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Les islamistes du PJD, victimes annoncées de la rentrée politique au Maroc

En appelant à un remaniement ministériel imminent, le roi renoue, arbitrairement, avec une technocratisation de la vie politique qui aspire au passage à neutraliser les islamistes du PJD
Le Premier ministre Saâeddine el-Othmani va devoir revoir la composition arithmétique de la majorité gouvernementale, en se livrant à un jeu périlleux de négociations avec des partis (AFP)

La rentrée politique dans le royaume s’annonce des plus agitées. Lors de son discours du 31 juillet, le roi s’est exprimé en faveur d’un remaniement ministériel qui recèle un double sens.

Le premier, idéologique, est relatif à l’engagement de la monarchie sur la voie de la technocratisation des élites politiques au détriment de la « méthodologie démocratique » et de la loi des urnes.

L’autre sens renvoie à un recalibrage politique qui tend à fragiliser davantage le Parti de la justice et du développement (PJD), le parti d’obédience islamiste au pouvoir depuis 2011.

Depuis son avènement au trône, Mohammed VI n’a jamais caché sa préférence pour une technostructure confiée à des élites économiques proches du pouvoir, notamment des chefs d’entreprises et des managers issus majoritairement des grandes écoles françaises.

Lors du discours de la Fête du trône, Mohammed VI a chargé le chef du gouvernement « de soumettre des propositions visant à renouveler et enrichir les postes de responsabilité » (AFP)

Tout a commencé avec la nomination de Driss Jettou, ex-patron du groupe SIGER (holding royale), chargé de la gestion de la fortune de la famille royale, à la tête du gouvernement en 2003 malgré la victoire de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) aux législatives.

Cette décision s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une tradition managériale voulu par le roi en personne. Ce dernier, pour qui le sens aiguisé des affaires est une qualité, n’hésite pas à prôner le modèle entrepreneurial dans la gestion des affaires publiques.

Chemin faisant, la technocratisation de la vie politique va prendre de l’ampleur allant souvent à l’encontre du militantisme partisan qui privilégie le débat des idées et la compétition idéologique pour faire prévaloir un projet de société.

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On ne compte plus le nombre de technocrates nommés par le roi à la tête de ministères ou de secrétariats d’État. La monarchie considère en effet les managers issus du secteur privé et du monde des affaires comme « la référence » en matière de gestion, même lorsqu’il s’agit de l’administration des affaires publiques qui relèvent de l’intérêt général de la collectivité.

La technocratisation de la classe politique emprunte une voie non démocratique qui consiste souvent à encarter des experts dans des partis politiques avant de les nommer à des postes de ministres ou secrétaires d’État.

Concrètement, le travail des technocrates se limite à l’exécution des décisions, sans rentrer dans le débat idéologique susceptible de faire émerger une crise politique ou gouvernementale. 

La monarchie considère les managers issus du secteur privé et du monde des affaires comme « la référence » en matière de gestion

La technocratisation de la vie politique est une tendance mondiale, inhérente à la prééminence du capitalisme et du monde des affaires, tout particulièrement.

Mais lorsqu’elle est érigée en mode de gouvernement, de surcroît par des régimes autoritaires, le risque est justement de voir émerger une élite d’experts aux commandes, qui échapperait à la méthodologie démocratique et la loi des urnes, mais aussi à la responsabilité politique et à la reddition des comptes.

Désamorcer la crise sociale

Selon certaines sources concordantes, le roi Mohammed VI devrait bientôt annoncer un remaniement ministériel visant là recalibrer la vie politique, plombée par une crise socio-économique qui ne cesse de s’aggraver au fil des années.

La manœuvre du régime a déjà commencé en 2018, après le début du hirak, par l’éviction de certains ministres du gouvernement géré par le PJD.

La colère royale a ainsi frappé même les plus fidèles du régime, à l’instar de Mohamed Hassad (Mouvement populaire), désigné ministre de l’Enseignement supérieur et la Recherche scientifique avant de se trouver, à quelques mois de sa nomination, interdit de briguer des mandats représentatifs.

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Ce fut aussi le cas du ministre des Finances de l’époque, Mohamed Bousaïd, éjecté du gouvernement par une décision royale et remplacé par Mohamed Benchaâboun (Rassemblement national des indépendants), un ex-directeur de banque proche du cercle fermé du pouvoir.

À l’époque, pour mémoire, le royaume avait été soumis à une « campagne de boycott » qui avait touché certaines entreprises, dont notamment le groupe Akwa, dirigé par un proche du roi, le milliardaire soussi, Aziz Akhannouch.

Le limogeage de certains ministres technocrates a servi à endiguer les tensions sociales et permis au régime de garder la main sur la vie politique.

En coulisses, on évoque le départ probable du ministre de l’Éducation, Saïd Amzazi, et du ministre de la Santé, Anass Doukali

Sous Mohammed VI, la nomination de technocrates ou de notables fidèles au régime a été érigée en mode de gouvernement, permettant au roi de recalibrer, à sa guise, les majorités gouvernementales en fonction des intérêts stratégiques de la monarchie.

