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L’ascension de Geert Wilders : comment le racisme européen déshumanise les Palestiniens

La déshumanisation des civils de Gaza est étroitement liée au traitement infligé aux musulmans, aux réfugiés et aux personnes de couleur dans toute l’Europe
L’homme politique néerlandais Geert Wilders et le PVV ont remporté les dernières élections législatives (AFP)

L’Europe est « indéfendable », affirmait le poète martiniquais Aimé Césaire, qui a également écrit qu’« une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde ».

Aujourd’hui, un nouveau pays européen est en faillite morale : aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté (PVV), dirigé par le populiste Geert Wilders, a remporté les dernières élections législatives. Son parti anti-islam est connu pour sa volonté d’interdire la double nationalité, le port du voile et le Coran, tout en ambitionnant de rejeter toutes les nouvelles demandes d’asile. 

Lors des élections du mois dernier, le PVV a remporté une victoire écrasante en obtenant 37 sièges sur 150.

Ce n’est peut-être pas très rassurant, mais la figure de Geert Wilders s’apparente à celle d’un zombie qui surgit et se nourrit de l’« Autre » au fur et à mesure que le continent européen se décompose. L’Europe parvient péniblement à se maintenir grâce à sa politique de mort en Méditerranée et en Palestine, pour ne citer que quelques exemples. 

Le fait que la figure de Geert Wilders apparaisse sous d’autres formes ailleurs, comme celles de Viktor Orbán en Hongrie ou Giorgia Meloni en Italie, est-il de nature à rassurer ? Probablement pas. 

Nous ne pouvons cependant pas nous focaliser sur la figure de Geert Wilders en tant que personnification fort commode et trop simpliste du mal. Il est vrai qu’il élargit les frontières du discours « acceptable » en nous orientant vers des discours encore plus haineux et des propositions encore plus antidémocratiques. Cependant, l’importance excessive accordée à de telles figures est trompeuse : la politique aux Pays-Bas a depuis longtemps plongé dans l’abîme, nous emportant avec elle. Depuis des décennies, le centre droit et les libéraux mettent à mal l’État de droit et érodent les institutions qu’ils prétendent défendre.

Dans toute l’Europe, les libéraux illibéraux adoptent une rhétorique anti-immigration, soi-disant pour contenir l’extrême droite, mais en réalité dans le but de normaliser la haine et de porter atteinte aux droits de l’homme. Au fond d’eux-mêmes, les libéraux illibéraux savent quelles vies méritent d’être préservées et lesquelles peuvent être détruites.

Un racisme profondément ancré

Nombreux sont ceux qui sont complices, y compris les journalistes parlementaires néerlandais qui s’amusent des frasques de Geert Wilders, le surnommant affectueusement « Geert Milder » (« Geert adouci ») alors qu’il semble avoir renié certaines de ses idées extrémistes. 

De la même manière, ces dernières semaines, journalistes et chroniqueurs ont présenté les manifestants réclamant le respect des droits de l’homme et un cessez-le-feu immédiat à Gaza comme des partisans du Hamas, désigné en tant qu’organisation terroriste par l’Union européenne et d’autres pays. Les intellectuels néerlandais gardent le silence sur le nettoyage ethnique perpétré par Israël, qui a tué plus de 18 600 Palestiniens à ce jour, tout en butant sur le slogan « De la rivière à la mer »

Geert Wilders mobilise « le peuple » selon des lignes ethniques et raciales, sans intervenir dans la dynamique des classes. L’histoire nous enseigne que cela n’aboutit à rien de bon

Le succès de Geert Wilders peut à juste titre être considéré comme un vote de protestation : les citoyens ne se sentent pas entendus, sont confrontés à la précarité et hantés par les turbulences économiques. Ces préoccupations politiques sont valables. Cependant, peu d’analyses aux Pays-Bas ont reconnu le racisme profondément ancré qui est à présent mobilisé.

Bien au contraire, nous avons assisté à une analyse stupéfiante des motivations des électeurs du PVV, qui ont été décrits comme favorables aux principes économiques du parti – exagérément définis comme « orientés à gauche » – mais opposés à ses fondements raciaux. Cette séparation absurde ne sert qu’à normaliser le racisme et l’islamophobie, et pourtant elle est répétée ad nauseam. 

Dans son livre Retour à Reims, le sociologue français Didier Eribon se montre plus direct. Au fil des ans, ses parents, issus de la classe ouvrière française, sont passés du Parti communiste au Front national. Comment expliquer cette évolution plus large, visible ailleurs en Europe ? 

