À Gaza, on ne voit pas seulement la mort. On la sent. On la respire
Jamais dans mes cauchemars les plus fous je n’aurais imaginé courir après un chien errant pour récupérer la jambe d’un bébé dans sa gueule.
Au cours des trois dernières semaines, les forces israéliennes ont bombardé sans pitié mon quartier de Rimal, dans le nord de la bande de Gaza, détruisant massivement les immeubles d’habitation situés le long de la rue al-Galaa.
De nombreuses maisons voisines qui ont été prises pour cible étaient habitées et remplies de personnes qui avaient fui d’autres zones sous les bombardements pour se réfugier chez des proches.
De faibles voix sont parvenues des décombres. Il s’agissait des appels de deux enfants en bas âge et de leur mère désespérée
Je faisais partie d’un groupe de jeunes hommes qui se sont chargés de la pénible mission de sauvetage et de récupération. Nous avons fait de notre mieux pour extraire les survivants des énormes tas de décombres et nous avons tenté de dégager les corps des morts pour leur assurer un enterrement digne.
Nous étions cependant encerclés par des tireurs d’élite israéliens qui tirent sur tous ceux qui s’approchent des décombres, ce qui a coûté la vie à cinq hommes. Après quoi, la mission de recherche a été interrompue.
Mais très vite, de faibles voix sont parvenues des décombres. Il s’agissait des appels de deux enfants en bas âge et de leur mère désespérée. Malgré nos tentatives, nous n’avons pas pu atteindre les enfants pris au piège, qui ont fini par mourir sous les décombres.
Nous avons ensuite essayé de dégager leur mère, dévastée et blessée, pour lui permettre de respirer et lui donner tant bien que mal de l’eau pour boire et quelques dattes à manger pour qu’elle puisse rester en vie.
Corps en décomposition
Tout au long de ce calvaire, les forces israéliennes, dans leurs véhicules et engins blindés, tournaient autour de nous, nous assiégeant et nous refusant l’accès aux blessés et aux personnes prises au piège, tout en nous empêchant de quitter la zone. Nous avons été contraints de nous réfugier dans les maisons du voisinage.
À la suite des massifs bombardements aériens et de la destruction de notre quartier, les forces israéliennes ont lancé une invasion brutale, prenant d’assaut les quelques maisons encore debout, ciblant et arrêtant de nombreux jeunes et exécutant publiquement des personnes déplacées qui cherchaient un passage sûr pour fuir les bombardements.
Le groupe dans lequel je me trouvais s’est réfugié dans le quartier de la plage et est revenu quelques jours plus tard.
Je suis d’abord allé voir comment allait la mère, qui était encore ensevelie sous les décombres. Je l’ai appelée par son nom et j’ai rampé sous les murs de béton, mais le silence régnait. En creusant davantage, nous avons découvert qu’elle était décédée, ses bras enlaçant les corps minuscules de ses enfants.
Quelques jours après notre retour dans notre quartier, nous avons remarqué qu’une meute de chiens errants était venue s’abriter dans l’une des maisons bombardées à côté de chez nous. Toute la nuit, nous les avons entendus aboyer et hurler bruyamment, comme s’ils se disputaient quelque chose.
À la lueur du matin, j’ai trouvé la meute de chiens. J’ai été stupéfait de voir que l’un d’entre eux avait le pied d’un bébé dans sa gueule. Je l’ai poursuivi, j’ai retiré le pied et je l’ai enterré profondément dans le sol.
Jamais je n’aurais imaginé courir après des chiens qui dévorent les corps de mes voisins et de leurs enfants.
Jamais je n’aurais imaginé courir après des chiens qui dévorent les corps de mes voisins et de leurs enfants
Nous avons continué à essayer d’éloigner les chiens de la zone pour reprendre notre recherche de survivants blessés et de martyrs ensevelis sous les immenses tas de décombres.
Mais même les membres des corps que nous avons trouvés avec les chiens avaient déjà subi une décomposition extrême. Leur peau s’était décomposée.
Les gens sont devenus des martyrs tandis que leurs corps se sont transformés en cadavres en décomposition.
Les forces israéliennes ont délibérément tué et menacé la vie des survivants qui effectuaient des opérations de secours et de récupération d’urgence.
Elles ont rendu impossible le sauvetage d’innombrables civils, en particulier d’enfants terrifiés, appelant une aide qui ne vient pas, jusqu’à ce que leurs voix fatiguées se taisent. Malgré les risques, de nombreux courageux ont volé à leur secours et y ont laissé leur vie.
La mort est partout
Le refus d’accès aux blessés et aux tués est systématique et constitue une stratégie de la guerre génocidaire d’Israël contre les Palestiniens.
Des témoins, notamment des survivants, des membres des familles et des journalistes de tous les quartiers densément peuplés de Gaza, ont indiqué que les forces israéliennes avaient intentionnellement tiré sur les équipes de secours, et même lors des enterrements, ou les avaient bombardées.
La destruction totale des zones résidentielles et les énormes tas de décombres que personne ne peut dégager ou même approcher provoquent une crise terrible. Un nombre ahurissant de cadavres sont en train de rapidement se décomposer, accentuant ce tableau de la mort.
À Gaza, on ne voit pas seulement la mort, on la sent, on la respire. On ressent la mort avec tous ses sens, puis on la respire, au sens premier du terme, avant de voir avec horreur et stupéfaction des chiens errants se régaler des fragments décomposés des corps de ceux que l’on connaissait et que l’on aimait.
Mon oncle Abu Yousef, qui vit dans le quartier de Yarmouk, m’a confirmé que de grandes meutes de chiens errants rôdent dans tous les quartiers, y compris dans ce qui était autrefois le marché animé et populaire de Yarmouk.
Dans les environs de ce quartier, plusieurs tours résidentielles et commerciales ont été lourdement bombardées et détruites, laissant des centaines de personnes ensevelies sous les décombres, où personne n’a pu accéder pour récupérer les corps pour un enterrement digne, ou un enterrement quel qu’il soit.
Les chiens, confrontés à la famine comme tous les habitants de Gaza, sentent les corps en décomposition, se faufilent dans les ruines et en ressortent avec des morceaux de corps dans la gueule.
Même après 100 jours de massacres sauvages d’hommes, de femmes et d’enfants palestiniens, le spectacle horrible de chiens errants en train de se repaître des corps des martyrs, violant ainsi le caractère sacré des morts et des vivants, reste extrêmement choquant.
Gaza est constamment sous siège, bombardement et occupation. Sa population reste la cible de la campagne génocidaire d’Israël. Dans toute la bande de Gaza, il règne une odeur de mort, de débris et de pourriture.
- Mohammed al-Hajjar est un photojournaliste palestinien basé dans la ville de Gaza. Il a travaillé pour des agences de presse comme AP et des publications telles que Al-Araby, +972 Magazine, The Electronic Intifada, et bien d’autres.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.
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