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Le spectre de Tchernobyl hante les ambitions nucléaires du Moyen-Orient 

Pour éviter une catastrophe potentielle, l’énergie nucléaire exige une grande stabilité et des dispositifs où chacun collabore avec tous
Un bloc d’alimentation détruit à Tchernobyl, photographié en avril 1986 (AFP)

Le Moyen-Orient se met au nucléaire.

Les Émirats arabes unis (EAU) vont abriter la centrale nucléaire de Barakah, première installation de ce type dans le monde arabe et la plus grande actuellement en construction. 

L’Arabie saoudite envisage de se doter de deux grandes centrales nucléaires pour répondre à la demande domestique en énergie, qui devrait augmenter de plus de 8 % par an.  

Les premiers travaux de terrassement en vue de la construction d’une centrale nucléaire à Akkuyu, sur la côte sud de la Turquie, ont également commencé, tandis que l’Égypte entamera, l’année prochaine, la construction de la centrale nucléaire d’El Dabaa, à l’ouest d’Alexandrie. La Jordanie prévoit de développer un ensemble de petites installations nucléaires. 

Un héritage empoisonné

L’énergie nucléaire présente des avantages considérables par rapport aux autres combustibles. Une seule installation nucléaire fournit d’énormes quantités d’énergie et le nucléaire est une source d’énergie propre. Contrairement au charbon, au pétrole ou au gaz, elle ne génère aucune émission de carbone qui contribue au changement climatique. 

En revanche, passer au nucléaire implique des dépense sfaramineuses. La centrale de Barakah, appelée à couvrir le quart des besoins énergétiques des EAU, coûtera plus de 30 milliards de dollars. 

Si les systèmes et protocoles de sûreté des installations nucléaires se sont certes améliorés, on reste aussi loin de maîtriser les réactions nucléaires qu’en 1986

Le coût du démantèlement d’une centrale nucléaire à la fin de son cycle utile est tout aussi élevé. On exploite l’énergie nucléaire depuis plus de 60 ans, mais personne ne sait vraiment comment se débarrasser des déchets nucléaires brûlés mais encore très dangereux, léguant ainsi un héritage empoisonné aux générations futures. 

Sans parler du facteur sécurité. Le matin du 26 avril 1986, les ingénieurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, effectuaient des essais de routine sur turbines et réacteurs quand soudain, ils ont entendu un violent grondement suivi d’une forte explosion. 

Certains pensaient qu’il s’agissait d’un tremblement de terre. Dans un livre récemment publié sur Tchernobyl, Serhii Plokhy – actuellement professeur d’histoire à Harvard, il habitait en Ukraine en 1986 – a déclaré que la notion d’accident nucléaire était alors inconcevable. « Aux yeux des ingénieurs, le réacteur et sa panoplie de systèmes de sécurité présentaient une sécurité à toute épreuve. Aucun manuel scientifique n’envisageait que les réacteurs puissent exploser ».

Obsédée par le secret

De nos jours, l’industrie nucléaire, que ce soit en Russie, en Europe, en Chine, aux États-Unis ou au Moyen-Orient, ne doute pas non plus de la sécurité de ses installations.

Quand le réacteur de Tchernobyl a explosé, de vastes nuages radioactifs ont été projetés dans l’atmosphère et, poussés par les vents, ont atteint la Scandinavie, une grande partie de l’Europe et l’Ukraine elle-même. Le livre de Plokhy – considéré comme l’ouvrage ayant fait l’objet des recherches les plus approfondies à ce jour sur la catastrophe de Tchernobyl – devrait faire partie de la bibliothèque de tout représentant gouvernemental envisageant de fonder l’avenir du pays sur le nucléaire.

Un agriculteur suédois évacue des aliments contaminés après la catastrophe de Tchernobyl de 1986 (AFP)

Il estime que si les systèmes et protocoles de sûreté des installations nucléaires ont certes été améliorés, on reste aussi loin de maîtriser les réactions nucléaires qu’en 1986. Aucune leçon n’a été tirée.

L’industrie de l’énergie nucléaire, dérivée en parallèle des programmes d’armement nucléaire, reste obsédée par le secret et se refuse depuis toujours à révéler le moindre problème. En 1957, un grave accident a touché une centrale nucléaire soviétique dans l’Oural. Ni les Soviétiques ni l’armée américaine, pourtant au courant de l’incident, n’ont fait connaître l’événement aux populations occidentales.

« Occidentaux et Soviétiques avaient intérêt à ne rien laisser fuiter pour ne pas effrayer leurs citoyens et les inciter à rejeter l’énergie nucléaire comme source d’énergie bon marché », ajoute Serhii Plokhy.

Préoccupations liées à la sécurité

Serhii Plokhy affirme que la catastrophe de Tchernobyl est imputable à un ensemble de facteurs qui, au-delà des décès immédiats, seraient responsables de dizaines de milliers de cas de maladies mortelles, dont le cancer. La construction avait pris des raccourcis et subi des pressions pour accroître les quotas énergétiques. Les procédures d’essai n’ont pas été respectées. Malgré de graves vices de conception, le personnel qui pressentait les dangers craignait de s’exprimer par crainte de perdre son emploi. 

