Murs effondrés : une mosaïque de portraits du Maroc de Hakim Belabbès
Né en 1961 dans la petite ville de Bejaâd, dans le Nord-Ouest du Maroc, Hakim Belabbès étudie la littérature à Rabat ainsi que le cinéma à Lyon, puis à Chicago où il réside et enseigne le cinéma depuis plusieurs dizaines d’années. Qu’ils soient documentaires ou de fiction, ses films sont souvent pour lui l’occasion de revenir dans sa ville natale.
Ainsi par exemple, son moyen métrage documentaire Un nid dans la chaleur (2001) lui permet de s’interroger sur la question de l’exil, de la séparation, de l’identité et du retour.
Dans son court métrage Chuchotements (2001), il met en scène un homme qui, au gré des dédales de la ville de Bejaâd et de son cimetière, cherche à retrouver son enfance évanescente. Un véritable autoportrait du réalisateur se dessine derrière cette fiction lorgnant vers le surnaturel.
En 2003, son premier long métrage Les Fibres de l’âme (2003) raconte l’histoire d’une femme et de son père âgé revenant à Bejaâd où ce dernier, qui y est né, souhaite terminer ses jours. Autour d’eux gravitent plusieurs autres personnages vivant chacun leurs propres histoires.
En 2008, avec son film documentaire Ces mains-là, Belabbès s’intéresse à des artisans de Bejaâd qu’il filme dans le quotidien de l’exercice de leurs métiers respectifs et qu’il inscrit dans l’histoire forte qu’ils entretiennent avec leur ville.
L’un des films les plus connus de Belabbès reste cependant Fragments (2010), un documentaire relevant pour ainsi dire du film de famille, particulièrement personnel et intime, par lequel le cinéaste revient à Bejaâd avec son épouse et ses enfants américains et y filme les différents membres de sa famille par l’intermédiaire d’une réflexion constante, entre humour et gravité, sur le déracinement, le choc des cultures et le temps qui passe.
Tous ces films, ainsi que d’autres encore qui, s’ils ne sont pas situés à Bejaâd, explorent des thèmes souvent similaires, font de cette ville une véritable ville-mère pour Hakim Belabbès.
À l’instar de Paris pour Marcel Carné ou de New York pour Woody Allen, Bejaâd inspire à Belabbès toute la matière de ses films et s’érige ainsi en véritable matrice de son œuvre cinématographique.
Contes d’enfance dans une petite ville
Les films précités semblent préfigurer Murs effondrés, dont les thématiques sont similaires et dont la structure, de par son découpage en segments assemblés en série, radicalise celle, chorale, des Fibres de l’âme.
Faisant appel à des comédiens professionnels comme amateurs, Belabbès filme en effet des tranches de vie inspirées d’histoires qu’il a glanées au fil de plusieurs années et qu’il attache à une multitude de personnages aux âges et statuts sociaux et professionnels très variés.
Le film consiste en une suite de souvenirs plus ou moins liés à l’enfance de Belabbès.
La séquence inaugurale donne le ton. La main d’une vieille femme tisse de la laine, comme Belabbès tisse les différents récits composant l’œuvre filmique qui se dévoile devant nos yeux.
L’eau d’un ruisseau coule, semblant nous emporter dans le flot d’une mémoire ancienne. Des plans d’une salle de cinéma délabrée de Bejaâd, accompagnés de la musique d’un film ancien, invitent à nous plonger, à la suite de la femme âgée assise seule sur l’un des sièges, dans la mémoire de la ville.
Cette salle de cinéma, aujourd’hui fermée mais qui fut très active et fréquentée à une certaine époque, était tenue par le propre père de Belabbès.
Enfant, le jeune Hakim a ainsi pu forger sa cinéphilie dans l’obscurité de cette salle et ressentir l’un de ses premiers chocs émotionnels devant Amarcord de Federico Fellini, autre film très personnel consacré à l’enfance de son auteur dans sa ville natale.
Cette salle de cinéma, véritable boîte noire, symbole d’une époque culturellement révolue mais aussi d’un certain désœuvrement culturel de Bejaâd, apparaissait déjà, selon des optiques similaires, dans Fragments et Ces mains-là.
