Clubhouse : nouvel espace de liberté d’expression ou nouvel outil de répression ?
Clubhouse prend d’assaut certaines régions du monde arabe. Cette application, un réseau social vocal, permet aux gens utilisant le système d’exploitation d’Apple (iOS) de créer des salles de discussion (rooms) sur le sujet de leur choix. Cela donne des discussions animées sur toutes sortes de sujets, du féminisme aux réformes politiques.
En conséquence, certains analystes n’ont pas tardé à adouber Clubhouse comme étant un nouvel espace de liberté d’expression en particulier dans le Golfe.
Eman Alhussein, chercheur invité au Arab Gulf States Institute à Washington DC, l’a qualifiée d’espace ou les gens peuvent débattre et remettre en question des sujets « en suspens depuis des années dans le Golfe ».
Ahmed Gatnash, cofondateur de Kawaakibi Foundation (groupe de défense des droits de l’homme axé sur la région MENA), a tweeté : « Jusqu’à présent, les rooms saoudiennes sont les plus provocantes, sagaces et animées sur la plateforme. Elles sont énormes et très actives. C’est comme Twitter il y a dix ans. »
Tout d’abord, il est facile de baisser la garde pendant la phase de « lune de miel » où l’on découvre une nouvelle technologie. Lors des soulèvements arabes de 2010-2011, on a beaucoup parlé du pouvoir libérateur de Twitter et Facebook. Cependant, si ce qui précède est assurément vrai, beaucoup vont avoir un réveil difficile.
Il est important de ne pas se laisser transporter et de ne pas surestimer le pouvoir émancipateur de Clubhouse ou de la technologie. Le contraire reviendrait à commettre un certain nombre d’erreurs.
Dans une certaine mesure, c’était vrai : les nouvelles possibilités offertes par la technologie ont permis à des citoyens de se faire des relations, de s’organiser de se mobiliser contre les régimes autocratiques. La technologie peut également avoir un effet désinhibant – les gens se comportent différemment de la façon dont ils pourraient se comporter s’ils étaient vis-à-vis. Cela peut les enhardir et les amener à dire des choses qu’ils n’oseraient pas dire autrement.
Qu’une question de temps
Mais les régimes du Moyen-Orient n’ont pas tardé à récupérer ces plateformes pour qu’elles deviennent des outils efficaces de surveillance et de contrôle. Elles n’ont pas tardé à être utilisées pour lancer des chasses aux sorcières contre les activistes et pour diffuser la propagande d’État.
À mesure des arrestations de célèbres internautes et détracteurs du régime à travers le monde arabe, le chœur des critiques sur les réseaux sociaux s’est moins fait entendre.
Clubhouse n’est pas immunisé contre un tel sort et il ne s’agit pas de savoir « si » mais « quand » l’application sera récupérée par les régimes autoritaires pour servir d’outil de surveillance et de contrôle.
Ce n’est qu’une question de temps. Amani al-Ahmadi, une activiste saoudo-américaine, animait une room consacrée au « racisme en Arabie saoudite ».
Presque immédiatement, des comptes Twitter saoudiens ont fait des captures d’écran de conversations des participants de cette room, enregistrant leurs identités et leurs opinions.
Certains ont invoqué des théories du complot selon lesquelles ces groupes s’organisaient pour soulever des doléances imaginaires, un compte Twitter allant jusqu’à qualifier de « mercenaire » l’activiste qui avait mis en place cette room.
Après la libération de l’activiste saoudienne Loujain al-Hathloul, une room Clubhouse créée pour discuter de ce sujet n’a pas tardé à être fermée après qu’ont été proférées des menaces de réaliser des captures d’écran et de pointer du doigt les personnes impliquées.
De même, Hala Alsadi, qui écrit dans Vice, a remarqué un phénomène similaire dans une room où des Saoudiens débattaient de l’éventuelle légalisation de l’alcool, un enregistrement vidéo a été publié peu après sur Twitter.
Traduction : « Je pense que cela fait deux semaines depuis le boom de Clubhouse dans la région MENA et les sympathisants des régimes ou même les agences de sécurité ont découvert à quel point il était facile d’anéantir tout dialogue constructif ou tabou en brisant les discussions dans une région l’autoritarisme règne en maître, comme jamais auparavant. »
Clubhouse lui-même interdit l’enregistrement des conversations, mais il ne peut contrôler ce processus. Rien n’empêche quelqu’un d’enregistrer une vidéo sur un appareil et de le poster sur Twitter, Facebook ou YouTube – et parce que Clubhouse encourage ses utilisateurs à utiliser leur véritable identité, il est quasiment impossible de se dissimuler derrière l’anonymat.
À moins que Twitter, Facebook et les autres réseaux sociaux partagent des codes de déontologie, cette intimidation d’une plateforme à l’autre continuera.
Ceux qui font taire les autres dans ces rooms sont là pour intimider et engendrer une crainte de la surveillance. L’impact du name and shame (pratique consistant à déclarer publiquement qu’une personne, un groupe ou une entreprise agit de manière fautive) est conçu pour rappeler aux utilisateurs qu’ils sont surveillés.
Cette tactique a été utilisée avec succès pendant le soulèvement de Bahreïn, lorsque des miliciens autoproclamés progouvernement ont tweeté des images, des adresses et des numéros de téléphone de personnes perçues comme opposants au régime.
Perturbation étatique
La dissension politique à grande échelle ne restera pas invisible sur l’application, et même si c’était possible, c’est un jeu d’enfant pour les services de renseignement d’État d’infiltrer ces rooms.
Contrairement à la Chine, qui a purement et simplement bloqué l’application, des États tels que les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte ont réussi à récupérer cette technologie comme instrument de contrôle. Cela permet au régime de récolter les fruits des nouvelles technologies sur le plan économique, sans les risques politiques.
Ces plateformes ne sont pas immunisées contre la puissance démographique des régimes autoritaires avancés sur le plan technologique. La pénétration élevée du téléphone mobile dans le Golfe signifie que de nombreux Saoudiens utilisant des iPhones ont déjà Clubhouse.
Plus les Saoudiens se tournent vers Clubhouse pour discuter de sujets controversés, plus l’État va chercher à le perturber. Et ces ressources n’impacteront pas uniquement les Saoudiens, mais les rooms arabophones dans lesquelles ces sujets controversés sont abordés.
- Marc Owen Jones est professeur adjoint d’études du Moyen-Orient et d’humanités numériques à la faculté de sciences humaines et sociales de l’Université Hamad ben Khalifa (HBKU). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @marcowenjones.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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