Concrètement, les technocrates parachutés au gouvernement sont systématiquement encartés dans des partis politiques souvent proches du pouvoir. Ce qui réduit du coup les risques d’implosion des majorités gouvernementales et permet au régime de contrebalancer, non sans difficultés, le pouvoir des partis traditionnels ou de ceux qui disposent d’une popularité et d’un poids électoral considérable.

L’idée derrière cet énième remaniement ministériel tant attendu - présenté comme une entreprise technique visant à favoriser la mobilisation de compétences nouvelles susceptibles de contribuer à l’élaboration d’un « nouveau modèle de développement » - est d’apaiser le mécontentement populaire causé par la crise socio-économique.

Cela passe principalement par un recadrage de la majorité gouvernementale qui va se traduire par la nomination de nouveaux responsables et l’éviction d’anciens ministres.

Sous Mohammed VI, la nomination de technocrates ou de notables fidèles au régime a été érigée en mode de gouvernement, estime l’auteur (AFP)

Un jeu de chaises musicales ? Pas seulement. Dans ce scénario, le chef du gouvernement serait appelé à réduire le nombre de strapontins, actuellement au nombre de 26, quitte même à supprimer, éventuellement, les secrétariats d’État, au nombre de douze.

En coulisses, on évoque le départ probable du ministre de l’Éducation, Saïd Amzazi (MP), et du ministre de la Santé, Anass Doukali (Parti du progrès et du socialisme) pour cause de protestations sociales des « instituteurs contractuels » et d’un mouvement de grève conduit depuis des mois par les étudiants en médecine.

Négocier en position de force

La technocratisation imminente du gouvernement vise, cette fois-ci, en plus d’une fragilisation de la classe politique, un endiguement du PJD, un parti d’obédience islamiste au pouvoir depuis 2011, dont le secrétaire général, le trublion Abdellilah Benkirane, a déjà été évincé.

À l’acharnement médiatique contre la majorité gouvernementale, dirigée par le PJD, s’ajoute cette fois-ci la volonté royale de réduire le parti et ses affidés au rôle de gestionnaires des affaires gouvernementales, et non plus accorder au parti un statut d’acteur susceptible de diriger l’exécutif en fonction des résultats du scrutin électoral.

Il faudra savoir que la présence des technocrates permet au roi de négocier, en position de force, avec les partis majoritaires. Surtout lorsqu’il s’agit d’un parti d’obédience islamiste qui dispose d’une popularité politique indéniable.

Le chef du PJD et Premier ministre du Maroc depuis cinq ans, Abdellilah Benkirane, est remercié le 15 mars 2017 faute d’avoir pu former un gouvernement (AFP)

La formule technocratique consiste ainsi à mettre en avant les experts techniques et leurs méthodes centralisées de la prise de décision. Ce faisant, le roi peut maintenir son ascendant sur ses adversaires islamistes en les renvoyant systématiquement à leur manque d’expérience dans la gestion des affaires publiques.

Ce qui n’est d’ailleurs pas totalement inapproprié dans la mesure où certains partis traditionnels, et même des partis à forte clientèle électorale, comme le PJD, souffrent d’un déficit de cadres et d’experts à même de prendre en charge la gestion de nombreux dossiers stratégiques.

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Dans son dernier discours, prononcé le 20 août, le roi a évoqué l’idée de « nouvelles compétences » que le chef du gouvernement se doit d’identifier et mobiliser pour renforcer l’exécutif et favoriser l’élaboration d’un « modèle de développement ».

Tel un chef d’entreprise, le chef du gouvernement Saâdeddine el-Othmani se trouve désormais acculé à déroger à la « méthodologie démocratique » en puisant dans la technostructure du pouvoir les profils des futurs ministres.

Le chef du gouvernement aura à relever un autre défi : revoir la composition arithmétique de la majorité gouvernementale, en se livrant à un jeu périlleux de négociations avec des partis qui seront amenés, in fine, à abandonner des postes ministériels.

Ce faisant, la monarchie tente d’exposer le PJD à une nouvelle épreuve de pouvoir, après avoir réussi à le fragiliser en limogeant son ex-leader, Abdelilah Benkirane. Ce dernier s’est trouvé dans l’impasse après un mois de blocage gouvernemental, dont l’auteur n’est autre que Aziz Akhannouch, un entrepreneur politique proche du régime.

Un entrepreneur politique aux commandes en 2021 ?

Depuis son intronisation, le roi n’a de cesse d’œuvrer à la formation d’une nouvelle génération de technocrates : les « entrepreneurs politiques ».

Il s’agit là d’un profil spécifique qui renvoie à certains dirigeants, souvent des cadres supérieurs et des responsables administratifs, qui ont une expérience politique inhérente à l’exercice de mandats représentatifs.

