La Jordanie cherche une stratégie de survie dans l’ombre de l’axe américano-israélo-saoudien
En décembre 2014, le roi Abdallah de Jordanie a inauguré l’ère sectaire moderne en prévenant ses alliés américains et arabes d’un « croissant chiite », une croisade iranienne visant à subvertir et à dominer le Moyen-Orient. Cette prophétie s’est réalisée, et la coalition arabe sunnite qui en a résulté a contribué à alimenter une nouvelle vague de tensions et de conflits avec l’Iran.
Pourtant, il y a deux semaines, Abdallah en a choqué plus d’un en serrant la main de l’ennemi juré chiite. Sa rencontre avec le président iranien Hassan Rohani pendant le sommet de l’Organisation de la coopération islamique à Istanbul a été à peine mentionnée par la presse jordanienne, pour une bonne raison. En tant qu’avant-garde de la coalition arabe sunnite, Abdallah a longtemps présenté l’Iran comme l’ennemi mortel du monde arabe. Tandis que les cercles politiques d’Amman s’agitaient, le palais royal n’a donné aucune explication.
Un contexte historique
Cette volte-face est significative au même titre que le refus controversé d’Abdallah de serrer la main du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) pendant le sommet de la Ligue arabe en avril. L’univers géopolitique jordanien est chamboulé depuis 2016, lorsqu’un axe américano-israélo-saoudien a pris le contrôle des affaires régionales.
La Jordanie n’a pas sa place dans ce nouvel ordre, elle se démène donc pour trouver de nouvelles alliances afin de survivre. Ironiquement, le plus ancien détracteur du croissant chiite pourrait bien devenir son tout nouvel ami.
La position régionale de la Jordanie découle du contexte historique. La plupart des États espèrent prospérer ; la Jordanie a de la chance si elle parvient à survivre. Elle a gagné sa souveraineté il y a 70 ans, sans ressources naturelles et avec une société querelleuse rongeant son frein sous sa monarchie importée. Son seul atout était son emplacement, puisque le royaume pratiquement enclavé flanquait Israël et reliait géographiquement l’ensemble du Machrek au Golfe Persique.
La position régionale de la Jordanie découle du contexte historique. La plupart des États espèrent prospérer ; la Jordanie a de la chance si elle parvient à survivre
Ses dirigeants ont appris à se rallier aux ambitions des puissances américaines et régionales, qui avaient besoin d’un État client stable pour surveiller les crises de première ligne et guider les interventions à proximité. En retour, la Jordanie a récolté l’aide, les armes et la protection nécessaires pour alimenter son économie, soutenir son armée et construire des institutions étatiques fonctionnelles.
Cet impératif de survie explique les changements majeurs dans la politique étrangère jordanienne, du traité de paix de 1994 avec Israël à son alarmisme anti-iranien passé. Pendant des décennies, cela signifiait aussi que la Jordanie était la clé de voûte de la stabilité régionale – partenaire de la paix israélo-palestinienne, voix de la coalition arabe sunnite et allié américain essentiel.
Cette proximité a également permis à la Jordanie d’être une base majeure pour les campagnes contre le groupe État islamique (EI) en Syrie et en Irak. L’administration Obama a apprécié ce loyal service ; entre 2011 et 2017, la Jordanie a reçu en moyenne 1,2 milliard de dollars par an d’aide économique et militaire des États-Unis, en plus d’importants financements provenant du Golfe.
Cependant, cette stratégie reposait sur l’hypothèse que les puissances extérieures auraient besoin de la Jordanie pour résoudre leurs crises. Ce n’est plus le cas alors qu’un nouvel axe trilatéral américano-israélo-saoudien est monté sur la scène régionale. Mohammed ben Salmane, l’administration Trump et Benyamin Netanyahou, tous des alliés de la Jordanie sur le papier, ont répandu la même rhétorique sectaire que le roi Abdallah. Cependant, leur vision commune ramène Amman du centre à la périphérie de l’équation régionale en renversant la question palestinienne et en semant des conflits intenables.
La nouvelle norme
Tout d’abord, comme l’a montré la controverse concernant Jérusalem, l’axe américano-israélo-saoudien a presque tué la solution à deux États, permettant à Israël seul de dicter le sort des Palestiniens. Cela menace de façon existentielle la Jordanie. Les deux tiers de sa population sont palestiniens, et bien que la plupart soient des citoyens jordaniens, des débats douloureux sur la nationalité et les origines rappellent suffisamment de souvenirs de la guerre civile de 1970 pour être tabou.