Belabbès ne fait cependant œuvre ni de nostalgie ni d’indignation et, fidèle à ses intentions, revient à Bejaâd pour interroger son origine et par là même tenter de déterminer les chemins qu’il peut emprunter pour poursuivre sa vie. La mise en abyme du cinéma dans le cinéma est un manifeste permettant d’authentifier ce travail mené par un cinéaste dont la caméra équivaut aux outils dont se sert un archéologue pour mieux cerner le présent au regard de la connaissance et de la compréhension du passé.
En cela, certains sketches de Murs effondrés mettant en scène des enfants évoquent des situations où ils côtoient les adultes comme la vie côtoie la mort, non parfois sans conflits ou paradoxes, mais toujours dans l’esprit d’une cohabitation par laquelle les uns ne peuvent exister sans les autres.
À titre d’exemple, dans le segment ayant pour protagoniste un préadolescent chargé par son instituteur d’acheminer discrètement un mot doux à son amoureuse qui travaille dans un hôpital, le jeune garçon vit en parallèle de sa « mission » un début d’histoire avec une fillette de son âge.
Dans un autre segment, une fête de mariage et le deuil d’une mère se côtoient dans la même bâtisse, dissociés par un simple mur qui n’empêche pas la musique et les chants d’atteindre les oreilles de l’héroïne qui, partagée entre la joie et le chagrin, finit par rejoindre la fête.
Murs de théâtre
Hakim Belabbès propose une mise en scène souvent figée, étant en effet essentiellement constituée de plans fixes et minutieusement composés. Ses personnages sont centrés et positionnés face à la caméra, semblant fixer le spectateur qui se voit interpellé par leurs regards pénétrants.
Ces plans larges sont régulièrement entrecoupés de gros plans, de visages et de détails, qui mettent en lumière les histoires, drames et joies des femmes, hommes et enfants saisis par le cinéaste.
Cette frontalité de la mise en scène renvoie également à un certain dispositif théâtral. Les décors de Bejaâd servent à Belabbès de cadres fixes pour situer ses intrigues. Les personnages évoluent dans ces décors, entrent ou sortent du champ par les côtés, etc., comme sur une scène.
Dans l’un des segments, un homme repeint une cheminée avec de la chaux tout en déclamant un passage d’Othello. Par la suite, devant la grande bâtisse qu’il repeint en blanc, épuisé et transi par le texte de Shakespeare, il projette de grandes gerbes de couleur sur la porte, évoquant par là même Niki de Saint Phalle ou Jackson Pollock.
Sous le regard amusé d’une fillette, il repeint littéralement la ville pour la teinter de son propre regard, s’érigeant ainsi en alter ego de Belabbès et de sa caméra.
Humanité, chaleur et dignité
Le burlesque s’invite également dans Murs effondrés, comme dans le sketch où un jeune homme, sous l’emprise de la drogue, s’imagine en train de voler dans sa voiture en compagnie de son père.
L’onirisme teinte le segment où des adolescents, culpabilisant d’avoir occasionné la mort d’un vieil homme en ayant fait la course avec lui, voient l’âme de ce dernier sortir et s’élever au-dessus de sa tombe pour rejoindre les étoiles.
Ces quelques exemples montrent à quel point le film est teinté d’un certain esprit d’élévation. Que cela soit sur un toit, dans une voiture volante ou dans les airs, la caméra regarde la ville de Bejaâd de haut pour mieux en cerner, comme le ferait un microscope, les différentes composantes qui lui octroient humanité, chaleur et dignité.
À la fin du film, la caméra s’élève une dernière fois pour, littéralement, sortir de l’écran de la salle de cinéma où s’était assise la vieille femme. Avant que le propre film de Belabbès ne s’arrête à son tour, ce « film dans le film » s’éteint.
Le dernier plan montre cependant des bougies luisant dans la nuit. Tant que perdurera le cinéma, jamais les murs ne s’effondreront totalement, et jamais la flamme du souvenir ne pourra s’éteindre.
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