Attentats en France : « Je ne peux pas m’empêcher de faire un parallèle avec l’Algérie... »
Quelques jours après l’effroyable assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty en France, le recteur de la Grande mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, a déclaré au Monde : « Je ne peux pas m’empêcher de faire un parallèle avec l’Algérie de la fin des années 1980. Les premières poussées violentes de cet islamisme radical s’y sont manifestées par l’élimination de journalistes et d’intellectuels. »
Pour sa part, la sociologue Marieme Hélie-Lucas a souligné dans une tribune publiée par Feminist Dissent : « En France, les réfugiés algériens des années 1990, qui avaient déjà vécu ce processus, mettaient en garde contre des développements similaires. Nous n’avons jamais été entendus. De plus, nous étions taxés d’anti-islam, comme si les groupes islamistes armés étaient les seuls vrais représentants de l’islam. »
Une analogie peu fondée ?
Ces éléments – sans compter l’agression de deux Françaises d’origine algérienne à Paris ou la condamnation pour apologie du terrorisme d’une étudiante d’origine algérienne à Besançon – nous invitent à examiner la pertinence du parallèle établi par de nombreux observateurs entre la situation que traverse de nos jours la France et la montée aux extrêmes qu’a connue l’Algérie à la fin du siècle dernier, précisément en raison de l’intensité des liens entre les deux sociétés ainsi que de la distance temporelle séparant les deux séquences.
Au lendemain de la vague d’attentats qui a frappé le territoire français en 2015-2016, un autre parallèle faisait surface dans le champ politico-médiatique, à commencer par les segments les plus droitiers, à savoir celui avec la guerre d’Algérie.
En réponse à ce phénomène, Jérôme Fourquet et Nicolas Lebourg ont publié La Nouvelle Guerre d’Algérie n’aura pas lieu. Le politologue et l’historien y mettaient en lumière l’existence d’« une problématique franco-algérienne qui demeure brûlante » et le fait qu’une partie de l’opinion « lie la période actuelle et celle de 1954-1962 ».
Pourtant, les auteurs estimaient que l’analogie n’était pas fondée, ce qui ne les empêchait pas d’ajouter que « même s’ils sont moins étoffés, moins structurés et moins militarisés que ceux du [Front de libération nationale algérien] en métropole, les réseaux djihadistes sont denses et la France risque fort de vivre durant une longue période sous la pression plus ou moins aiguë du terrorisme islamiste ».
Le parallèle entre la situation française et la guerre civile algérienne est certainement aussi peu fondé que celui établi en 2015 avec la révolution anticoloniale algérienne. Toutefois, il nous éclaire sur les expériences – mais aussi les intentions – des protagonistes qui mobilisent ce passé encore présent aux esprits de ceux qui ont grandi dans l’espace franco-algérien durant les années 1980 ou qui ont pris part, en tant que témoins, victimes ou acteurs, au conflit des années 1990 en Algérie, qui a mis aux prises groupes islamistes armés et forces de sécurité.
La montée de la violence islamiste en Algérie
Revenons à la déclaration de Chems-Eddine Hafiz mentionnée plus haut. Né à Alger en 1954, il a perdu un frère, mort au maquis, tandis que sa sœur aînée a été torturée par l’armée française pendant la guerre d’Algérie.
Ce n’est pourtant pas cette période à laquelle il fait référence pour nous parler de la France d’aujourd’hui, mais plutôt à l’Algérie de la fin des années 1980. « Contraint par des raisons familiales », il quitte son pays natal en 1989 pour s’établir en France et poursuivre sa carrière d’avocat dans la proximité de l’ambassade d’Algérie.
Le recteur de la Grande mosquée de Paris semble dater la campagne d’assassinats des journalistes et intellectuels algériens à la fin des années 1980. Or, celle-ci apparaît en réalité après l’interruption du processus électoral par l’armée algérienne en janvier 1992.
L’exécution, en mai 1993, de l’écrivain et journaliste francophone Tahar Djaout inaugure d’ailleurs une série macabre. L’orientaliste Gilles Kepel explique dans Sortir du chaos le choix de ces cibles : « Ils sont plus aisés à atteindre que les hiérarques de l’armée, focalisent la frustration et la rage des ‘’hittistes’’ [désœuvrés] car ils détiennent le capital culturel [...]. Et à cause de la notoriété des morts, leur massacre emblématique suscite la panique générale. »
L’activisme islamiste violent se manifeste d’abord en Algérie avec le Mouvement islamique armé, créé au début des années 1980 et responsable de plusieurs attaques dans la Mitidja, jusqu’à l’exécution de son fondateur Mustapha Bouyali en 1987. Mais il ne s’agit là que d’un aspect de la question.
