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Guerre à Gaza : Israël ne terminera jamais « le travail »

Israël n’a que deux options : suivre Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich dans leur volonté de faire de la guerre de territoire une guerre de religion, ou négocier avec les Palestiniens un partage équitable de la terre
Un soldat israélien regarde en direction des maisons détruites dans le nord de Gaza, le 31 janvier 2024 (Reuters)
Un soldat israélien regarde en direction des maisons détruites dans le nord de Gaza, le 31 janvier 2024 (Reuters)

La détermination largement claironnée du cabinet de guerre israélien à occuper Rafah, où s’abritent 1,4 million de Palestiniens expulsés de force du nord et du centre de Gaza, dissimule des doutes croissants quant aux résultats qu’ils obtiendront une fois sur place.

Le Premier ministre Benyamin Netanyahou n’est pas le seul à répéter : « Nous allons le faire. Nous allons récupérer les derniers bataillons terroristes du Hamas à Rafah ». Le chef de l’opposition, Benny Gantz, plaide également en ce sens : « À ceux qui disent que le prix à payer est trop élevé, je réponds clairement : ‘’Le Hamas a le choix. Il peut se rendre, libérer les otages et les habitants de Gaza pourront célébrer le Ramadan’’ ».

Cette fanfaronnade est destinée au public national.

Soit les soldats israéliens ne sont pas les Stormtroopers qu’ils croyaient être, soit la résistance du Hamas et des autres combattants s’est avérée d’une fermeté inattendue

Il a fallu quatre mois à l’armée israélienne pour se frayer un chemin sur un territoire de 41 km de long et de 12 km de large. À titre de comparaison, un peu plus de cinq semaines ont suffi à la coalition dirigée par les États-Unis pour s’emparer de Bagdad en 2003. En quatre mois, Israël a utilisé autant de munitions que les États-Unis en sept ans en Irak.

De toute évidence, quelque chose a mal tourné.

Soit les soldats israéliens ne sont pas les Stormtroopers qu’ils croyaient être, soit la résistance du Hamas et des autres combattants s’est avérée d’une fermeté inattendue. Une chose est sûre : les forces israéliennes ne se battent pas à moitié.

Résumant l’état d’esprit du pays, le député du Likoud Nissim Vaturi a déclaré à la Knesset la semaine dernière : « Quiconque a reçu une balle l’a probablement mérité ». Et c’est précisément ce que l’armée s’efforce de réaliser.

Les conditions d’un exode massif

Les bombardements, les tirs d’artillerie et les frappes de drones ont été spécialement conçus pour terroriser les civils et créer les conditions d’un exode massif. Les pertes massives et les attaques sur les infrastructures essentielles sont des objectifs de guerre, ce ne sont pas des dommages collatéraux. La Cour internationale de justice l’a clairement reconnu en ordonnant à Israël de se conformer à la convention sur le génocide.

Sous ses airs fanfarons, la campagne sur le terrain laisse entrevoir une réalité plus sombre.

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Pour sa part, le renseignement militaire israélien estime que le Hamas survivra en tant que groupe combattant capable d’organiser des opérations contre Israël. Il affirme que le « soutien authentique » au Hamas reste considérable parmi les Palestiniens de Gaza.

La journaliste israélienne Ilana Dayan de la chaîne israélienne Channel 12 a rapporté que ces conclusions ont été présentées aux dirigeants politiques il y a une semaine par des chefs militaires, des responsables du Shin Bet et des membres du Conseil national de sécurité. « À cet égard au moins, il n’y aura pas de victoire absolue », a-t-elle suggéré.

Nombreux sont ceux qui, en dehors d’Israël, sont parvenus à cette conclusion il y a quatre mois.

D’autres questions sont tout aussi pressantes pour le haut commandement israélien : dispose-t-il des troupes nécessaires pour mener une opération d’envergure à Rafah et réoccuper le corridor de Philadelphie, sans devoir recourir à de nouveaux réservistes ? Une certaine fatigue de guerre semble s’installer.

Une deuxième série de questions se pose quant à la situation avec l’Égypte voisine. Jusqu’à présent, le président Abdel Fattah al-Sissi a joué le jeu avec Israël par rapport à la frontière de Rafah. Sissi laisse Israël dicter les modalités d’acheminement de l’aide à Gaza et se prépare à un afflux de réfugiés. La Fondation du Sinaï pour les droits de l’homme a déclaré que les autorités égyptiennes préparaient une zone tampon de 10 km pour accueillir les Palestiniens déplacés.

La réoccupation du corridor de Philadelphie, une zone tampon de 14 km de long qui borde la frontière, constituerait toutefois une violation du traité de paix que l’Égypte a signé avec Israël en 1979, même si elle n’est pas suffisante pour pousser l’Égypte à le rompre.

À l’instar de l’Ukraine, Israël s’est rendu compte que sa puissance de feu dépassait largement ses propres stocks de munitions. Ces stocks doivent être constamment réapprovisionnés par les États-Unis

La principale préoccupation du renseignement militaire égyptien est l’infiltration de combattants dans le Sinaï, où une insurrection est déjà solidement implantée.

