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En Europe, le soutien sans faille à Israël se fissure

Les dirigeants européens défendent sans retenue Israël, en net décalage avec une opinion publique beaucoup plus partagée
Un manifestant tient une photo en feu de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen lors d’un rassemblement de soutien aux Palestiniens, devant l’ambassade israélienne à Athènes, le 18 octobre 2023 (AFP/Angelos Tzortzinis)

L’Europe a apporté un soutien sans nuance à Israël, à la suite de l’opération « déluge d’al-Aqsa », lancée par la branche armée de l’organisation palestinienne Hamas le 7 octobre 2023.

Aucune réserve, aucune retenue. Ce qui s’est traduit par un alignement total sur la position israélienne, l’absence de toute critique contre les opérations de l’armée israélienne à Gaza, malgré un bilan humain très lourd, et une pression très forte pour réduire au silence les rares voix critiques envers Israël.

La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a été la plus zélée sur ce terrain. Elle s’est rendue en Israël, en compagnie de la présidente du Parlement européen Roberta Metsola, et a fait les déclarations pro-israéliennes les plus tranchées.

Dans sa démarche, elle a non seulement ignoré le président du Conseil européen Charles Michel et le chef de la diplomatie de l’Union européenne (UE) Josep Borrell, mais elle a tenu des propos qui ont agacé les autres responsables européens.

Dans ce climat de surenchère, un commissaire européen lui a emboîté le pas, allant jusqu’à demander de mettre fin à l’aide humanitaire au profit des Palestiniens.

Le président français Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz ont été tout aussi virulents. Le dirigeant allemand a été le premier chef de gouvernement européen à se rendre en Israël depuis l’attaque du Hamas, peu après une rencontre avec Emmanuel Macron durant laquelle les deux hommes ont tenté de coordonner la position des deux poids lourds de l’Europe.

Hermétiques

Ce positionnement de l’Europe officielle en faveur d’Israël s’est accompagné d’un alignement médiatique et d’une mobilisation extrême des réseaux d’influence. Aucune voix discordante n’a été audible.

Les médias ont été hermétiques, pratiquement inaccessibles aux organisations ou personnalités critiques. Les voix discordantes ont été montrées du doigt, mises au pilori, diabolisées.

Le français Jean-Luc Mélenchon, leader de La France insoumise (LFI, gauche radicale), l’a durement vécu. Le gouvernement français a même interdit les manifestations propalestiniennes, une décision illégale annulée quelques jours plus tard par le Conseil d’État.

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Mais au fil des jours, un doute a commencé à saisir l’Europe. Cet alignement sans réserve sur Israël a suscité des questions, d’autant plus que l’armée israélienne s’est lancée dans des bombardements aveugles, faisant des milliers de morts. Plus de 7 700, dont plus de 3 500 enfants à ce jour.

Un sommet européen en visioconférence a été organisé à la hâte, le 17 octobre, pour tenter de mettre un minimum de cohérence dans l’attitude européenne, où des voix plus équilibrées ont commencé à émerger.

Le président du Conseil européen, Charles Michel, qui ne peut être soupçonné d’attitude anti-israélienne, a lui-même mis en cause la politique de ce pays. « Quand vous coupez les infrastructures de base, quand vous coupez l’accès à l’eau, quand vous coupez l’électricité, et si vous ne permettez pas la livraison de nourriture, ce n’est pas conforme au droit international », a-t-il rappelé. Un euphémisme pour dire qu’Israël viole délibérément le droit international.

Josep Borrell a de son côté pris ses distances avec la présidente de la Commission européenne en affirmant que ses propos n’engageaient qu’elle.

Même les fonctionnaires de Bruxelles se sont mis de la partie. Fait rarissime, près d’un millier d’entre eux ont signé une pétition critiquant aussi bien la méthode d’Ursula von der Leyen que son alignement sans réserve sur les positions israéliennes.

Ce positionnement de l’Europe officielle en faveur d’Israël s’est accompagné d’un alignement médiatique et d’une mobilisation extrême des réseaux d’influence. Aucune voix discordante n’a été audible

Dans la foulée, et face à la brutalité des bombardements israéliens, le Conseil européen a sommé Israël de veiller au « respect du droit humanitaire international ». Le Conseil a aussi rappelé que « la seule solution au conflit est la création de deux États », solution dont Israël ne parle plus.

