Turquie et EI : le populisme et l’instrumentalisation de la terreur ont eu raison de la géopolitique
L’un des concepts centraux du XXe siècle est en train d’agoniser. Le terme « géopolitique », sujet « miraculeux » qui contribue à remplir les rayons des bibliothèques, se vide rapidement de son sens, face au populisme généralisé et aux crises récurrentes du capitalisme
De nos jours, on peut, d’un tweet de moins de 140 caractères, anéantir la géopolitique du Pacifique, sans même se fatiguer à terminer sa phrase
De nos jours, on peut, d’un tweet de moins de 140 caractères, anéantir la géopolitique du Pacifique, sans même se fatiguer à terminer sa phrase.
C’est tout le projet de l’Union européenne (EU) qui est remis en question suite à l’effet domino déclenché aux Pays-Bas par un banal référendum, dénué de sens. Et la liste s’allonge.
Évidemment, la géopolitique a joué de malchance : notre époque voit les dynamiques politiques, économiques et sociales du système globalisé se muer en forces centrifuges, et ce concept de géopolitique en sera immanquablement l’une des premières victimes.
Aujourd’hui, de Washington à Londres, cellules de réflexion, universités et centres de recherche – institutions fondées sur la géopolitique – se trouvent, face à ces multiples crises, frappées d’inutilité.
Les approches raisonnables ont été en grande partie vidées de leur sens par la concurrence des slogans et du populisme. Il en va de même des solutions saines – balayées par la frénésie, le réalisme par l’activisme et la vérité par la post-vérité.
Un ennemi bien pratique
Naturellement, notre monde aujourd’hui n’est pas seulement plongé dans une crise intellectuelle profonde. S’il n’en était qu’ainsi, on se contenterait d’en parler en termes de « cercle vicieux » ou de « période de dépression ».
Désormais, croissance et chaos permanent sont la tactique de prédilection de certains pouvoirs
La crise actuelle a des conséquences sanglantes et le terrorisme du groupe État islamique (EI) en est l’un des exemples les plus frappants.
L’EI servait déjà d’excuse « légitime » à l’abandon des politiques réalistes, pour désinvestir les stratégies vigoureuses de sécurité et à abdiquer toute approche visionnaire en politique étrangère.
Daech s’est transformé en un bien pratique ennemi mondial, en un écran de fumée servant à dissimuler les graves crises politiques et la faillite des pays du Moyen-Orient au cours des quatre dernières années. Devenu un outil de terrorisme, il a perpétré en Turquie ses attentats les plus sanglants.
En fait, ces cinq dernières années, la Turquie a été abandonnée alors qu’elle était en quête d’approches constructives et durables sur les questions de sécurité, plutôt que de se satisfaire des mesures tactiques de court-terme préférées par d’autres pour rétablir l’ordre dans la région.
En réalité, on peut déplorer que, désormais, croissance et chaos permanent soient la tactique de prédilection de certains pouvoirs.
La seule chose dont nous n’entendons jamais parler, en fait, ce sont des feuilles de route stratégiques à même de nous guider vers une sortie de crise impliquant un maximum d’acteurs, de la Russie aux États-Unis d’Amérique, des pays du Golfe à la Jordanie et de la Turquie à l’UE.
L’EI : un bon prétexte pour remplir le vide
À ce stade, outre qu’il représente une menace aussi réelle et mortelle, l’EI est devenu le pivot de ce que les Russes appellent maskirovka (en français : tromperie militaire tactique), car divers acteurs comptent sur Daech pour atteindre leurs propres fins.
L’ignorance qui se généralise faute de sérieux politique et intellectuel dans la gestion des affaires du monde ne diffère guère de la nature primitive de l’EI
Tout comme le populisme vient remplir le vide politique, on a tenté d’instrumentaliser l’EI pour remplir le vide géopolitique. Résultat : un fiasco complet.
Nous avons perdu quatre ans et avons accueilli 2017 en lui offrant l’analyse irrationnelle et absurde qui consiste à envisager l’EI indépendamment des occupations de l’Irak et de l’Afghanistan, des soulèvements arabes de 2011, des politiques de crise et de chaos dans l’Irak post-invasion, et du génocide commis en Syrie.
Dès les premières minutes de 2017, l’EI a encore répandu le sang à Istanbul et revendiqué un massacre de plus.
Les mêmes incapables de formuler le moindre commentaire sensé au sujet du vide géopolitique créé par l’émergence de l’EI ont glosé sur l’attentat d’Istanbul et attesté de leur incommensurable impuissance et ignorance, tout en invoquant une fois encore les poncifs du laïcisme et des styles de vie occidentaux.
L’ignorance qui se généralise faute de sérieux politique et intellectuel dans la gestion des affaires du monde ne diffère guère de la nature primitive de l’EI.
À cette heure, personne ne sait si nous reviendrons à des approches politiques et géopolitiques. Ce qui est certain cependant, c’est que l’absence d’une politique fondée sur des principes solides s’avère le cadeau le plus précieux offert à EI et consorts.
Nous sommes en présence d’un kaléidoscope de crises. La brutalité de l’EI se nourrit de l’absence de géopolitique. De leur côté, ceux qui, dans l’autre camp, exploitent le populisme, instrumentalisent la peur que suscite l’EI.
Ce cercle vicieux mènera à encore plus de désastres. La seule solution qui nous reste c’est revenir à une approche géopolitique digne de ce nom.
- Taha Özhan est membre du Parlement turc et président de la commission des affaires étrangères. C’est également un universitaire et écrivain. Özhan est titulaire d’un doctorat en politique et relations internationales. Il commente et écrit fréquemment pour les médias internationaux. Son dernier livre s’intitule Turkey and the Crisis of the Sykes-Picot Order (2015). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @TahaOzhan
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Photo : nombreux sont ceux venus le 3 janvier 2017 déposer des fleurs devant la boîte de nuit Reina à Istanbul, pendant les jours suivant le massacre de 39 personnes, perpétré par un homme qui a ouvert le feu dans la foule des célébrations du Nouvel an (AFP)
Traduit de l’anglais (original) par [email protected].
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