Un troisième facteur qui influence l’imminence d’une invasion terrestre de Rafah est Washington.

À l’instar de l’Ukraine, Israël s’est rendu compte que sa puissance de feu dépassait largement ses propres stocks de munitions. Ces stocks doivent être constamment réapprovisionnés par les États-Unis. Il appartient au président Joe Biden d’arrêter ou de restreindre ce flux d’armes, d’autant plus qu’il semble avoir tracé une ligne rouge concernant la nécessité d’évacuer les réfugiés de Rafah.

Jusqu’à présent, rien n’indique que Joe Biden ait actionné ce levier. Plutôt le contraire. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne menacera pas de le faire à l’approche de l’élection présidentielle américaine.

Il est donc tout aussi possible que les menaces bruyantes d’une offensive terrestre sanglante sur Rafah fassent partie, pour l’instant du moins, des négociations en cours avec le Hamas sur un cessez-le-feu et un échange d’otages israéliens et de prisonniers palestiniens.

Une insurrection, une idée

Mais laissons de côté tout ce qui précède.

Supposons qu’un jour Israël contrôle l’ensemble de la bande de Gaza. Qu’aura-t-il accompli, au-delà de 30 000 morts ?

La première erreur de Netanyahou est de penser que s’il élimine ce qu’il suppose être les quatre derniers bataillons du Hamas à Rafah, la partie sera terminée.

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Le Hamas n’est pas une armée avec un nombre déterminé de combattants. C’est une insurrection, une idée, qui peut être transférée d’une famille à l’autre, d’une génération à l’autre, voire d’un mouvement à l’autre. L’OLP sous Arafat était laïque. Le Hamas est islamiste.

Peu importe le mouvement qui porte le flambeau, la flamme, elle, continue de brûler. Le Hamas ne se fait pas d’illusions sur sa capacité à gagner militairement contre une force conventionnelle beaucoup plus puissante.

Ni les Algériens, ni le Congrès national africain (ANC), ni l’Armée républicaine irlandaise (IRA) n’ont gagné sur le champ de bataille. Tous se sont battus pour parvenir à la table des négociations. Quand bien même Israël chasserait le Hamas de Gaza par la force, et je ne crois pas qu’il le puisse, aurait-il gagné ?

Israël a déclaré la victoire à plusieurs reprises dans ce conflit qui dure depuis 75 ans. Il a déclaré la victoire en 1948 en expulsant 700 000 Palestiniens de leurs villes et villages.

En 1967, Israël pensait avoir anéanti trois forces arabes. Ariel Sharon a déclaré la victoire quinze ans plus tard en chassant Yasser Arafat et l’OLP de Beyrouth. Cinq ans plus tard, la première Intifada a éclaté.

Lorsque les négociations de paix ont échoué, la seconde Intifada a éclaté. Israël a de nouveau cru pouvoir écraser la cause nationale palestinienne en encerclant Yasser Arafat dans son quartier général de Ramallah et en l’empoisonnant. S’agit-il d’une victoire ?

Quand bien même Israël chasserait le Hamas de Gaza par la force, et je ne crois pas qu’il le puisse, aurait-il gagné ?

Aujourd’hui, Israël pense pouvoir écraser le Hamas à Gaza en tuant quatre hommes, dont Yehia Sinwar et Mohammed Deif,  particulièrement ciblés.

La liste des dirigeants palestiniens tués dans ce conflit est déjà longue. Izz ad-Din al-Qassam, prédicateur musulman et leader de la lutte nationaliste arabe, a été tué par les Britanniques en 1935.

Kamal Udwan, l’un des principaux dirigeants du Fatah et de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), a été tué lors d’un raid israélien au Liban en 1973 ; Khalil al-Wazir, l’un des principaux adjoints d’Arafat, a été assassiné à son domicile en Tunisie par des commandos israéliens ; Ahmed Yassin, le chef spirituel du Hamas, a été tué lorsqu’un hélicoptère israélien a tiré un missile sur lui alors qu’il rentrait en fauteuil roulant de la prière de l’aube dans la ville de Gaza.

Citons également Abdel Aziz al-Rantisi, cofondateur du Hamas, tué par des missiles tirés depuis un hélicoptère Apache ; Fathi Shaqaqi, fondateur et secrétaire général du Jihad islamique palestinien (PIJ), abattu de cinq balles à Malte par deux agents du Mossad ; et Abu Ali Mustafa, secrétaire général du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP).

Mais quel a été le résultat de ces assassinats, si ce n’est de susciter une nouvelle vague de résistance, plus forte encore, et de donner naissance à une nouvelle génération de combattants endurcis par l’histoire sous l’emprise de leurs occupants ?

