Khaled Nezzar et les déserteurs de l’armée française : leur pouvoir réel reste une énigme
Si l’armée algérienne a compté dans ses rangs un homme controversé, c’est bien le général Khaled Nezzar, ancien chef d’état-major, ancien ministre de la Défense, disparu le 29 décembre 2023 à l’âge de 86 ans des suites d’une longue maladie.
Tout a joué pour que cet officier chaoui, au physique massif et à la moustache drue, se retrouve au centre de nombreuses polémiques qui ont jalonné l’histoire de l’armée algérienne. Que ce soit son rôle dans la répression des émeutes d’octobre 1988, lorsqu’il a été chargé de gérer l’état de siège alors qu’il était commandant des forces terrestres, ou sa décision prépondérante dans l’arrêt des élections législatives remportées par les islamistes du Front islamique du salut (FIS) le 26 décembre 1991, et donc sa responsabilité dans la guerre sanglante qui a suivi, dans les années 1990.
Ou encore ses démêlés avec la justice suisse et française dans des procès avortés autour d’accusations de torture. Ou enfin son rôle supposé dans les tentatives d’organiser la succession du président Liamine Zeroual en 1998 puis celle d’Abdelaziz Bouteflika, en 2019.
Mais tout au long de la carrière de Khaled Nezzar, c’est sa qualité d’ancien officier de l’armée française qui a suscité la polémique la plus pernicieuse. Car à travers lui, étaient visés les fameux Déserteurs de l’armée française, les DAF.
Cheval de Troie de l’influence française ?
Ces officiers et soldats avaient effectué une partie de leur carrière au sein de l’armée française avant de rejoindre l’Armée de libération nationale (ALN) durant la guerre d’indépendance. Malgré eux, ils sont toujours restés suspects aux yeux de leurs détracteurs jusqu’à la fin de leur carrière, voire la fin de leur vie.
Saphia Arezki, auteure de l’essai De l’ALN à l’ANP, la construction de l’armée algérienne 1954-1991, relève ainsi que « la loyauté de certains déserteurs ‘’tardifs’’ est souvent mise en cause, et ils sont régulièrement stigmatisés ». « Ils sont marqués du sceau de la suspicion, stigmate indélébile pour certains. L’appartenance à l’armée française est sans cesse invoquée pour les discréditer », écrit-elle.
Pendant longtemps, une vision rudimentaire, à la limite du complotisme, mais très répandue, voulait que ces officiers aient constitué une sorte de cheval de Troie de l’influence française dans l’Algérie indépendante.
Selon cette théorie, ces officiers ont été poussés, voire incités, à déserter les rangs de l’armée française par le pouvoir français de l’époque, qui considérait l’indépendance de l’Algérie comme inéluctable et qui voulait placer ses pions dans les cercles de pouvoir de l’Algérie post-indépendance.
Des formules ont même fleuri pour disqualifier ces officiers déserteurs : ils constituaient tantôt une « cinquième colonne », tantôt faisaient partie de la « promotion Lacoste », du nom du gouverneur de l’Algérie. Ce dernier aurait alors injecté ses hommes dans les futures institutions algériennes, pour disposer d’éléments à sa solde dans les cercles du pouvoir de l’Algérie indépendante. Des formules encore plus méprisantes ont été utilisées, comme « sergents de la France ».
À ces fameux DAF, restés éternellement suspects, une partie de l’opinion algérienne opposait trois sortes d’officiers, plus prestigieux. D’abord, les purs produits de l’ALN, tombés au champ d’honneur durant la guerre d’indépendance : Didouche Mourad, Mostefa Ben Boulaïd, le colonel Lotfi, Si Mhamed Bougara, le colonel Amirouche, Larbi Ben M’hidi et bien d’autres.
Il y avait ensuite les officiers qui n’ont jamais quitté le maquis de l’intérieur, et qui faisaient l’objet d’une véritable vénération populaire, comme Salah Boubnider, ancien commandant de la Wilaya II (découpage correspondant aux régions militaires, ici le Nord constantinois), Youcef Khatib, dit Si Hassan, chef de la Wilaya IV (centre), ou encore Mohand Oulhadj, qui a succédé à Amirouche à la tête de la Wilaya III, en Kabylie, jusqu’à l’indépendance.
C’est d’ailleurs Mohand Oulhadj qui a présidé, en tant que doyen, le défilé du 5 juillet 1962, une cérémonie officielle organisée le jour de l’indépendance de l’Algérie à Sidi-Fredj, là où l’armée coloniale avait débarqué le 5 juillet 1830.
Enfin, il y avait les officiers ayant entamé leur parcours au sein de l’ALN, dans les maquis, avant d’être envoyés en formation pendant la guerre d’Algérie, essentiellement dans des pays arabes, comme l’ancien président Liamine Zeroual ou l’ancien patron de la marine, Rachid Benyelles.
Lobby
Au doute et à la suspicion qui planaient sur les uns, s’opposait ainsi une sorte de pureté révolutionnaire qu’on attribuait aux autres : c’est, symboliquement, la supériorité morale du guérillero sur le militaire de carrière.
