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Dissimulation des crimes américains en Afghanistan : pourquoi la CPI doit disparaître

La CPI a décidé d’abandonner les enquêtes sur les crimes de guerre américains en Afghanistan pour se concentrer sur le nouveau gouvernement taliban. Sa décision montre qu’elle n’arrive pas à demander des comptes aux puissants
Le juge Robert Fremr (en haut, au centre) de la CPI préside les déclarations finales du procès contre l’ancien chef de milice congolais Bosco Ntaganda, à La Haye, le 8 juillet 2019 (AFP)

Dans une déclaration stupéfiante publiée le 27 septembre, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) Karim Khan a annoncé son intention de reprendre l’enquête sur les crimes de guerre en Afghanistan, à la lumière des récents développements dans le pays, à savoir la fin de l’occupation américaine et l’arrivée au pouvoir des talibans.

La CPI est souvent considérée comme une « entreprise néocoloniale européenne » qui souffre d’un grand manque de confiance chez les nations non occidentales

Cependant, sa déclaration stipule sans détour que l’enquête exclura fondamentalement les crimes de guerre commis par les forces américaines et leurs alliés. Khan prévient qu’il a « décidé d’axer les enquêtes de [s]on bureau en Afghanistan sur les crimes qui auraient été commis par les talibans et l’État islamique de la province du Khorasan, au détriment d’autres aspects de l’enquête. »

La CPI a déjà passé quinze ans à enquêter sur les présomptions de crimes de guerre en Afghanistan avant d’ouvrir une enquête complète.

En 2017, Fatou Bensouda, l’ancienne procureure en chef, avait fait part de son intention de commencer à enquêter sur des allégations historiques de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Cela faisait suite à un rapport de la CPI de 2016 selon lequel il existe une « base raisonnable » permettant de croire que les États-Unis ont commis des crimes de guerre en Afghanistan. 

La CPI a ensuite lancé un appel à présenter des observations au nom des victimes, ne donnant aux ONG que deux mois pour recueillir et soumettre des preuves.

« Laissons mourir la CPI »

Depuis 2003, mon organisation, CAGE, s’efforce de documenter les maltraitances étatiques dans le monde post-2001 et de demander justice pour les survivants et les victimes de la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis. En conséquence, nous avons présenté des récits de première main et des preuves médicales des traitements atroces infligés à des prisonniers par les forces américaines (homicides, viols et tortures brutales, notamment).

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L’enquête a été totalement rejetée par les États-Unis, qui n’ont accordé aucun crédit à la CPI.

« Nous laisserons la CPI mourir d’elle-même. Après tout, pour ainsi dire, la CPI est déjà morte pour nous », déclarait alors John Bolton, conseiller à la sécurité nationale des États-Unis dans l’administration Trump. « Nous interdirons à ses juges et procureurs d’entrer aux États-Unis. Nous sanctionnerons leurs biens dans le système financier américain, et nous les poursuivrons dans le système pénal américain. Nous ferons de même pour toute entreprise ou tout État qui contribue à une enquête de la CPI sur des Américains. »

L’ancien président américain Donald Trump a concrétisé ces menaces en septembre 2020 et a sanctionné des responsables de la CPI. Quoi qu’il en soit, l’enquête de la CPI a été suspendue en 2020 après la déclaration du gouvernement de Kaboul, aujourd’hui destitué, selon laquelle il enquêterait lui-même sur les allégations de crimes de guerre. 

Des soldats américains montent la garde derrière des barbelés alors que des Afghans sont assis en bord de route près de la partie militaire de l’aéroport de Kaboul, le 20 août 2021 (AFP)
Des soldats américains montent la garde derrière des barbelés alors que des Afghans sont assis en bord de route près de la partie militaire de l’aéroport de Kaboul, le 20 août 2021 (AFP)

C’était en soi une concession étonnante puisque le gouvernement afghan soutenu par les États-Unis était décrit comme une « kleptocratie auto-organisée » qui torturait régulièrement les prisonniers et se livrait à une série d’abus sexuels. Dès lors, il était clair que personne n’aurait de comptes à rendre pour les crimes commis par les forces américaines et leurs alliés en Afghanistan.