La mémoire des massacres

L’histoire est alimentée par la mémoire collective. Le souvenir des massacres de la guerre de 1948, comme le massacre de Tantura ou celui de Sabra et Chatila en 1982, a été transmis de bouche à oreille. Il n’y avait pas internet à l’époque, et peu ou pas d’images vidéo. Les mots étaient suffisamment puissants pour inciter les générations futures à résister.

Israël a largement exploité une compilation d’images vidéo des massacres perpétrés par le Hamas et d’autres combattants de Gaza dans les kibboutzniks le 7 octobre.

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Si cette vidéo horrifie à juste titre ses spectateurs, imaginez l’effet que quatre mois de séquences de massacres perpétrés par les forces israéliennes à Gaza diffusées sur les réseaux sociaux auront sur les générations futures de Palestiniens.

La Nakba, ou la « catastrophe », qu’Israël a menée à Gaza au cours des quatre derniers mois est incomparablement mieux documentée que la Nakba de 1948. Ces images resteront à jamais sur internet. Comment Israël peut-il penser que cette Nakba s’évaporera dans la conscience populaire une fois les combats terminés ?

La Jordanie compte 11,15 millions d’habitants, dont un peu plus de la moitié sont des Palestiniens descendants des réfugiés expulsés de Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza.

Même si on exclut les tribus jordaniennes de Cisjordanie orientale – qui se sont montrées aussi véhémentes à l’égard de Gaza que les Palestiniens – cela signifie qu’il y a trois fois plus de Palestiniens en Jordanie que dans la bande de Gaza. Ils sont en colère, relativement aisés et ont accès à un marché de l’armement en plein essor. Qui plus est, la Jordanie a des frontières poreuses avec la Syrie et l’Irak, où des groupes soutenus par l’Iran sont impatients de s’impliquer.

La Jordanie constitue donc un terreau fertile pour le recrutement de la prochaine vague de combattants palestiniens.

Qui, sain d’esprit, chercherait à pacifier sa frontière méridionale contre les attaques ennemies, au prix de raviver la menace à sa beaucoup plus longue frontière orientale ? Qui troquerait 60 km de frontières peu sûres contre 482 km ?

Israël et ses partisans ne perçoivent que leur propre histoire et n’écoutent que leur propre discours. Ils sont incapables de se faire une idée de ce que c’est que d’être la cible de leur État en perpétuelle expansion.

Si Israël parvient à ses fins à Gaza, il n’y aura pas un seul Palestinien en Israël, à Jérusalem-Est ou en Cisjordanie qui ne pensera pas être le prochain à subir le même sort

Il ne voit pas que les Palestiniens de Rafah, qui ont été déplacés à de multiples reprises au cours de leur exode vers le sud, sont eux-mêmes les descendants de réfugiés des villes qui font aujourd’hui partie d’Israël – Beer-sheva, Jaffa, le Naqab.

Israël ne réalise pas la portée symbolique de ses agissements. En essayant d’écraser Gaza, il essaie d’écraser la nation palestinienne dans son ensemble. Si Israël parvient à ses fins à Gaza, il n’y aura pas un seul Palestinien en Israël, à Jérusalem-Est occupée ou en Cisjordanie qui ne pensera pas être le prochain à subir le même sort.

Le sentiment de victimisation et de destin historique d’Israël l’aveugle face aux souffrances qu’il provoque. À ses yeux, il ne peut y avoir qu’une seule victime de l’histoire – une victime juive.

L’année dernière, Benyamin Netanyahou a pratiquement déclaré la fin du conflit grâce à la signature imminente des accords d’Abraham par l’Arabie saoudite. Seulement quelques semaines plus tard, Israël s’est retrouvé plongé dans la plus longue guerre qu’il ait menée depuis 1947. Aujourd’hui, cette guerre a propulsé la cause palestinienne au premier rang des préoccupations mondiales en matière de droits de l’homme.

Et pourtant, tel un joueur lançant les dés pour des enjeux toujours plus élevés, l’armée de Netanyahou est allée d’un hôpital à l’autre, ne parvenant pas à trouver le repaire du Hamas, mais détruisant le système de santé de Gaza tout aussi inexorablement. Elle est allée du nord au sud en déclarant que la victoire était imminente.

Benny Morris, l’ancien historien révisionniste de gauche devenu faucon, a déclaré au quotidien allemand Frankfurter Algemeiner qu’il détestait profondément Netanyahou : « C’est un escroc. Mais il a raison de dire que la guerre doit se poursuivre jusqu’à ce que le Hamas soit écrasé, ne serait-ce que parce que dans toute la région, nous serons considérés comme des perdants si nous n’achevons pas le travail. »

Je tiens à informer Morris, l’historien. Israël ne terminera jamais « le travail ».

Il n’y a que deux options : suivre Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich dans leur volonté de faire de la guerre de territoire une guerre de religion, ou s’asseoir à la table de négociations avec des dirigeants que les Palestiniens sont libres de choisir pour aborder la question du partage de la terre en tant qu’égaux.

Je sais quel choix j’aurais fait.

David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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