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Au Mali, peuple désabusé recherche désespérément sauveur

​​​​​​​Une réconciliation nationale avec une véritable justice, une moralité politique constante, une gouvernance saine portée par des acteurs légitimes : le redressement du pays nécessite des efforts considérables déjà minés par les calculs politiques
Assimi Goita, le colonel à la tête du Comité national pour le salut du peuple, qui a renversé le président Ibrahim Boubacar Keita le 18 août 2020 (AFP)
Assimi Goita, le colonel à la tête du Comité national pour le salut du peuple, qui a renversé le président Ibrahim Boubacar Keita le 18 août 2020 (AFP)

Le groupe des militaires mutins qui vient d’arracher le pouvoir au Mali et de nommer Bah N’Daw, colonel à la retraite et ex-ministre de la Défense comme président de transition, hérite d’un pays déchiqueté. On ne peut pas dire que leur « prise de butin » soit enviable. 

Car le semblant d’État malien qui avait déjà été mis à nu par les événements de 2012, quand des groupes islamistes armés radicaux se sont emparés du nord après le coup d’État, a fini d’achever sa descente aux enfers durant l’ère du président Ibrahim Boubacar Keita (IBK), déposé dans la nuit du 18 au 19 août par une junte armée réunie en un Conseil national pour le salut du peuple (CNSP).

Parler du Mali, c’est évoquer ce pays vivant au fond d’un précipice qui n’a d’égal que l’inconsciente désinvolture de son élite politique, dont la seule obsession, depuis le premier coup d’État de 1968, restera (tous partis politiques confondus) la folle envie d’accéder au pouvoir. 

Le pouvoir pour le pouvoir. Le pouvoir pour la corruption à outrance. De nombreux responsables maliens se sont fait connaître ces dernières années par une extravagance (financière, entre autres) frôlant l’indignité, l’inhumanité même, dans un pays où l’écrasante majorité de la population survit en dessous du seuil de pauvreté malgré la perfusion de l’aide internationale.

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Dernièrement, l’ancien député malien Karim Keita (le fils d’IBK) est apparu dans des vidéos publiées sur les réseaux sociaux. On l’aperçoit en train de se faire masser par des demoiselles en tenue légère, sur un yacht ou dans d’autres fêtes où le champagne coule à flots. On a aussi vu le chef du renseignement malien, le général Moussa Diawara, un proche de l’ex-président, célébrer son anniversaire à coup de millions de francs CFA. 

Cette exposition, alors que le régime au pouvoir depuis 2013 se montre dans l’incapacité de rebâtir le pays, a sérieusement irrité ceux qui vivent au quotidien avec la faim et la peur au ventre. À Bamako, personne n’a levé le petit doigt pour protéger IBK et son clan. Pas même sa garde rapprochée. 

L’image de cette arrestation immortalisée par les smartphones bamakois diffère à peine de celle d’une opération digne d’une brigade spécialisée dans le grand banditisme en train d’appréhender un vieux brigand, longtemps recherché. 

Totalement désarmé et visiblement abasourdi, IBK réalisait-il ce qu’il lui arrivait ? Malgré tout ce que l’on pourrait dire de l’armée malienne, l’institution avait pris un soin particulier pour éviter une ultime humiliation à cet homme qui regagnait une place identique à celle de n’importe quel autre citoyen vulnérable. 

La scène contrastait fortement avec celle du 19 septembre 2013. Ce jour-là, jour de l’investiture au stade du 26-Mars de Bamako, devant près de 50 000 personnes, une vingtaine de chefs d’État africains et étrangers se sont succédé à la tribune, rivalisant de louages pour encenser celui qui avait fait du redressement du pays « une mission d’honneur », avec son fameux slogan, « Le Mali d’abord », repris en dérision par les Maliens en « Ma famille d’abord ». 

L’ancien président français François Hollande, présent à cette triomphale cérémonie, avait déclaré : « Le Mali a pris son destin en main. Il a choisi son président, un bon, un grand président. »

Des militaires maliens paradent à Bamako alors que le président IBK a été arrêté, le 18 août 2020 (AFP)
Des militaires maliens paradent à Bamako alors que le président IBK a été arrêté, le 18 août 2020 (AFP)

L’inédit concert des nations, qui ferment les yeux sur les irrégularités parfois les plus graves et les plus antidémocratiques, est une facette de la régression du niveau politique et de la vie publique en général.