Didier Eribon écrit que les catégories raciales n’avaient pas de signification politique lorsque ses parents votaient à gauche. Les divisions entre « nous » et « eux » se faisaient selon des lignes de classe, entre ouvriers et patrons, exploités et exploiteurs. Cette solidarité – si tant est qu’elle ait existé – s’est néanmoins érodée, jusqu’à laisser place à une distinction entre « nous » (les autochtones blancs) et « eux » (les migrants, les musulmans, les étrangers et les demandeurs d’asile). 

Aux Pays-Bas, cette explication politique est largement ignorée. Nous assistons, une fois de plus, à la négation du racisme, alors même que les dernières élections ont été remportées par un parti d’extrême droite ancré dans le racisme. Tout ceci est ahurissant. 

Une violence structurelle

Comme si tout cela n’était pas suffisamment éprouvant, le plaidoyer libéral se résume encore à « écouter les électeurs du PVV et [à] les prendre au sérieux ». Vraiment, encore ? Le problème plus profond est plutôt l’excès d’attention portée aux voix politiques d’extrême droite. C’est ce qui a permis à leurs idées haineuses de s’imposer en premier lieu. 

Geert Wilders mobilise « le peuple » selon des lignes ethniques et raciales, sans intervenir dans la dynamique des classes. L’histoire nous enseigne que cela n’aboutit à rien de bon. 

Les temps sont durs, mes amis, l’Europe se meurt.

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Comme je l’écris plus haut, les libéraux illibéraux savent quelles vies peuvent être détruites. C’est pourquoi la déshumanisation des Palestiniens est étroitement liée au traitement infligé aux musulmans, aux réfugiés et aux personnes de couleur dans toute l’Europe. C’est également la raison pour laquelle ce qui se passe « là-bas » nous affecte « ici ». De nombreux Européens restent indifférents à la souffrance des Palestiniens, tout comme ils ferment les yeux sur la déshumanisation qui s’opère « ici ».

Quant à savoir pourquoi « le peuple » ne comprend pas notre inquiétude face à ce qui se passe en Palestine, se pourrait-il qu’une proportion importante de la population européenne ait une mémoire collective différente ? Ont-ils été élevés avec des histoires différentes, ont-ils vu l’histoire d’un point de vue différent ? 

Nous reconnaissons-nous dans la manière dont l’Europe traite la question palestinienne, non pas parce qu’il y a un nettoyage ethnique des migrants en Europe, mais parce que nous subissons le même deux poids, deux mesures, le même racisme, la même déshumanisation, les mêmes analogies fallacieuses et les mêmes rationalisations absurdes qui excusent l’injustice ? Malgré nos tentatives d’intégration, nous ne sommes toujours pas considérés comme égaux.

Cette révélation me donne de l’espoir. Les masques tombent, mettant à nu les mensonges, les diversions et les machinations politiques. La violence structurelle et le racisme transparaissaient déjà clairement à travers le scandale des allocations familiales et les naufrages de migrants en Méditerranée. Aujourd’hui, la forteresse Europe vacille. 

« Mais ils nous détestent », me rétorque un bon ami –pas un enfant, mais un homme adulte. Une partie de ce pays nous déteste, certes, mais nous ne pouvons répondre par la haine. Notre réponse doit être l’amour, un amour radical, empreint de fermeté. « Laissez cela vous radicaliser plutôt que de vous conduire au désespoir », a écrit l’activiste Mariame Kaba. 

Aujourd’hui peut-être, il est particulièrement important de préserver ce que nous possédons : notre dignité et notre amour de la vie. 

- Sinan Çankaya est anthropologue culturel et écrivain. Son expertise porte sur le maintien de l’ordre, le profilage racial, le racisme et la diversité. Sinan Çankaya est actuellement professeur assistant à l’Université libre d’Amsterdam. Son livre Mijn Ontelbare Identiteiten (2020) a été acclamé par la critique et a remporté trois prix littéraires.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Sinan Çankaya is a cultural anthropologist and writer. His expertise is on policing, racial profiling, racism and diversity. Çankaya currently works as an assistant professor at the Vrije Universiteit Amsterdam. His book ‘My Innumerable Identities’ (Mijn Ontelbare Identiteiten, 2020) was critically acclaimed by the press, and won three literary prizes.
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