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Entre Paris et Moscou, Tebboune a fait son choix

Une visite du président algérien en France, en cette fin juin 2023, paraît désormais dérisoire, presque sans objet, tant la visite à Moscou a été mise en lumière
Le président russe Vladimir Poutine accueille son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune, le 15 juin à Moscou (AFP/Mikhail Metzel)
Le président russe Vladimir Poutine accueille son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune, le 15 juin à Moscou (AFP/Mikhail Metzel)

Elle était supposée constituer un moment fort dans les relations diplomatiques algéro-françaises.

Mais la visite, hypothétique, du président Abdelmadjid Tebboune en France, avec la polémique qui l’a précédée sur les demandes de révision de l’accord de 1968, a été totalement déclassée, contrastant avec l’éclat qui a entouré le séjour du chef de ld’État algérien en Russie à la mi-juin.

Une visite de M. Tebboune à Paris, en cette fin juin 2013, paraît désormais dérisoire, presque sans objet, tant la visite à Moscou a été mise en lumière.

Ce n’est pas, pour la partie algérienne, une question de nationalisme étroit, ni de chauvinisme, même si les symboles dans les relations avec la France, ancienne puissance coloniale, et la Russie, allié de poids depuis l’indépendance, sont puissants.

Les relations entre Paris et Alger sont prisonnières de jeux d’influences, de lobbies, de manœuvres, qui sont devenus des rituels inévitables, presque désuets

En réalité, il y a, de la part de la France et de la Russie, une différence fondamentale dans la manière d’aborder les relations avec l’Algérie.

Cette différence concerne aussi bien la perception de ces relations (quel rôle pour chacun), l’approche (lobbying, pression médiatique, etc.), la conception des intérêts des uns et des autres (l’Algérie veut par exemple être un acteur, non un relais) que la symbolique évoquée plus haut, très forte en raison du poids de l’histoire.

Cela débouche sur des comportements totalement différents, avec un impact très contrasté.

Entre Paris et Alger, il est habituel de dire que les relations sont « complexes », fortement impactées par le côté émotionnel et le poids de l’histoire.

En réalité, ces relations sont prisonnières de jeux d’influences, de lobbies, de manœuvres, qui sont devenus des rituels inévitables, presque désuets.

C’est comme si, à la veille de chaque visite d’État ou à l’occasion de chaque crise dans les relations bilatérales, des acteurs politiques appuyaient sur un bouton, des deux côtés, pour créer des polémiques, exercer des pressions, obtenir des concessions ou imposer un point de vue.

 Un « acte manqué »

 La visite d’Abdelmadjid Tebboune à Paris, non annoncée officiellement mais attendue pour le mois de juin, selon une déclaration du chef de l’État algérien lui-même, n’a pas échappé à la règle.

Elle a été marquée cette fois-ci par une série d’actes de lobbying côté français, insistant notamment sur une volonté de revoir l’accord de 1968 sur le séjour des Algériens en France.

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Signé à une période où la France avait besoin d’une main-d’œuvre bon marché pour satisfaire les besoins de son marché de l’emploi, l’accord offrait des facilités d’installation aux Algériens, notamment pour le regroupement familial et l’obtention de cartes de séjour.

Depuis deux mois, de multiples voix se sont élevées en France pour dénoncer cet accord. Gérard Larcher, président du Sénat, Édouard Philippe, ancien Premier ministre de Macron et probable candidat à sa succession, Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France à Alger, et une multitude d’hommes politiques ont demandé la révision ou l’abrogation de cet accord, dont l’impact est pourtant limité : il s’agit de mesures à caractère humanitaire, visant à préserver la vie familiale de travailleurs forcés à l’exil.

Parallèlement à cela, des indiscrétions ont laissé entendre, côté français, que la visite de M. Tebboune à Paris était inopportune : le calendrier n’est pas favorable, la conjoncture n’est pas la meilleure, les dossiers n’ont pas avancé, l’agenda diplomatique ne se prête pas à un événement de cette ampleur, dit-on côté français.

L’écrivain Kamel Daoud, proche de M. Macron, l’a bien exprimé, en évoquant « la difficulté de recevoir Tebboune en France », la visite du chef de l’État algérien à Paris étant d’ores et déjà un « acte manqué », selon lui. Dans le même temps, des indiscrétions permettaient à la presse française d’écrire que la visite serait reportée après l’été, peut-être en septembre.

La gestion des relations bilatérales de la part de la Russie tranche radicalement avec la pratique française. Même s’il faut tenir compte du souci de Moscou de se ménager des soutiens après l’invasion de l’Ukraine, l’attitude russe se situe dans une dimension totalement différente.