Il est vrai qu’Ibrahim Boubacar Keita a été triomphalement élu avec 77 % des voix. Mais il y a lieu de relativiser son élection car un peuple déboussolé par les turpitudes de l’histoire, dans un pays dévasté par des décennies de mauvaise gouvernance, de corruption, de gabegie, couronnées par la crise de 2012, ne voit dans l’immédiat que son aspiration à mettre fin à ses souffrances. 

Pour y parvenir, il serait prêt à croire le premier charlatan venu, pourvu que celui-ci tienne le discours adapté à la situation du moment. Comme le dit un vieux proverbe touareg, « quoi que vous disiez à celui qui a soif, ce dernier vous répondra toujours en réclamant de l’eau ».

Malgré toutes les intentions (bonnes ou non) affichées au début de son mandat, IBK n’aura pas été l’homme providentiel qu’attendaient les Maliens. Au-delà de l’échec de la mission d’IBK, les problèmes maliens se sont aggravés. 

Un « vieil amnésique » enfermé dans une tour d’ivoire

Le pays se retrouve dorénavant coupé en trois « micro États » : le nord, abandonné à la loi « du mieux armé », le centre, qui s’entredéchire au nom d’arguments pseudo religieux, et le sud, où la colère populaire monte pendant qu’une infime minorité exhibe le scandaleux train de vie de ceux qui croient au pouvoir intemporel de l’argent. 

Comment peut-on construire une société quand ceux qui sont censés donner l’exemple s’arrogent les pires droits en dehors de tout bon sens ?

IBK a été présenté, les dernières années de son règne, comme un « vieil amnésique » enfermé dans une tour d’ivoire, sans rôle effectif dans la gestion de l’État au quotidien. 

Il était sous le contrôle, dit-on à Bamako, d’un petit groupe d’individus (dont son fils Karim, le chef du renseignement malien, et Moussa Timbiné, le président de l’Assemblée nationale, un proche de la famille Keita) qui organisaient les affaires du pays à leur guise en maintenant l’ancien président dans sa bulle, dans un monde coupé des réalités. 

Le pays se retrouve dorénavant coupé en trois « micro États » : le nord, abandonné à la loi « du mieux armé », le centre, qui s’entredéchire au nom d’arguments pseudo religieux, et le sud, où la colère populaire monte

Il faut espérer qu’avec l’écroulement de l’ère IBK, les Maliens puissent avoir une véritable latitude sur leur destinée. Ce qui est pour l’heure loin d’être gagné. 

Car l’opportunisme politique plane toujours dangereusement au-dessus de la colline de Koulouba, abritant le palais présidentiel. De nombreuses ambitions pour le pouvoir, loin d’être animées d’intentions exemplaires, sont susceptibles de venir parasiter une nouvelle possibilité de refonder un Mali nouveau. 

La question a lieu d’être posée. En effet, les têtes d’affiches qui gravitent sur la contestation populaire, la plupart du temps en surfant sur les souffrances d’un peuple désemparé par plusieurs cycles de mauvaise gouvernance, sont bien connues des Maliens. 

Ces principaux ténors des partis dits de l’opposition malienne, réunis au sein « du mouvement du 5 juin 2020 », ont eu à assumer des rôles dans les différents gouvernements antérieurs depuis au moins trois décennies, y compris, pour quelques-uns, avec Ibrahim Boubacar Keita.

Les CV entachés, les sulfureuses réputations de certains politiques, dont certains célèbres pour leur tendance à souffler sur les braises des tensions ethniques au nord, entre sédentaires et nomades, sont tout sauf ce dont le Mali a besoin actuellement.

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Militaires putschistes, opposants et leaders religieux se sont adressés à une foule exaltée, venue fêter le 21 août 2020, place de l’Indépendance à Bamako, la chute du précédent régime. Mais les propos des responsables présents à la manifestation, ainsi que ceux du futur gouvernement de la transition, toutes provenances confondues, n’auront de sens mesurable qu’à l’aune d’une décennie d’actions politiques. 