Les anciens DAF étaient aussi soupçonnés de se constituer en lobby, notamment au sein de l’armée, avec pour objectif de préserver les intérêts français dans l’Algérie indépendante. De fait, quatre anciens officiers de l’armée française, Abdellah Belhouchet, Khaled Nezzar, Abdelmalek Guenaïzia et Mohamed Lamari, ont occupé le poste le plus prestigieux au sein de l’armée algérienne, celui de chef d’état-major.
Curieusement, cette thèse, qui a longtemps prévalu durant l’ère Houari Boumédiène, pour se renforcer sous la présidence de Chadli Bendjedid, où elle a même pris une curieuse contenance, était basée sur ce qu’on appellerait aujourd’hui une fake news.
En effet, durant toute sa présidence, de 1979 jusqu’à 1992, Chadli Bendjedid a été lui aussi considéré comme un ancien de l’armée française. D’éminents historiens, comme Benjamin Stora, l’ont écrit.
Selon cette thèse, en tant qu’ancien de l’armée française, Bendjedid aurait donc favorisé d’autres anciens officiers de l’armée française, pour constituer le Hizb França (le Parti de la France). Le montage était séduisant, d’autant plus que les relations algéro-françaises ont connu un certain réchauffement dans les années 1980, sous Bendjedid justement.
Le maître d’œuvre de cette orientation était tout désigné : le général Larbi Belkheir, directeur de cabinet du président Chadli, qui avait déserté l’armée française en 1958, et auquel était attribuée une influence décisive au sein du pouvoir.
Curieusement, une partie du débat politique dans le pays était structurée autour de cette hypothèse d’un chef d’État ayant fait partie de l’armée française. Ce n’est qu’en 2005 que Chadli Bendjedid a lui-même tenté de dissiper cette fake news, qui s’était imposée comme un fait d’histoire : il n’avait en fait jamais officié au sein de l’armée coloniale.
Et là, stupeur : les Algériens ont découvert qu’ils avaient vécu pendant un quart de siècle avec une biographie falsifiée de leur président, avec tout ce que cela suppose comme affinités et alliances politiques.
Chadli était supposé être un ancien de l’armée française, il aurait donc été un francophile, les anciens de l’armée française l’auraient aidé à accéder au pouvoir après la mort de Boumédiène. En contrepartie, il les aurait favorisés, pour qu’en retour, ils l’aident à consolider son pouvoir. Cette théorie, basée sur une information fausse, a longtemps prévalu.
Technicité et discipline
Lorsque Boumédiène avait pris la tête de l’armée, en pleine guerre de libération, il avait engagé un travail de longue haleine pour doter l’Algérie d’une armée digne d’un pays indépendant, une armée sur laquelle il pourrait accessoirement s’appuyer pour prendre le pouvoir.
L’armée que Boumédiène avait à sa disposition, au début, avait acquis une forte expérience de la guérilla. Mais elle était mal structurée et elle disposait de très peu d’officiers ayant une véritable formation. Les déserteurs de l’armée française constituaient une aubaine : ils avaient une bonne formation, ils étaient disponibles immédiatement, et ils connaissaient l’armée française qu’ils venaient de déserter.
De plus, ces déserteurs venaient de quitter l’armée ennemie pour prendre les armes contre elle. Autant dire qu’ils avaient brûlé tous leurs vaisseaux. Saphia Arezki note d’ailleurs qu’après leur désertion, tous ont été condamnés à de lourdes peines par des tribunaux militaires français.
Dans le climat de guerre de l’époque, douter de leur patriotisme ressemblait à une hérésie, d’autant plus que le FLN lui-même organisait des campagnes de propagande pour pousser à la désertion.
Ceci a contribué à assurer aux DAF une étonnante longévité. Ils ont en effet réussi à occuper des postes importants jusqu’au tournant du siècle. Mais depuis une vingtaine d’années, leur présence au sein de l’armée a été réduite à néant
Plus tard, à l’indépendance, l’armée devait faire sa mutation vers une armée classique. L’apport de ces officiers devenait alors essentiel dans un pays exsangue. Ils avaient une technicité et une discipline qui ont pris le dessus sur les guérilleros issus du maquis.
Ceci a contribué à assurer aux DAF une étonnante longévité. Ils ont en effet réussi à occuper des postes importants jusqu’au tournant du siècle. Mais depuis une vingtaine d’années, leur présence au sein de l’armée a été réduite à néant avec leur disparition. Celle du général Nezzar semble clore symboliquement cette histoire.
Le pouvoir réel des DAF reste toutefois une énigme. On attribue ainsi au général Nezzar une influence décisive au sein du pouvoir, y compris quand il a quitté formellement l’armée.
Cette thèse semble peu crédible. Ainsi, en 1998, quand Abdelaziz Bouteflika a été pressenti pour devenir président de la République, le général Nezzar s’y était publiquement opposé. Il l’avait même qualifié de « vieux canasson », avant de se rétracter.
Cela montrait que non seulement le général n’avait pas été consulté dans le choix du nouveau président, mais qu’il n’avait même pas été informé de la décision finale.
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