Serhii Plokhy se dit convaincu que les programmes nucléaires modernes auront des conséquences similaires et doute que les mesures de sûreté soient scrupuleusement appliquées dans des pays comme l’Égypte, les Émirats arabes unis et le Pakistan.

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« Sommes-nous sûrs que tous ces réacteurs sont fiables, que les mesures de sécurité seront observées à la lettre et que les régimes autocratiques qui dirigent la plupart de ces pays ne sacrifieront pas la sécurité de leur population comme celle du monde entier pour obtenir énergie et liquidités supplémentaires et ainsi développer leur armée pour assurer au plus vite leur développement économique et parer au mécontentement populaire ? », a-t-il mis en garde. « C’est exactement ce qui s’est passé en Union soviétique en 1986 ».

Bien sûr, l’industrie nucléaire au Moyen-Orient n’en est qu’à ses débuts, mais elle connaît déjà des problèmes. Sur les quatre réacteurs en construction à la centrale de Barakah (Abou Dabi), le premier devait entrer en service en 2017, mais des fissures seraient apparues dans plusieurs murs de confinement et sa construction a pris du retard à cause d’une pénurie de personnel qualifié.

Mercredi, le Qatar a demandé à l’organisme de surveillance nucléaire des Nations unies d’intervenir dans un différend autour d’une centrale nucléaire en construction dans les Émirats arabes unis, indique Reuters.

Citant une lettre adressée par le Qatar à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’agence de presse a déclaré ceci : Doha prétend que Barakah, centrale nucléaire en construction près de sa frontière avec les EAU, menace la stabilité de la région ainsi que l’environnement.

Le Qatar a fait valoir qu’un panache radioactif résultant d’un rejet accidentel pourrait atteindre sa capitale Doha entre cinq et treize heures, et qu’une fuite radioactive aurait un effet dévastateur sur l’approvisionnement en eau de la région, tributaire de ses installations de dessalement.

Qui va gagner le gros lot ?

Rosatom, la compagnie nucléaire publique russe, développe actuellement la centrale nucléaire égyptienne (4,8 GW), chantier prévu pour l’an prochain. Or, de nombreuses manifestationsont été organisées pour s’opposer à l’installation de la centrale sur le site proposé, et il en fut de même lorsqu’ont démarré les travaux de la centrale nucléaire turque d’Akkuyu, également  construite par Rosatom. 

En Jordanie, le gouvernement semble avoir abandonné le projet d’une centrale nucléaire de dix milliards de dollars par Rosatom, en raison d’inquiétudes liées aux coûts. Amman prévoit plutôt de construire un ensemble de réacteurs beaucoup plus petits.     

Si l’énergie nucléaire peut être une solution aux pénuries chroniques d’énergie dans de nombreux pays du Moyen-Orient, elle pourrait aussi provoquer une catastrophe comme à Tchernobyl

En attendant, l’industrie nucléaire se bat pour obtenir les faveurs de celle qui est considérée comme la plus convoitée : l’Arabie saoudite. La concurrence est intense entre les entreprises américaines, chinoises, sud-coréennes et françaises, ainsi que Rosatom. Elles rivalisent pour construire les deux premiers réacteurs de l’ambitieux programme d’énergie nucléaire du royaume.  

Le Congrès américain enquête sur des allégations selon lesquelles la Maison-Blanche aurait transféré des technologies nucléaires sensibles en Arabie saoudite afin que des entreprises américaines présumées liées au président Donald Trump puissent remporter des contrats nucléaires de plusieurs milliards de dollars.

D’après les membres du Congrès, ce genre d’agissements violerait les lois américaines qui interdisent l’exportation de technologies susceptibles d’être utilisées pour mettre au point des armes nucléaires. Cela pourrait également déclencher une course régionale aux armements nucléaires. 

Pendant ce temps, l’Iran affirme que les transferts de technologie nucléaire signalés témoignent de l’hypocrisie de l’administration Trump. 

Volatilité régionale

Avant tout, l’énergie nucléaire a besoin de stabilité et de systèmes où chacun collabore avec tous. Le Moyen-Orient est l’une des régions les plus instables du monde, en proie à tensions internes et rivalités entre États. 

Israël n’a jamais dévoilé toute l’étendue de son programme nucléaire et a, il y a quelques temps, lancé des frappes aériennes contre des installations nucléaires en Iraket en Syrie. Le statut de l’industrie nucléaire iranienne fait actuellement l’objet de controverses. 

Si l’énergie nucléaire peut être une solution aux pénuries chroniques d’énergie dans de nombreux pays du Moyen-Orient, elle pourrait aussi provoquer une catastrophe comme à Tchernobyl.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

Kieran Cooke is a former foreign correspondent for both the BBC and the Financial Times, and continues to contribute to the BBC and a wide range of international newspapers and radio networks.
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