Depuis les Accords d’Oslo, la monarchie joue un rôle de médiateur dans les relations israélo-palestiniennes avec l’hypothèse que naîtrait un État palestinien indépendant. Le droit au retour redéfinirait la nationalité jordanienne, convaincrait de nombreux Palestiniens de partir, et mettrait fin au fantasme du Likoud selon lequel la Jordanie serait une « patrie alternative » pour les Palestiniens.
Les initiatives politiques de MBS traitent – au mieux – la Jordanie comme un jeune subalterne au mieux, ce qui entraîne un modèle coûteux : la Jordanie résiste farouchement aux suggestions saoudiennes, déclenchant des représailles acerbes
L’ambassade des États-Unis à Jérusalem a anéanti cet objectif, plaçant la Jordanie dans des limbes démographiques et stratégiques permanentes. L’opinion publique, déjà enflammée à la suite de l’assassinat en juillet 2017 de deux Jordaniens à l’ambassade d’Israël, voit maintenant la monarchie comme incapable de sécuriser la propre cour de la Jordanie. C’est peut-être vrai, mais ce n’est pas faute d’essayer.
Abdallah n’a pas pu dissuader MBS lors de sa visite à Riyad en décembre, lequel, en tant que bailleur de ce projet, a plutôt demandé l’assentiment. Le monarque jordanien s’est rendu à Washington quatre fois en 2017, rappelant à l’administration Trump la loyauté de longue date de la Jordanie ainsi que la garde hachémite sur les lieux saints de Jérusalem.
Mais rien n’a fonctionné. Le roi jordanien a exprimé sa colère lorsque le vice-président américain Mike Pence s’est rendu à Amman en janvier, mais cette nouvelle réalité est irrévocable. Cependant, en ce qui concerne l’« accord du siècle », la contribution jordanienne n’est ni sollicitée ni bien accueillie par ses architectes américains, israéliens et saoudiens.
La Jordanie résiste, MBS riposte
Le second revers émane du fait que l’Arabie Saoudite a fait reculer la Jordanie dans la hiérarchie géopolitique. Depuis le Printemps arabe, Le Caire, Damas et Bagdad – les centres traditionnels de la politique panarabe et de la civilisation islamique – ont été mis de côté par les conflits et la stagnation.
Riyad détient désormais l’équilibre du pouvoir et brutalise ceux qui présentent des idées alternatives pour la stabilité régionale. Si l’embargo qatari en est l’exemple le plus flagrant, la Jordanie a également été ciblée.
La Jordanie s’est laissée très tôt porter par les vents ascendants du Golfe, envisageant même de rejoindre le Conseil de coopération du Golfe pendant le Printemps arabe. Cependant, les initiatives politiques de MBS traitent – au mieux – la Jordanie comme un subalterne, ce qui engendre un modèle coûteux : la Jordanie résiste aux fortes suggestions formulées par les Saoudiens, déclenchant des représailles acerbes.
Après la visite tendue effectuée en décembre par le roi au sujet de Jérusalem, par exemple, les autorités saoudiennes ont arrêté l’homme d’affaires jordano-palestinien en visite Sabih al-Masri, dont l’Arab Bank est la plus grande firme financière de Jordanie. Ce message d’intimidation a été suivi d’une intrigue royale à Amman, lorsqu’Abdallah a révoqué de leurs fonctions trois membres de sa famille travaillant dans l’armée, suite à des rumeurs de contacts saoudiens.
En février, l’Arabie saoudite a en outre retenu des promesses d’aides s’élevant à 250 millions de dollars après qu’Abdallah a refusé de satisfaire une autre requête de MBS, qui lui demandait de refuser de participer au sommet de l’OCI sur la Palestine.
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Les intérêts de la Jordanie ont été particulièrement ignorés en Syrie. Le régime d’Assad a presque gagné cette guerre tragique. Malgré les efforts déployés par la Jordanie pour accepter un statu quo stable, l’axe trilatéral claironne le droit d’intervention future, notamment contre les forces iraniennes. Contrairement à l’État islamique, dont Amman a ardemment contribué à l’anéantissement, le régime d’Assad en soi ne met pas en péril la stabilité jordanienne.
Pourtant, le maintien de la Syrie dans un conflit ouvert représente bien une menace, puisque cette situation perpétue les difficultés économiques liées à l’accueil d’un million de réfugiés et exige un contrôle des frontières digne d’un état de siège. La Jordanie a donc calmement tendu la main à Assad depuis l’année dernière en envoyant des émissaires royaux et des agents de renseignement à Damas pour aider à renormaliser les relations. Dans cette tâche, la Russie s’est avérée bien plus coopérative que les États-Unis, qui ont soutenu en avril le barrage de missiles le plus lourd jamais envoyé par Israël en Syrie.