La visite de M. Tebboune à Moscou a été entourée d’un apparat particulier, un domaine dans lequel les Russes excellent et auquel les dirigeants algériens ne sont pas insensibles

Le discours officiel russe sur l’Algérie est positif, sans fioritures ni tergiversations. Les différends éventuels sont évoqués discrètement, voire occultés. Et, surtout, il n’y a jamais de propos virulents, voire blessants, comme ceux de M. Macron en octobre 2021, lorsqu’il accusait le pouvoir algérien de vivre d’une rente mémorielle, ou ceux d’hommes politiques français répétant constamment que les migrants algériens seraient la cause première des problèmes de la France. 

Lors de la visite de M. Tebboune à Moscou, le discours de Vladimir Poutine a été respectueux, même flatteur. Il a qualifié le président algérien de dirigeant « défendant les intérêts de son pays », insensible aux pressions externes.

Le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov en a rajouté une couche, déclarant que « les Algériens ne sont pas un peuple auquel on peut dicter ce qu’ils doivent faire », ni les amener à « exécuter des directives contraires à leurs intérêts nationaux ».

De plus, la visite de M. Tebboune à Moscou a été entourée d’un apparat particulier, un domaine dans lequel les Russes excellent et auquel les dirigeants algériens ne sont pas insensibles.

Une matrice politique non alignée

Mais la différence ne se limite pas à cet aspect protocolaire, voire psychologique. Elle comprend aussi une dimension géopolitique déterminante. La France, mise à mal dans le Sahel et en Afrique de manière générale, où elle ne peut plus tenir son rang, cherche des relais pour préserver des positions et des intérêts.

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L’Algérie, qui veut être un partenaire, voire un acteur de premier plan en Afrique du Nord et en Méditerranée occidentale, ne peut se satisfaire de ce que propose la partie française. Elle a une vision de la stabilisation de l’Afrique du Nord différente, voire opposée à celle de la France.

Elle veut une Afrique du Nord et un Sahel maîtres de leurs décisions pour trouver des solutions qu’elle considère mieux adaptées. À titre d’exemple, pour le Mali, l’Algérie considère que la démarche française, basée d’abord sur une présence militaire, a échoué, et que la solution à la crise dans ce pays réside dans l’application de l’accord d’Alger, qui prévoit une plus grande intégration de différentes populations et un effort important pour le développement.

La démarche algérienne est aussi divergente de celle de la Russie. Ainsi, Alger a critiqué la présence d’éléments du groupe russe Wagner en Libye et au Mali, estimant que cette présence sapait les efforts engagés pour ramener la paix dans ces deux pays. Mais le ton utilisé envers Moscou est discret, car la Russie demeure un allié historique : l’essentiel de l’armement de l’Armée nationale populaire est russe.

De manière plus large, l’Algérie a développé une matrice politique non alignée, éloignée, dans une certaine mesure hostile au camp occidental.

La reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental par l’ancien président américain Donald Trump, la présence israélienne au Maroc et l’impasse dans laquelle se trouve la question palestinienne n’ont fait que renforcer ce sentiment d’hostilité envers l’Occident.

L’Algérie ne semble pas jouer toutes les cartes pour exploiter une conjoncture favorable pour améliorer ses relations avec la France au détriment du Maroc, alors qu’elle dispose de sérieux atouts en ce sens

Ce qui explique le rapprochement avec la Russie, voire avec la Chine, et l’impatience à intégrer les BRICS, même s’il est encore difficile de définir les véritables bénéfices d’une éventuelle adhésion.

Dernier paradoxe, l’Algérie ne semble pas jouer toutes les cartes pour exploiter une conjoncture favorable pour améliorer ses relations avec la France au détriment du Maroc, alors qu’elle dispose de sérieux atouts en ce sens. Paris est en effet en froid avec le Maroc, avec des relations franco-marocaines qui n’ont jamais été aussi exécrables.

Fort du soutien américain, israélien et espagnol sur la question du Sahara occidental, le Maroc s’est senti en position de défier, voire de narguer, la France d’Emmanuel Macron. Les Marocains ont même été accusés d’avoir piraté les téléphones des plus hauts responsables français, dont celui de M. Macron lui-même, en utilisant un logiciel espion fourni par une firme israélienne.

Ces éléments semblaient suffisamment probants pour favoriser un rapprochement algéro-français, d’autant plus que M. Tebboune semblait avoir un bon feeling avec Emmanuel Macron.

Cette piste n’a pourtant pas été exploitée à fond par la partie algérienne. Choix stratégique ou conjoncturel ? Ou bien y a-t-il d’autre éléments qui expliquent ce paradoxe ? Les suites à donner à la visite de M. Tebboune à Paris fourniront probablement la réponse.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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