteurs non professionnels pour aborder le problème de plus en plus grave des enfants de rue à Beyrouth. Capharnaüm est le premier film libanais en compétition officielle depuis Hors la vie de Maroun Bagdadi, en 1991.
Les surprises
L’une des plus belles surprises du festival reste Yomeddine, le premier film de l’Égyptien A. B. Shawky. Cette comédie dramatique relate les aventures d’un lépreux qui, après la mort de sa femme, prend la route avec son protégé, un jeune orphelin, pour tenter de localiser la famille qui l’a abandonné quand il était petit.
Tout comme le film de Nadine Labaki, Yomeddine emploie surtout des acteurs non professionnels, notamment pour le rôle principal, qui est joué par un véritable lépreux. Réalisé avec un petit budget en marge du système conventionnel égyptien, Yomeddine est le seul premier film en compétition et celui qui suscite déjà le plus de curiosité.
Dans la section Un certain regard, on découvre Mon tissu préféré, réalisé par la Syrienne Gaya Jiji. Ce premier long-métrage de la cinéaste se déroule à la veille de la guerre en Syrie et s’inspire du conte surréaliste érotique Belle de jour (1967) du réalisateur espagnol Luis Buñuel : destinée à se marier, une jeune Syrienne de classe moyenne se retrouve attirée dans le monde de sa mystérieuse voisine qui dirige une maison close.
La jeune actrice libanaise Manal Issa (Nocturama, Parisienne) tient la vedette de cette étude de la sexualité féminine en période de turbulence – l’œuvre la plus provocatrice de la sélection moyen-orientale.
Autre premier film arabe de la section Un certain regard, Sofia est une œuvre de la Marocaine Meryem Benm’Barek-Aloisi. L’histoire, qui se déroule le temps d’une soirée, s’articule autour d’une jeune mère qui, venant d’accoucher prématurément, entreprend une quête cauchemardesque avec sa cousine étudiante en médecine pour retrouver le père de l’enfant.
Apparenté par le fond – mais pas par la forme – à La Belle et la meute du Tunisien Kaouther ben Hania, également présenté dans Un certain regard l’année passée, Sofia pourrait bien s’inscrire dans la lignée des films nord-africains qui dénigrent la patriarchie et la bureaucratie.
Enfin, Mohamed Ben Attia, le réalisateur tunisien qui avait fait sensation en 2016 avec son premier long-métrage, Hedi (prix du meilleur acteur et du meilleur premier film au Festival du film de Berlin), revient avec Weldi (Mon cher enfant). Mettant en scène une famille bourgeoise qui découvre que son fils unique a rejoint l’État islamique, Mon cher enfant a été produit par la célèbre productrice tunisienne Dora Bouchoucha et par les frères belges Jean-Pierre et Luc Dardenne, deux fois lauréats de la Palme d’or.
Le Festival de Cannes se déroule du 8 au 19 mai.
Traduit de l’anglais (original) par Maït Foulkes.
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