Demander des comptes aux puissants

La CPI n’a en fait jamais demandé de comptes à des États puissants. En 2020, la CPI avait déjà laissé le bénéfice du doute au Royaume-Uni pour des crimes commis en Irak. « Il existe incontestablement des preuves que des crimes de guerre ont été commis », expliquait la CPI à l’époque.

La CPI avait publié un rapport de 180 pages documentant les mauvais traitements subis par des centaines de détenus irakiens aux mains de soldats britanniques entre 2003 et 2009. Des prisonniers avaient été battus à mort, soumis à des violences sexuelles et à des viols. 

La CPI n’a en fait jamais demandé de comptes à des États puissants

Le rapport concluait également « que les premières mesures prises par les autorités britanniques pour enquêter sur les allégations semblent avoir été entachées d’un manque d’indépendance et d’impartialité incompatible avec l’intention de traduire les personnes concernées en justice ».

Pourtant, la CPI a décidé de ne prendre aucune mesure contre le Royaume-Uni au motif qu’elle n’était pas en mesure d’établir si ce pays avait agi pour protéger les soldats des poursuites.

Il est souvent souligné que la CPI est considérée par de nombreux pays à travers le monde comme une « entreprise néocoloniale européenne » qui souffre d’un grand manque de confiance chez les nations non occidentales. La CPI s’avère en effet poursuivre bien plus implacablement en justice les auteurs africains présumés d’actes répréhensibles.

En fait, la Cour pénale internationale a une trentaine d’affaires en cours, sept accusés sous sa garde et quatre condamnations à ce jour. Tous sont originaires du continent africain. En revanche, la CPI n’arrive pas à demander des comptes aux nations occidentales puissantes pour les 900 000 personnes tuées dans le monde musulman à la suite des guerres post-2001 selon les estimations.

Guerre économique

Le nouveau procureur a non seulement décidé d’ignorer les crimes de guerre commis par les États-Unis, mais veut également se concentrer sur le nouveau gouvernement de Kaboul, c’est-à-dire les talibans. Beaucoup considéreront cette décision comme politique et comme une tentative visant à accroître la pression sur l’Émirat islamique d’Afghanistan.

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Cela intervient dans un contexte plus large dans lequel les institutions internationales semblent elles aussi agir ainsi.

Dès le retrait américain, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont suspendu l’aide à l’Afghanistan. Les États-Unis ont quant à eux gelé la plupart des actifs du pays qui se trouvaient être détenus à la Réserve fédérale américaine de New York. 

Le volet militaire de la guerre en Afghanistan est désormais terminé et s’est achevé par la défaite historique des États-Unis.

Il semble cependant qu’une partie de la communauté internationale soit déterminée à mener une guerre économique et diplomatique contre l’Afghanistan, mettant en danger les Afghans lambda dans un pays déjà au bord de la famine.

En apprenant la décision du procureur, l’un des Afghans ayant présenté des preuves de la torture brutale que lui avaient fait subir les États-Unis m’a dit : « La CPI était censée être un outil pour mettre fin aux catastrophes humanitaires, pas contribuer à en créer de nouvelles. Où sont ces droits de l’homme dont on entend parler ? Pour les Afghans, il n’y avait pas de droits de l’homme à [la prison américaine de] Guantánamo, pas de droits de l’homme à Bagram [base américaine en Afghanistan], et il n’y a pas plus de droits de l’homme à La Haye. »

Il sera difficile pour quiconque de lui objecter quoi que ce soit.

- Arnaud Mafille est le directeur Éducation et Formation chez CAGE, une organisation britannique qui plaide pour un procès en bonne et due forme, l’État de droit et la résolution du conflit concernant la guerre contre le terrorisme. Il a recueilli les témoignages et est venu en aide à plus de 300 survivants de mauvais traitements étatiques. Il a notamment déposé des plaintes aux côtés d’un avocat devant la justice militaire américaine pour un détenu afghan de Guantánamo et représenté des victimes de crimes présumés contre l’humanité et crimes de guerre commis en Afghanistan devant la Cour pénale internationale.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Arnaud Mafille is the director of education and training for CAGE, a UK-based organisation that advocates for due process, the rule of law and conflict resolution in the War on Terror. He has interviewed and assisted over 300 survivors of state-abuse. His experience includes submitting complaints alongside U.S military defense attorney for an Afghan Guantanamo detainee, and filing representations for victims of alleged crimes against humanity and war crimes committed in Afghanistan to the International Criminal Court.
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