Mais c’est à la suite du bombardement de l’hôpital al-Ahli de Gaza, qui a fait des centaines de victimes, que le ton a commencé à changer en Europe. Dans les heures qui ont suivi, les réactions se sont multipliées, axées pour la plupart sur le respect des populations civiles et des règles du droit international, ainsi que la nécessité de fournir une aide humanitaire aux populations de Gaza.

La virulente Mme Der Leyen elle-même a été contrainte de faire un geste, pour annoncer le triplement de l’aide humanitaire à la Palestine.

Emmanuel Macron avait, de son côté, affirmé le 14 octobre que, « à Gaza comme ailleurs, le droit humanitaire doit être respecté », et « toutes les mesures possibles pour épargner les vies des populations civiles doivent être prises ». Le 17, il ajoutait : « L’accès humanitaire à la bande de Gaza doit être ouvert sans délai ».

Glissement

Ce glissement de la position européenne, perceptible mais non encore significatif, est dicté par une série d’impératifs qui s’imposent à l’Europe.

Après l’émotion des premiers moments, les dirigeants européens ont été contraints de tenir compte de la réalité du terrain, où la brutalité d’Israël est devenue le fait majeur du moment.

Il a aussi fallu gérer l’opinion européenne, qui a commencé à se poser des questions. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes de l’Europe, confirmé par cette guerre : le décalage entre les dirigeants européens et leur opinion publique sur la Palestine.

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Autant les leaders européens sont monolithiques, affichant un soutien sans bornes et sans nuances à Israël, autant leur opinion publique est plurielle, traversée par toutes sortes de couleurs et de nuances.

Rares sont les dirigeants qui, comme la ministre espagnole des Droits sociaux Ione Belarra, osent braver ce consensus et aller jusqu’à demander que le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou soit traduit devant la Cour pénale internationale (CPI).

Au sein de l’opinion européenne, il y a la communauté musulmane, encore plus sensible à la question palestinienne, qui vit douloureusement ce qui se passe à Gaza. Dans certains pays, elle représente la première minorité. À titre d’exemple, les Français issus de sociétés musulmanes représentent près de 10 % de la population. Et donc autant d’électeurs potentiels.

Le profond sentiment d’injustice envers la Palestine qui traverse cette communauté peut se transformer en risque sécuritaire. Toujours en France, des dizaines d’alertes à la bombe ont ainsi été signalées depuis le début de la guerre à Gaza. Ce qui n’a pas empêché Emmanuel Macron de se rendre en Israël, une semaine après Olaf Scholz.

Au-delà, l’Europe se doit également de gérer ses relations avec les pays arabes. Le boycott du pétrole et du gaz russes, décidé comme sanction après l’invasion de l’Ukraine, a rendu l’énergie en provenance des pays arabes encore plus précieuse. Sans compter les importations arabes en provenance d’Europe, qu’il s’agisse de produits alimentaires, de biens de consommation ou d’armes. Dans une Europe qui commence à ressentir les effets de la crise, tout débouché pour les produits européens est le bienvenu.

Ce qui a davantage pesé dans le lent revirement de l’Europe, c’est le risque d’engrenage au Moyen-Orient, et ses possibles retombées sur chaque pays européen, dans un monde en pleine mutation

Mais ce qui a davantage pesé dans le lent revirement de l’Europe, c’est le risque d’engrenage au Moyen-Orient, et ses possibles retombées sur chaque pays européen, dans un monde en pleine mutation.

Le risque a été jugé suffisamment sérieux pour que le président américain Joe Biden lui-même se rende précipitamment au Proche-Orient, et que les États-Unis envoient en Méditerranée orientale deux groupes navals d’une puissance de feu inégalée. L’Europe ne pouvait que suivre.

Elle a ainsi été contrainte d’étudier le risque d’un deuxième front dans lequel elle serait impliquée, en plus du front ukrainien. Et pendant qu’hommes politiques et médias s’agitent, les vrais pouvoirs et les états-majors s’affairent, face à cette évidence : comment éviter une extension de la guerre, qui porte de nombreux risques, dont celui de provoquer une fracture brutale entre les sociétés et les pouvoirs ?

Ceci au moment où Vladimir Poutine et Xi Jinping se rencontraient à Beijing, et où l’ombre de l’Iran est décelée derrière chaque événement au Proche-Orient.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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