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Guerre en Ukraine : l’Occident y voit sa chance de rédemption après l’Irak

Les puissances occidentales tentent de s’ériger à nouveau en défenseures de la morale au niveau mondial. Mais cela ne fonctionne plus dès que l’on mentionne l’invasion désastreuse et illégale de l’Irak, il y a dix-neuf ans, le 20 mars 2003
Le président américain Joe Biden lors d’une réunion virtuelle, le 22 février 2022 (AFP)
Le président américain Joe Biden lors d’une réunion virtuelle, le 22 février 2022 (AFP)

La couverture parfois hystérique de l’invasion russe de l’Ukraine dans les médias occidentaux révèle le besoin, autrefois dissimulé, de l’Occident de retrouver un état de grâce.

L’invasion américano-britannique de l’Irak en 2003 a sérieusement entamé les prétentions des puissances occidentales à être les références mondiales de la civilisation. Celles-ci ont servi de prétexte pour façonner le monde moderne à leur image et étayer leur règne sans partage sur les institutions politiques et financières internationales.

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Déjà à l’époque, beaucoup soupçonnaient l’ancien président américain George W. Bush et son acolyte, le Premier ministre britannique Tony Blair, de mentir pour partir en guerre au prétexte de détruire des programmes d’armes nucléaires et biologiques.

Les insurgés irakiens ont rapidement transformé la mission de l’Occident en cauchemar. Et si les architectes de l’invasion ont réussi à rayer l’Irak de la liste des ennemis d’Israël, ils doivent aujourd’hui affronter l’essor de l’Iran en tant que puissance régionale.

Les conséquences de la guerre en termes de vies humaines furent dévastatrices. Dans les cinq premières années du conflit, le bilan estimé – majoritairement irakiennes, bien entendu – varie entre 150 000 et un million de morts.

La guerre a été suivie par treize années de sanctions de l’ONU, lesquelles ont provoqué la mort de plus de 500 000 personnes, selon les estimations des agences onusiennes, en grande partie en raison de l’accès limité aux médicaments.

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Ces chiffres ont depuis été remis en cause, mais l’ambassadrice américaine à l’ONU en 1996, Madeleine Albright, avait ignominieusement déclaré à l’époque que ces décès « en valaient la peine ». Elle fut par la suite promue secrétaire d’État.

L’occupation, comme celle de l’Afghanistan, a également montré le recours à la torture à grande échelle, avec l’aval juridique des politiciens américains. Et Wikileaks a prolongé l’embarras avec une série de documents de 2010 révélant l’ampleur des décès et exactions contre les civils.

Un soldat ukrainien aide les personnes évacuées, rassemblées sous un pont détruit, qui fuient le bombardement d’Irpin, le 7 mars 2022 (AFP)
Un soldat ukrainien aide les personnes évacuées, rassemblées sous un pont détruit, qui fuient le bombardement d’Irpin, le 7 mars 2022 (AFP)

La débâcle irakienne fut l’un des facteurs qui ont permis l’ascension d’une personnalité telle que Donald Trump et le Brexit, contribuant à la perte de confiance des électeurs vis-à-vis de la classe dirigeante.

Au-delà de l’Occident, cette guerre est venue servir la rhétorique de L’Orientalisme d’Edward Saïd, dont l’évocation exprimait en un souffle tout le dégoût du monde non occidental face aux affirmations exagérées de supériorité d’une civilisation.

Jusqu’à présent. Parce que la crise en Ukraine a contraint l’Occident à l’introspection et à découvrir qu’il était toujours vivant. 

Pour ne citer que quelques exemples : la conseillère politique néoconservatrice Kori Schake écrit qu’en tentant d’écraser l’« occidentalité » de l’Ukraine, le président russe Vladimir Poutine a réaffirmé la foi en l’universalité des valeurs occidentales.

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Son homologue britannique Daniel Hannan a écrit dans le Daily Telegraph que l’invasion russe était une « attaque contre la civilisation » elle-même et une remise en cause de l’hégémonie culturelle occidentale.