En effet, Kamel Amzal est tué à coups d’épée, en novembre 1982 à la cité universitaire de Ben Aknoun, lors d’un affrontement entre militants progressistes et la mouvance intégriste qui cherchait à étendre son influence dans le milieu étudiant.
Cet assassinat constitue une véritable secousse pour l’opposition révolutionnaire. Dans ses journaux clandestins – comme Et-Thaoura, El-Oumami ou Et-Taliaa –, elle prend la mesure du danger, d’autant que le rapport de forces ne joue pas en sa faveur. Si 7 000 personnes ont rendu hommage à l’étudiant assassiné, les intégristes rassemblent pour leur part 8 000 personnes devant la faculté centrale d’Alger.
Deux ans plus tôt, le bulletin Travailleurs immigrés en lutte avait déjà tiré la sonnette d’alarme contre ceux qu’il désignait sous l’appellation générique de « frères musulmans » en énumérant certaines de leurs exactions : vitriolage d’étudiants à Constantine, étudiant tué à coups de chaîne de vélo à El Harrach, etc.
Les clivages de la guerre civile
Ces avertissements, qui ne semblent pas avoir été suffisamment pris en considération par les progressistes occidentaux, ne paraissent pas l’avoir été davantage au cours de la décennie suivante aux dires de Marieme Hélie-Lucas.
Les voix – démocratiques, laïques et de gauche – qui dénonçaient les exactions commises par les groupes islamistes étaient accusées, peu après « l’affaire des foulards » de Creil, de faire le jeu des racistes ou du régime militaro-policier algérien
Née à Alger en 1939, cette dernière grandit dans une famille cultivée et engagée. Elle crée le réseau international Women Living Under Muslim Law en 1984 – année de l’adoption du Code de la famille en Algérie – et le réseau européen Secularism is a Women’s Issue en 2006.
La sociologue, qui a récemment préfacé un ouvrage sur l’autogestion dans l’Algérie indépendante, évoque dans le texte cité plus haut les amalgames qui résultaient de la guerre civile dans les années 1990.
Ainsi, les voix – démocratiques, laïques et de gauche – qui dénonçaient les exactions commises par les groupes islamistes étaient accusées, peu après « l’affaire des foulards » de Creil, de faire le jeu des racistes ou du régime militaro-policier algérien alors que certains avaient connu la répression des autorités.
Cette controverse – dont les ressorts, la rhétorique et la virulence n’ont pas disparu – démontre toute la difficulté d’assumer un point de vue émancipateur qui, par définition, exige d’avancer sur une ligne de crête au risque de déplaire aux commentateurs pressés qui veulent conforter une audience captive au lieu de convaincre la majorité indécise.
Dans la perspective de clarifier les enjeux et de dégager, si possible, une issue positive – en tirant les leçons du conflit algérien pour ne pas en répéter les erreurs –, les intellectuels et militants de l’envergure de Souad Benani constituent des ressources précieuses.
Née à Meknès en 1950, elle rejoint le mouvement trotskiste, participe à la Marche pour l’égalité et contre le racisme, s’engage dans l’association de femmes immigrées Les yeux ouverts, avant de créer Les nanas beurs, tout en affirmant un féminisme résolument matérialiste, universaliste et laïque.
Néanmoins, durant une guerre civile algérienne aux répercussions françaises, elle se doit d’interpeller ses camarades dans Inprecor, la revue de la Quatrième Internationale (trotskiste), au sujet des enfants d’immigrés originaires de pays de tradition musulmane, pris en tenaille entre xénophobes et fondamentalistes :
« Ce sont eux aussi qu’oppriment le racisme et la politique gouvernementale. C’est eux qu’il est urgent d’aider à se mobiliser pour combattre l’intégrisme dans les lycées et dans les banlieues. Les révolutionnaires seront-ils capables de le faire en commençant par avoir les idées claires sur le problème ? », demandait-elle.
La question reste posée.
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