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Interdiction de l’abaya en France : de nos sœurs blessées

Diversion ? Islamophobie ? Racisme ? Extrémisme laïcard ? L’interdiction de l’abaya dans les écoles françaises dit tout cela et bien plus : un État français qui n’a rien à envier aux pires théocraties
Une jeune femme portant une abaya parle avec d’autres personnes dans une rue de Nantes, dans l’ouest de la France, le 31 août 2023 (AFP/Loïc Venance)

Depuis l’annonce par le ministre français de l’Éducation nationale Gabriel Attal de l’interdiction de l’abaya, robe longue et ample, dans les établissements scolaires, débats et polémiques occupent l’espace médiatique et social.

Il s’agit, selon l’État et ses soutiens, de demeurer fidèle à l’esprit de la laïcité et à la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école.

Chez les détracteurs de cette mesure, les arguments ne manquent pas pour démontrer l’extrême violence et l’indéniable islamophobie qui l’animent. D’autres encore veulent y voir une simple diversion pour détourner l’opinion publique des problématiques « réelles ».

Corps sous surveillance

Mais qui oublie-t-on souvent dans ces interminables discussions autour de cette robe somme toute banale ? Qui est inhibé, ensilencé, réduit en figurant médiatique dans ce charivari entre supporters et pourfendeurs ? On se demanderait presque si sous cette tenue, il existe bien un corps ; un corps vivant, doté d’un esprit, d’une parole ; un corps assailli depuis des milliers d’années par des guerres, des lois, des débats, des mesures, des normes, des injonctions… Un corps de femme.

Car c’est de cela qu’il s’agit avant tout : en France comme en Iran, l’affirmation d’une identité politique et idéologique semble se cristalliser quasi exclusivement autour du corps féminin.

En pointant du doigt pour la énième fois les femmes musulmanes ayant décidé de se voiler, l’État français ne verse pas uniquement dans la diversion. De même que l’offensive n’est pas exclusivement islamophobe. Elle est, avant tout, sexiste

Ce dernier appartient donc à la sphère publique car il représente depuis des siècles le terrain sur lequel se jouent les batailles des autres. Qu’il soit couvert ou dénudé, pudique ou sensuel, vierge ou hédoniste, stérile ou fécond, il n’a jamais connu de repos car sans cesse fait et défait, défini et redéfini, façonné et déformé, sublimé et abîmé, sacralisé et profané, idéologisé et banalisé, au gré des besoins et des conjonctures.

Dans la longue liste des assignations faites aux corps des femmes, la question du désir masculin est centrale. Or, celle-ci ne se limite pas à la simple domination sexuelle ; elle démontre régulièrement sa capacité à l’extension, à l’expansion, se déclinant à l’infini, inventant de manière intarissable de nouvelles formes et des mécanismes subtils au fur et à mesure qu’évolue et s’impose le désir d’émancipation des femmes.

Au moment même où à Téhéran, un agent de la police islamique exhorte une passante à ajuster son voile, un proviseur d’un collège en France reproche à une adolescente en robe ample de ne pas assez « montrer ses formes ». Au moment même où une lycéenne se fait repousser à l’entrée de son établissement algérois pour cause de tenue impudique, un professeur explique à sa congénère française quel dress code adopter pour épouser les valeurs de la République.

Au-delà de l’abaya, plusieurs élèves ont été humiliées et empêchées de faire leur rentrée en France en raison d’un kimono, un haut à manches longues, un ensemble pantalon-tunique, etc. Accusées de vouloir contourner la loi sur l’interdiction du voile à l’école, ces jeunes filles sont donc sommées de trouver l’équilibre parfait entre leur goût vestimentaire personnel et le quota de chair nue ou engoncée nécessaire à l’estampillage « laïc ».

Mépris et inquisition

De la sourate an-Nour du Coran à la loi de 2004, en passant par les traditions, la mode, les codes esthétiques et les érections (idéologiques et physiques) des uns et des autres, le corps féminin est un Sisyphe dont le tourment ne varie qu’en fonction de la couleur du rocher !

Il ne s’agit pas ici de discuter du bien-fondé de la nature obligatoire du voile en islam (les théologiens, des hommes évidemment, n’ont pas encore fait consensus sur cette question) ! Il ne s’agit pas non plus de défendre l’idée du voile, intrinsèquement misogyne par sa sexualisation des femmes et l’exigence qu’elles se protègent du désir des hommes mais aussi qu’elles protègent ces derniers du péché de la chair !

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Il s’agit de comprendre qu’il y a des millions de femmes musulmanes ayant choisi, de par leur foi, leur cheminement spirituel ou leur amour d’un Dieu qui semble le leur demander, d’adopter la tenue islamique. Parmi elles, des lycéennes et étudiantes françaises qui, loin de la caricature dégradante de futures poseuses de bombes, ne dissemblent en rien, si ce n’est par leur confession, des autres filles de leur génération.

Seulement, cette même République qui, il y a 60 ans, brimaient le corps des femmes au nom d’une morale à laquelle la religion catholique n’était pas totalement étrangère, les accuse aujourd’hui d’incarner la menace rétrograde à l’encontre de cette belle émancipation qu’elle (la République) n’a pas concédée de gaîté de cœur mais au bout de décennies de luttes féministes. Oui, la phrase est vertigineuse car l’hypocrisie l’est souvent !