C’est à ce moment-là qu’il y aura le recul pouvant permettre de juger si les problèmes qui ont miné le pays avaient été sérieusement analysés, compris et surtout relevés avec sincérité et constance. 

Comment peut-on admettre que l’école soit en panne depuis trois décennies ? L’éducation handicape, certainement plus que n’importe quel autre secteur, la marche du Mali et empêche le renouvellement des élites intellectuelles indispensable au progrès d’une nation. 

C’est toujours ceux qui sont au pouvoir qui peuvent envoyer leurs enfants pour étudier à l’étranger. Une fois de retour, ces derniers prennent la place de leurs parents. Il en va ainsi depuis fort longtemps dans un cycle répétitif d’exclusion d’une majorité des Maliens, ceux qui vivent avec les moyens les plus modestes. 

Un État multiculturel et pluriethnique

Les réformes institutionnelles audacieuses et abouties que chacun appelle de ses vœux pourraient permettre d’asseoir une implication communautaire directe, essentielle à la (re)fondation d’un État multiculturel et pluriethnique, seule issue permettant au Mali de se relever afin de prétendre à exister sur ses cendres. Seule possibilité, également, que chacune de ces composantes se sente appartenir à un État digne de ce nom. 

Depuis les accords de paix des années 1990, les responsables gouvernementaux et ceux des groupes armés du nord se sont rendus célèbres dans un jeu de cache-cache dont le Mali paie aujourd’hui fortement le prix. Une paix sans justice ne sera jamais une paix effective et durable.

Il faut que les responsables (toutes tendances confondues) coupables, aux yeux des citoyens, d’actes graves (assassinats ciblés, viols collectifs et exactions) soient identifiés et formellement traduits en justice. Ce qui n’a pas été le cas jusqu’ici. 

Au sortir de la crise de 1991, on a, par exemple, vu de nombreux officiers maliens (et d’autres fonctionnaires) ayant commis des tueries sur des bases ethniques, notamment vis-à-vis des populations arabo-touarègues du nord, bénéficier de promotions (gouverneurs, ministres, ambassadeurs, etc.) au lieu d’être jugés pour leurs crimes. 

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Ce message politique s’est traduit par la fulgurante adhésion des membres de ces communautés à la rébellion suivante. Celle de 2012.

De même, l’exclusion dans l’accord de 2015, issu du processus d’Alger, des grandes tribus, qui ont compté dans l’histoire politique et sociale des Touaregs, n’est pas de bon augure pour une véritable et efficiente application. 

Vouloir résoudre le problème nord-malien avec les seules entités ayant fait le choix radical des armes pour se faire entendre est un coup d’épée dans l’eau. C’est également méconnaître cette région et ses sociétés. 

Les véritables personnes influentes et les tenants du pouvoir les plus écoutés ne sont pas toujours ceux qui détiennent la nouvelle puissance économique ou la force factuelle et militaire… 

De ce fait, s’entêter à envisager le processus de paix sous sa forme actuelle (tractions unilatérales entre gouvernement et certains groupes armés) reviendrait simplement à envoyer un message entravant aujourd’hui la paix et susceptible d’entériner à terme la liquidation totale du Mali. Ce serait l’ultime suicide du pays et la perte définitive de sa partie nord. 

Cette disproportion des forces ne signifie-t-elle pas une maldonne quelque part ? Indéniablement, si ! Probablement pour la simple raison que la réponse à apporter au terrorisme dans cette région, loin d’être seulement armée, doit être avant tout politique

Sur le plan sécuritaire, l’apparition en projectiles des débris d’années noires algériennes dans le nord du Mali, sous l’appellation de salafisme armé aux débuts de la décennie 2000, et surtout la guerre en Libye de 2011, sont deux conséquences réunies qui se sont transformées en cauchemar pour le Mali. 

Plusieurs armées (Nations unies, force française Barkhane, G5-Sahel et armée malienne) sont impliquées, depuis 2013, dans la lutte anti-terroriste. Elles sont estimées aux environs de 30 000 soldats, sans pour autant parvenir à éradiquer quelques centaines de groupes armés !