L’ennemie jurée de Poutine, Hillary Clinton, a déclaré « un état d’urgence pour la démocratie » en tant que modèle mondial. 

La réputation des agences de renseignement américaines et britanniques, qui avaient dit aux politiciens ce qu’ils voulaient entendre pour justifier l’invasion de l’Irak, ont également rebondi après que les informations au compte-goutte à propos d’une invasion imminente se sont avérées exactes.

À cet égard, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a expié les péchés de son prédécesseur, Colin Powell lorsque, au Conseil de sécurité de l’ONU, celui-ci avait présenté les preuves américaines des armes de destruction massive irakiennes avant la guerre de 2003.

Pourtant les spécialistes qui veulent voir l’Ukraine transformée en cimetière des rêves de Poutine ont soigneusement évité de mentionner l’Irak. Blair, qui a conduit la Grande-Bretagne à l’invasion, a gardé le silence et celui qui a écrit les discours sur l’axe du mal de Bush, David Frum, a limité ses commentaires aux menus détails des sanctions financières.

Hypocrisie occidentale

Mais l’Irak est venu sur le tapis de manière révélatrice lors d’une interview de l’ancienne secrétaire d’État américaine, Condoleeza Rice, ex-conseillère à la sécurité nationale lors de l’invasion américaine de l’Irak.

Fixant la caméra, penaude, tandis que la présentatrice de Fox lançait qu’envahir une nation souveraine était un crime de guerre, Rice a répondu : « C’est assurément contre tout principe du droit international et de l’ordre international. »

S’il est choquant pour l’Europe de voir une fois de plus une armée marcher sur un pays voisin pour renverser un gouvernement ou s’emparer de territoires – comme ce fut tant de fois le cas dans son sanglant passé – le ton du discours public laisse deviner autre chose derrière ces effusions de chagrin

Donc, s’il est choquant pour l’Europe de voir une fois de plus une armée marcher sur un pays voisin pour renverser un gouvernement ou s’emparer de territoires – comme ce fut tant de fois le cas dans son sanglant passé – le ton du discours public laisse deviner autre chose derrière ces effusions de chagrin.

Cependant, malheureusement, tout désir de rédemption est pareillement embourbé dans une effusion de discours suprémaciste qui ne fait que rappeler au reste du monde l’hypocrisie occidentale.

Par exemple, Charlie D’Agata, reporter pour la télévision américaine CBS, a déclaré que la crise était choquante parce que la capitale Kiev était « relativement civilisée, relativement européenne » et que l’Ukraine « n’est pas un endroit, sauf votre respect, comme l’Irak ou l’Afghanistan », tandis qu’un article du Wall Street Journal suggérait que la Russie avait dévié de la voie de la civilisation vers son « passé asiatique ». 

De la chanson pour l’Ukraine du « Saturday Night Live » à l’historien britannique Niall Ferguson crachant sa colère contre les remarques s’attaquant à la notion de civilisation européenne en passant par Liz Truss posant avec un chapeau de fourrure russe comme un gestionnaire de comptes en weekend à Moscou – tout cela sent une certaine illusion à propos de la place de l’Occident dans le monde et son message à ses peuples.

Une illusion qui renaît alors que l’Occident se convainc une fois de plus qu’il représente le bien.

Andrew Hammond enseigne actuellement l’histoire turque à l’Université d’Oxford. Il est l’auteur de Popular Culture in North Africa and the Middle East, The Illusion of Reform in Saudi Arabia, et de nombreux articles universitaires sur la pensée islamique moderne. Il a travaillé au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), pour la BBC Arabic et Reuters en Égypte et en Arabie saoudite.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Andrew Hammond currently teaches Turkish history at Oxford university. He is the author of Popular Culture in North Africa and the Middle East, The Illusion of Reform in Saudi Arabia, and numerous academic articles on modern Islamic thought. He worked previously at the European Council on Foreign Relations, BBC Arabic and Reuters in Egypt and Saudi Arabia.
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