En pointant du doigt pour la énième fois les femmes musulmanes ayant décidé de se voiler, l’État français ne verse pas uniquement dans la diversion. De même que l’offensive n’est pas exclusivement islamophobe. Elle est, avant tout, sexiste. Elle épouse, en tout point, la logique même de ce qu’elle prétend combattre, en cela qu’elle fait du corps des femmes le symbole et l’instrument de l’identité mais aussi de l’autorité de l’État.

Si la loi de 2004 s’expliquait plus ou moins par la volonté, du moins affichée, de protéger l’école contre toute influence religieuse, la circulaire de Gabriel Attal, dont l’application semble s’étendre à tout vêtement trop couvrant quand il est porté par une femme identifiée au faciès comme étant musulmane, n’est en aucun cas justifiable d’un point de vue laïc.

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Elle s’inscrit, au contraire, dans la droite ligne des pires autoritarismes théocratiques où les femmes doivent répondre de leur corps comme d’un crime à expier. Elle se joint ainsi à l’ensemble des traumatismes liés au corps que la plupart des femmes sur cette terre subissent depuis leur tendre enfance.

Sensation de danger du fait du désir qu’il suscite, culpabilité du fait des « dégâts » qu’il peut provoquer, complexe d’infériorité du fait de sa non-conformité à telle ou telle lubie esthétique, maltraitance normative pour plaire ou du moins pour ne pas s’attirer les moqueries, crainte permanente de déshonorer ou de ne pas être assez libre, honte absurde mais bien ancrée à l’égard du harcèlement, des agressions mais aussi de l’indifférence de l’autre.

Coupable à tout prix, ce corps est souvent une prison. Beaucoup de femmes, de plus en plus nombreuses, parviennent cependant à guérir de ce duel sanglant avec leur propre chair, à apaiser leur regard sur elles-mêmes et à décriminaliser le fait d’être nées femmes.

Au fil des luttes et des batailles au long souffle, les femmes n’ont jamais rien obtenu mais bel et bien arraché aux dominants. De ces conquis, toujours menacés, toujours exposés à une remise en cause, on ne peut décemment pas exclure celles qui ont choisi de s’habiller d’une certaine manière.

On ne peut fermer les yeux sur cette tendance honteuse, politique et médiatique, qui fixe régulièrement sur les femmes musulmanes un regard méprisant et inquisiteur. On ne peut surtout pas céder à ce jeu malsain qui voudrait opposer ces femmes à leurs sœurs non voilées ou non croyantes, encore moins convoquer le féminisme pour bénir ce gigantesque ghetto que l’État français érige autour des femmes musulmanes.

Les vaines confusions

Bien sûr, nous n’oublierons jamais Katia Bengana et les dizaines d’autres, assassinées en Algérie par les islamistes armés durant la décennie noire pour avoir refusé de porter le voile. Nous n’oublions pas non plus ces centaines de jeunes filles d’aujourd’hui dont l’accès à l’espace public, voire à des études supérieures, est conditionné, dans leurs familles, par le port du voile.

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Mais il serait, là encore, indécent d’utiliser ces femmes pour cautionner ce que subissent, en France, celles qui ont choisi de se voiler. Cela revient à rendre celles-ci responsables, par leur simple accoutrement, de l’oppression que subissent d’autres femmes. Et cela renvoie, bien entendu, à la sempiternelle stratégie de division et de diversion, faisant des unes les coupables exclusives du malheur des autres, déchargeant ainsi tout un système et évidant une Histoire millénaire de domination patriarcale.

Il n’est pas vain de rappeler une évidence : le combat continu et sans cesse renouvelé pour les droits des femmes ne saurait se départir d’une lutte sans concession contre les velléités des pouvoirs à contrôler leurs corps. Car, en définitive, nous savons aujourd’hui que ce corps est et sera toujours la cible face à laquelle les antagonismes les plus extrêmes peuvent se mettre d’accord. Des mollahs iraniens au parti Renaissance, en passant par l’Orient et l’Afrique du Nord, quel que soit le type proclamé du régime en place, l’instrumentalisation et le contrôle du corps féminin demeurent un enjeu commun.

Qu’elles soient sommées de se couvrir ou de s’habiller « à l’occidentale » ; qu’elles soient vues comme des arriérées, modernes ou dévergondées ; qu’elles soient contraintes à symboliser telle ou telle valeur, les femmes sont simplement dépossédées de leurs corps.

Il est donc malheureux, mais nécessaire, de se rappeler que nous sommes en 2023 et que la bataille du Corps est toujours d’actualité.

* Le titre de ce texte est directement inspiré du roman de Joseph Andras, De nos frères blessés.

Sarah Haidar est une journaliste, chroniqueuse, écrivaine et traductrice algérienne. Elle a publié, depuis 2004, trois romans en arabe et deux autres en français (Virgules en trombe, paru chez les Éditions Apic en 2013 ; La morsure du coquelicot, sorti chez le même éditeur en 2016 en Algérie et réédité en 2018 aux Éditions Métagraphes en France).
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