Contrairement aux technocrates classiques, les entrepreneurs politiques sont issus de familles de notables (sociaux et économiques) qui jouissent d’une certaine notoriété au sein de leur communauté d’appartenance.

La question de l’ancrage local et régional des entrepreneurs politiques est de fait une condition sine qua non pour valider l’autorité des technocrates

La question de l’ancrage local et régional des entrepreneurs politiques est de fait une condition sine qua non pour valider l’autorité des technocrates.

C’est le cas notamment de Aziz Akhannouch (RNI) qui bénéficie d’un enracinement local dans la région de Souss (sud du Maroc) dans laquelle cet homme d’affaires dispose d’un soutien populaire indéniable, notamment au sein des instances politiques représentatives et de la part de nombreux acteurs de la société civile.

À cet égard, le RNI représente incontestablement l’archétype du parti qui assure aux technocrates la reconversion en « entrepreneurs politiques ».

Et ce ne sont certainement pas les exemples qui manquent à en juger par l’entrisme de certaines responsables ministériels au gouvernement, alors même qu’ils ne disposent pas d’expérience politique vu qu’ils n’ont jamais occupé des postes de responsabilité.

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On en veut pour exemple la nomination, l’année dernière, de Mohamed Benchaâboun au poste de ministre de l’Économie et des Finances. Une manœuvre à peine voilée du roi visant à garder la main sur l’argentier du royaume, un ex-directeur de banque proche du sérail.

Cela pourrait baliser le terrain pour favoriser le RNI à prendre en charge davantage de responsabilité dans le prochain gouvernement en 2021.

En coulisse, il est question d’un éventuel départ d’Aziz Akhannouch de son poste de ministre, qui, libéré, pourrait donc se consacrer pleinement à la campagne électorale pour les législatives de 2021.

D’ailleurs, l’homme a déjà commencé ses manœuvres politiques visant à séduire de nouveaux groupes d’électeurs, notamment dans les grandes villes, mais aussi et surtout parmi les Marocains résidant à l’étranger (MRE) comme semblent l’indiquer les déplacements de l’homme d’affaires soussi dans plusieurs pays européens et la mise en place de nombreuses représentations du RNI, notamment en Allemagne et au Canada.

L’objectif à terme est de mobiliser les cinq millions de voix des MRE qui seraient appelés à voter lors des prochaines législatives.   

Les Marocains de l’étranger, un modèle de développement et de propagande

En juin, lors d’un meeting organisé par son parti en Allemagne, le président du RNI Aziz Akhannouch affichait ses ambitions en déclarant publiquement qu’il était « urgent et nécessaire que les MRE participent activement à la prise de décision dans leur pays d’origine ».

L’actuel ministre de l’Agriculture n’a pas hésité à mettre en avant le rôle de la diaspora, en déclarant qu’elle constitue « un fief de hautes compétences ».

En affairiste patenté, il connaît très bien le poids économique des MRE. En 2018, par exemple, les transferts des MRE ont représenté l’équivalent en devises de quelques 65 milliards de dirhams (6 milliards d’euros), soit une ressource financière stratégique pour le royaume.

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À deux ans des élections législatives de 2021, le RNI est le seul parti à avoir organisé des meetings politiques à l’étranger. Et c’est justement dans ce cadre-là que l’on pourrait interpréter la nomination, tout récemment, par le chef du gouvernement, de Mounia Houdi, au poste de directrice de la communication et de mobilisation des compétences des MRE, au ministère délégué chargé des Marocains résidant à l’étranger.

Dans l’hypothèse où le vote des MRE serait légalisé, le choix opéré par le régime d’envoyer Akhannouch en éclaireur à l’étranger afin de mobiliser les MRE pourrait à terme changer la donne politique, dans la mesure où il pourrait neutraliser les ambitions du PJD de vouloir capitaliser le soutien des islamistes en Europe.

Le choix opéré par le régime d’envoyer Akhannouch en éclaireur à l’étranger afin de mobiliser les MRE pourrait à terme changer la donne politique

À l’intérieur, le roi reste fidèle à sa stratégie d’endiguement du PJD, en soumettant cette fois-ci le gouvernement à une énième épreuve de remaniement ministériel qui devrait favoriser la présence des entrepreneurs politiques

Le reste n’est que qu’affaire de communication politique, de propagande en période de crise et de marchandage de part et d’autre. Loin de la crise politique et du recul du royaume en matière de démocratie et de droits humains, les projecteurs seront malencontreusement braqués sur celles et ceux qui auront la chance d’arracher un poste au prochain gouvernement, ou de préserver un portefeuille, ou au pire d’accaparer un poste à responsabilités.

L’intérêt portera surtout sur la « politique spectacle » où l’opinion publique aura droit à observer les « heureux élus » qui auront « réussi » à décrocher un poste dans la commission spéciale chargée du modèle de développement.

Une énième commission qui coûtera, encore une fois, de l’argent au contribuable et qui ne sera pas responsable devant le gouvernement puisqu’elle est soumise au bon vouloir du prince.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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