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La guerre en Ukraine et la crise du libéralisme

Tant que les crimes commis contre les Ouïghours, les Palestiniens ou les Yéménites ne seront pas dénoncés, le soutien de l’Occident aux Ukrainiens qui résistent à l’agression russe ne fera guère de différence
Un piéton passe devant une fresque murale intitulée Ukraine, le 7 avril 2022 à Tirana, en Albanie (AFP)

Alors que des Ukrainiens et Ukrainiennes ordinaires prennent les armes pour défendre leur patrie dans les tranchées, les téléspectateurs américains et européens sont confortablement assis dans leur salon, les yeux rivés sur leur écran, ébahis par la résilience dont fait preuve un peuple du flanc Est de l’Europe pour résister à l’empiètement de l’autoritarisme.

La lutte des Ukrainiens contre l’agression russe montre à l’Occident que l’ordre libéral peut être défendu. Mais pour que cela se produise vraiment, l’élan libéral doit s’étendre bien au-delà de la focalisation sur l’Europe de l’Est. 

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Aujourd’hui, l’ordre libéral n’est pas défendu par les prétendus « vieux bastions libéraux » que sont les États-Unis et l’Europe de l’Ouest, dont la complaisance passive à l’égard d’un autoritarisme insidieux aux quatre coins du monde n’a fait qu’alimenter l’orgueil démesuré du président russe Vladimir Poutine.

Au contraire, ce sont les Ukrainiens qui se sont mobilisés, non seulement pour parer l’agression russe, mais aussi pour se battre pour l’autodétermination libérale et se libérer de la répression.

La guerre en Ukraine est non seulement un moment charnière dans la redéfinition de la raison d’être géostratégique de l’Europe, mais aussi un tournant potentiel illustrant les limites de la résurgence autoritaire observée au XXIe siècle. 

En 1989, le politologue américain Francis Fukuyama a écrit un texte célèbre sur la fin de l’histoire, dans lequel il laissait entendre qu’avec l’effondrement du communisme de type soviétique, l’humanité avait atteint « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et de l’universalisation de démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain ».

Ces dernières années, cette thèse a été largement contredite. Le président américain Joe Biden a parlé d’un ordre libéral en crise lors de son discours d’investiture. En 2019, Poutine est même allé jusqu’à déclarer que l’idéologie libérale qui sous-tend la démocratie occidentale était devenue « obsolète ».

Un fossé entre les promesses et les actes

La crise du libéralisme est réelle, tant aux États-Unis et en Europe qu’ailleurs. Le discours stratégique libéral majeur de l’universalité des droits de l’homme et des libertés civiles a perdu de son attrait face à l’élargissement du fossé entre ce que le libéralisme promet et ce qu’il réalise réellement.

La « guerre contre le terrorisme » a fourni un prétexte aux libéraux pour mettre à mal les droits et normes du libéralisme au nom de la sécurité, tant à l’échelle nationale qu’internationale.

Le Printemps arabe a été l’occasion pour l’Occident de redonner de l’attrait au discours libéral en démontrant que les États-Unis et l’Europe se tiendraient fermement aux côtés des révolutionnaires

Lors de la guerre en Irak lancée en 2003, on a d’abord exploité le libéralisme pour justifier une guerre injuste avant de déclencher le retrait du leadership occidental de la région et de livrer le Moyen-Orient à l’autodétermination autoritaire. 

Le Printemps arabe a été l’occasion pour l’Occident de redonner de l’attrait au discours libéral en démontrant que les États-Unis et l’Europe se tiendraient fermement aux côtés des révolutionnaires en lutte pour l’autodétermination libérale et contre la répression autoritaire.

Pourtant, insensibles au sort de ceux qui sont désespérément massacrés par des régimes répressifs, les bastions du libéralisme sont restés au bord du terrain à observer l’échec des révolutionnaires puis la victoire des contre-révolutionnaires.

Les prétextes illibéraux de la « guerre contre le terrorisme » employés par l’Occident ont été repris par les autoritaires pour justifier une guerre aveugle contre l’activisme de la société civile, sous l’étendard de la lutte contre le « terrorisme »

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Une décennie plus tard, les contre-révolutionnaires ont renoué avec la stabilité autoritaire, avec l’aide non seulement de la Russie mais aussi des libéraux illibéraux d’Occident, mus par la peur de l’épouvantail islamiste.

Moscou a pour sa part été encouragé par sa reconquista autoritaire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Les groupes de mercenaires russes ont soutenu les crimes de guerre en Syrie et en Libye et aidé leurs partenaires à Damas et Abou Dabi à atteindre leurs objectifs, tout en rencontrant une faible résistance active de la part des libéraux occidentaux. 

Il n’est pas non plus surprenant de voir les partenaires régionaux de Poutine que sont les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite adopter jusqu’à présent une approche visiblement « neutre » face aux efforts déployés par la Russie pour effacer par la force les acquis de la révolution ukrainienne de 2014.

Tout comme le Kremlin est hanté par sa phobie des révolutions de couleur dans sa sphère d’influence, les princes héritiers autoritaires à Abou Dabi et Riyad craignent qu’une nouvelle vague régionale de libéralisme ne les emporte.

Miser sur un ordre autoritaire alternatif

Il est dans leur intérêt de stimuler la campagne russe en Ukraine, car celle-ci fait progresser une vision du monde et un système de croyance idéologique partagés.

L’idée de voir les Ukrainiens réussir dans leur lutte pour l’autodétermination libérale aux côtés d’une sphère publique occidentale sortie de deux décennies d’hibernation doit faire frémir les contre-révolutionnaires qui ont déjà misé sur la montée d’un ordre autoritaire alternatif. 

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Les Ukrainiens ordinaires allument une étincelle libérale pour sauver un ordre libéral que les États occidentaux n’ont guère contribué à protéger au cours des deux dernières décennies.

Si la fin de l’histoire est peut-être plus éloignée qu’elle ne l’était dans les années 1990, la valeur intrinsèque et l’attrait du libéralisme ne doivent pas être considérés comme perdus.

Au contraire, l’élan libéral doit être entretenu pour renverser la vapeur dans le cadre d’une concurrence mondiale entre des discours stratégiques majeurs.

Dans un monde multipolaire où la victoire d’un discours a plus d’importance que celle d’une armée, le pouvoir d’attraction et d’influence dépend de la solidité d’un discours stratégique libéral majeur appliqué de manière cohérente et constante – que ce soit en Ukraine ou dans le monde entier. 

Le principe de deux poids, deux mesures observé dans l’application des normes libérales fait que certaines personnes et communautés sont plus égales que d’autres dans ce qui est devenu une concurrence mondiale de visions idéologiques opposant la volonté et les droits des individus à ceux des régimes.

Tant que les crimes commis à l’encontre des Ouïghours, des Palestiniens ou des Yéménites ne seront pas dénoncés ni expiés, la mobilisation générale des opinions publiques occidentales pour soutenir les Ukrainiens ordinaires ne sera qu’une goutte d’eau dans l’océan – et ne contribuera guère à enrayer la montée insidieuse de l’autoritarisme mondial. 

- Andreas Krieg est professeur assistant au département d’études de la défense du King’s College de Londres et consultant spécialisé dans les risques stratégiques pour des gouvernements et des entreprises au Moyen-Orient. Il a récemment publié un ouvrage intitulé Socio-Political Order and Security in the Arab World.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Dr. Andreas Krieg is an associate professor at the Defence Studies Department of King's College London and a strategic risk consultant working for governmental and commercial clients in the Middle East. He recently published a book called 'Socio-political order and security in the Arab World'.
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