Cette disproportion des forces ne signifie-t-elle pas une maldonne quelque part ? Indéniablement, si ! Probablement pour la simple raison que la réponse à apporter au terrorisme dans cette région, loin d’être seulement armée, doit être avant tout politique.
 
Si certains chefs des groupes se réclamant du salafisme sont étrangers, la majorité de leurs troupes est malienne. Ne serait-il pas opportun d’envisager, avec l’armée malienne, l’exemplaire « dialogue spirituel » mauritanien ? 

Un potentiel humain et social ignoré

Adjointe à des actions militaires précises et concertées entre les forces citées, cette voie de la réconciliation doit être menée par les oulémas, imams, guides religieux et intellectuels issus des bases peules et arabo-touarègues, en offrant aux membres embrigadés de ces communautés l’occasion de se repentir et revenir par la grande porte dans la société. 

Enfin, le Mali a de tout temps ignoré son potentiel humain et social. En effet, on ne peut pas exclure des pans entiers de sociétés, surtout quand celles-ci sont parfois les héritières d’un pouvoir traditionnel plus ancien que le Mali lui-même dans la région du septentrion sahélo-saharien. 

Or l’État malien, depuis son accession à l’indépendance, a excellé dans la politique colonialiste (du XIX-XXe siècle) visant à casser et briser politiquement et socialement les grandes confédérations tribales qui ont été au-devant de la scène et en première ligne dans la résistance coloniale. 

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Le Mali, pour sa survie, n’a rien à gagner d’une telle démarche, bien au contraire. Les rebellions, les guerres civiles, la criminalité organisée, le terrorisme et l’irruption d’une question peule à partir de 2015 ont fini par miner considérablement ce pays.

Ces phénomènes explosent avec l’absence de développement, la stigmatisation et surtout avec l’exclusion dans le partage des pouvoirs (entre l’État central et les bases coutumières) de pans importants des sociétés traditionnelles. 

Cette exclusion, qui cristallise toutes les causes de la crise malienne, est profitable aux prébendes du narcotrafic et du grand banditisme, dont les adeptes surgissent comme interlocuteurs politiques fiables (alors même qu’ils n’ont parfois pas toujours voix au chapitre dans leur base sociale) vis-à-vis du pouvoir central de Bamako.

C’est aux Maliens, et à eux seuls, que revient la tâche de trouver, d’imposer et de veiller sur les hommes qu’il faut. Il en va de la propre survie de leur peuple et de leur pays

Le clientélisme parfois entretenu entre ces pôles-clans a mis le pays complément à genou, en inversant étrangement les rôles politiques. Le signe le plus évident de ce paroxysme est l’absence, au milieu de 1 001 acteurs, d’interlocuteurs capables de fiabilité certaine sur le terrain. Il y a une pléthore de chefs, mais une absence de décideurs politiques crédibles et visionnaires.

En conclusion, les problèmes maliens sont multisectoriels et profonds. Le redressement du pays nécessite des efforts considérables : une réconciliation nationale avec une véritable justice comme point d’ancrage ; une moralité politique constante et irréprochable ; une gouvernance saine portée par les acteurs les plus légitimement écoutés au sein des sociétés traditionnelles maliennes. 

Seuls ces paramètres doublés d’un don de soi pour l’amour de la patrie pourront sauver le Mali de ses vieux démons pour une reconstruction viable et durable. 

C’est aux Maliens, et à eux seuls, que revient la tâche de trouver, d’imposer et de veiller sur les hommes qu’il faut. Il en va de la propre survie de leur peuple et de leur pays.

- Intagrist el Ansari, issu de la tribu touarègue Kel Ansar, est natif de la région de Tombouctou, au Mali. Depuis 2012, il habite en Mauritanie. Auteur indépendant, il est aussi réalisateur de documentaires et correspondant en Afrique du Nord-Ouest (Sahel-Sahara) pour des magazines et journaux internationaux.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Intagrist el Ansari, issu de la tribu touarègue Kel Ansar, est natif de la région de Tombouctou, au Mali. Depuis 2012, il habite en Mauritanie. Auteur indépendant, il est aussi réalisateur de documentaires et correspondant en Afrique du Nord-Ouest (Sahel-Sahara) pour des magazines et journaux internationaux.
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