Régressions et recalibrations
Ces inversions géopolitiques sont dangereuses mais peut-être inexorables. L’importance de la Jordanie n’a jamais découlé de sa taille et de son pouvoir, mais plutôt de sa capacité à convaincre des alliés extérieurs enthousiastes qu’elle pouvait contribuer à protéger leurs intérêts.
Alors que les dirigeants américains, israéliens et saoudiens ne considèrent plus Amman comme un élément central de leurs intérêts, la Jordanie pourrait tout simplement régresser vers son état naturel, celui d’un royaume minuscule et pauvre à la merci des grandes puissances.
La perspective d’une aggravation des troubles sociaux rend encore plus pressante la recherche d’une nouvelle issue géopolitique vers la survie
Toutefois, cette régression a incité les dirigeants jordaniens à recalibrer leur propre politique étrangère. La poignée de main avec l’Iran lors de l’OCI pourrait annoncer des changements spectaculaires au cours de l’année à venir, des changements qui remettraient en question l’ordre régional en éjectant la Jordanie de la clientèle de l’axe trilatéral.
La Jordanie pourrait non seulement entretenir des relations avec l’Iran, mais aussi normaliser pleinement ses liens avec la Syrie, continuer de rejeter Jérusalem en tant que capitale d’Israël, se ranger du côté du Qatar contre l’embargo qui le vise et obtenir de nouveaux protecteurs tels que la Turquie.
De telles stratégies ne rendront pas le royaume plus influent, mais elles assureront sa survie – et c’est le seul but qui compte, en particulier à la suite des troubles sociaux actuels.
Le coût à l’échelle nationale
La grève générale de mercredi dernier a révélé le coût à l’échelle nationale de cette rétrogradation régionale. Traditionnellement, l’aide étrangère était la bouée de sauvetage qui permettait à la Jordanie d’assurer sa solvabilité. Bien que l’économie en difficulté du pays n’ait jamais permis de générer suffisamment d’emplois, les fonds extérieurs permettaient au moins au gouvernement de maintenir des subventions généreuses et d’éviter de percevoir une grande partie des impôts sur le revenu.
Toutefois, si l’aide américaine reste stable pour l’instant, la rétrogradation de la Jordanie par l’Arabie saoudite s’est manifestée avec le refus des Saoudiens de renouveler le programme d’aide de cinq ans du CCG qui a soutenu Amman jusqu’en 2017. Le royaume s’est ainsi retrouvé accablé par les réfugiés, privé de nouveaux donateurs d’aide et redevable aux mandats du FMI sommant le pays de réduire une dette massive de la taille de son PIB.
Le résultat a été une situation d’austérité financière ; le gouvernement a ainsi réduit de nombreuses subventions et resserré son système fiscal, ce qui a entraîné une colère populaire d’une ampleur qui n’avait pas été observée depuis le Printemps arabe. Lorsque le prix du pain a quasiment doublé en janvier, par exemple, de nombreuses manifestations ont éclaté.
La grève massive de mercredi dernier organisée par les syndicats professionnels a visé la refonte proposée du système fiscal qui, curieusement, n’affecterait pas la plupart des travailleurs jordaniens : la nouvelle loi exonère toujours les individus qui ne gagnent pas plus de 8 000 dinars jordaniens (environ 9 650 euros) par an, un seuil généreux étant donné que le salaire moyen est de 5 400 dinars jordaniens (environ 6 510 euros).
Le véritable cœur de l’indignation publique ne concerne pas les tranches d’imposition, mais quelque chose de beaucoup plus large – l’idée d’un État qui progresse sensiblement vers la fin du contrat social sans rien apporter en retour. Du point de vue de la monarchie, cette dernière n’a pas vraiment d’autre choix. Néanmoins, la perspective d’une aggravation des troubles sociaux rend encore plus pressante la recherche d’une nouvelle issue géopolitique vers la survie.
- Sean Yom est professeur associé de sciences politiques à l’Université Temple et chercheur principal au sein du programme pour le Moyen-Orient du Foreign Policy Research Institute. Il est également l’auteur de From Resilience to Revolution: How Foreign Interventions Destabilize the Middle East.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le roi Salmane ben Abdelaziz al-Saoud d’Arabie saoudite et le roi Abdallah II de Jordanie participent à une cérémonie de bienvenue à l’aéroport de la capitale jordanienne Amman, le 27 mars 2017, à l’approche du 28e sommet de la Ligue arabe (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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