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Alia Mamdouh, à la recherche du discours amoureux

L’écrivaine irakienne, lauréate du prestigieux prix Naguib Mahfouz en 2004 et sélectionnée l’année passée pour le Prix international de la fiction arabe, vient de voir Comme un désir qui ne veut pas mourir traduit en français. Avec, probablement, un franc succès à la clé
Dans le dernier roman de Alia Mamdouh, le fonctionnement du système politique se calque sur l’image d’un homme impuissant vis-à-vis de son désir (Twitter)
Dans le dernier roman d’Alia Mamdouh, le fonctionnement du système politique se calque sur l’image d’un homme impuissant vis-à-vis de son désir (Twitter)

Née à Bagdad en 1944, Alia Mamdouh, après avoir vécu à Beyrouth et Rabat, a fini par poser ses valises à Paris. Auteure de deux recueils de nouvelles et de six romans, elle a déjà vu quatre d’entre eux traduits en français et publiés chez Actes Sud : La Naphtaline (1996), La Passion (2003) et La Garçonne (2012), qui avait été primé en 2004.

Comme un désir qui ne veut pas mourir, écrit il y désormais plus de quinze ans, est un roman qui traite de l’échec, et dans lequel Alia « se venge » au nom de toute une génération qui n’a plus ni voix ni voie pour se défendre.

Une génération caractérisée par les déceptions et le désespoir. Cette plume féminine qui « ose » écrire sur une particularité masculine dénonce tout un héritage d’échecs, d’abandons, toute « masculinité » vide et inutile.

Un liquide pluriel

Dans ce roman, intitulé Al-Tachahhi en arabe, le fonctionnement du système politique se calque sur l’image d’un homme impuissant vis-à-vis de son désir, de son besoin personnel et humain, et qui veut, pourtant, gouverner un pays, voire le monde entier.

Comme un désir qui ne veut pas mourir, écrit il y désormais plus de quinze ans, est un roman qui traite de l’échec, et dans lequel Alia « se venge » au nom de toute une génération qui n’a plus ni voix ni voie pour se défendre

Ce roman est fait d’un liquide extraordinaire pour assoiffer davantage son public, son lecteur. Plus le lecteur avance dans le roman, plus il a soif. C’est une œuvre qui définit son territoire de perte comme un espace désertique où les gens se retrouvent seuls, perdants, abandonnés et assoiffés.

Rien n’est plus réel et concret qu’un beau mirage dessiné par la plume de Mamdouh, tel un désir. C’est un véritable processus public applicable en tout temps et en tout lieu.

Alia Mamdouh n’a pas seulement « écrit » un roman, elle fait aussi sauter toute une génération ratée et défaite. Elle bat les « générations ratées et défaites » que le système arabe peut reproduire plus tard.

L’enjeu du liquide étouffe le profil de l’intellectuel infidèle, médiocre, hypocrite, mais il étrangle toutefois les lecteurs dans différentes époques, qui renvoient au profil du peuple.

Nous sommes tous affectés par ce liquide. Il nous étouffe tous. C’est un châtiment collectif pour notre mémoire collective résignée depuis toujours et soumise « éternellement ».

Le liquide, dans cet ouvrage, est en effet pluriel : il s’agit d’un liquide productif qui envisage la reproduction et la continuité des échecs arabes, nationaux, corporels et personnels.

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En revanche, ce liquide se manifeste également comme un ennemi qui bombarde la sérénité de la scène. Il dévoile, en outre, l’impuissance de l’homme arabe (et à mon sens de l’humain partout dans le monde) vis-à-vis de son entourage, de ses projets, de son pays et de ses principes.

Enfin, il s’agit d’un liquide noir, sombre et gras qui éjacule toute la déception du monde arabe et émiette le cadavre de l’intellectuel non seulement raté et ingrat.

Toutes les notions s’inversent et se mélangent : c’est un texte hybride et sauvage – de nature brute – les temps, les lieux se reformulent ensemble : le lieu ne présente plus la définition ordinaire du dictionnaire, la notion de temps erre plus profondément dans un moment narratif très délicat et très précis, afin de saisir une narrativité inhabituelle et ingérable.

Un monde parallèle

Des personnes apparaissent dans les différents profils des personnages.

C’est au lecteur de reconstituer cette mosaïque et d’analyser les gamètes des personnes-personnages reconstruits à partir d’un liquide affecté par l’échec et nourri par un pénis impuissant.

Dans ce texte, rien ne semble dans l’ordre bien qu’il y en ait un. Rien ne semble normal dans un contexte qui n’a jamais été normal. Le texte fait éjaculer ses personnages mort-nés ou mourants.

L’odorat très développé dans cet ouvrage dégage une odeur vigoureuse et audacieuse de semence. Il dérive d’une sensibilité au ton superbe et liquide : sa viscosité permet d’accepter petit à petit le destin tragique, l’infection, l’impuissance et l’échec.

Il importe de noter que la première odeur est féconde : elle produit un texte, une vraie réflexion et une auto-critique à la fois constructive et profonde. Cependant, la deuxième est stérile : elle ne renvoie qu’à la fin, à la corruption, à la non durabilité de la vie, à l’échec, à la disparition et à la mort !

« Écoute, tu ne fais pas l’amour, tu te venges. Dis-moi mon cher, tous les mâles arabes ont-ils cette même fureur de se venger ? Et de qui ? » 

- Extrait

Alia Mamdouh, dans ce roman, étrangle toute personne responsable de cette défaite totale pour, ensuite, accoucher des personnages plus optimistes et plus puissants dans la mémoire de son récepteur. « Rien n’est plus dangereux dorénavant » (p. 52). De ce fait, elle fait basculer de force les équilibres à la faveur du roman et elle fertilise à partir du liquide viril son propre liquide – sa plume.

Ainsi, le moment de l’écriture se manifeste comme un moment de vengeance, et l’espace narratif du texte se transforme en un terrain de guerre, où les principes et les valeurs humains « primitifs » doivent régner vers la fin. Le sexe reproduit cette image : « Écoute, tu ne fais pas l’amour, tu te venges. Dis-moi mon cher, tous les mâles arabes ont-ils cette même fureur de se venger ? Et de qui ? » (p. 48).

La romancière souligne, à ce stade, que ce cumul d’échecs a fait de ce désir instinctif, de ce besoin humain, un moment infernal de vengeance. Le personnage qui incarne la figure de l’intellectuel, nourri par des principes universels, ne peut ni s’exprimer, ni exercer son pouvoir en tant qu’humain, il se trouve privé de sa virilité, privé de sa masculinité dans sa ville, dans sa société, son état et son régime. Par conséquent, il n’a plus que son petit espace intime, son lit pour se manifester et se venger.

La marge de vengeance est offerte aux personnages comme aux lecteurs. Tout le monde est invité à la désirer de son plein gré, à sentir cette forte odeur comme il en « a envie ». En effet, sur le territoire mamdouhien, on peut tout dire et à haute voix. Il n’y a aucune censure et aucune castration.

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Ces différents enjeux, liquides ou autres, à forte odeur, rappellent l’odeur de la guerre qui détruit, l’odeur de la mort et des cadavres décomposés tout au long des massacres sadiques des régimes successifs arabes. Et cet enjeu du liquide fait allusion au fœtus fertilisé par le sperme (la seule domination masculine possible), nourri de différents dialectes arabes présents dans le texte, plusieurs expériences-déceptions (le Parti communiste irakien, l’Organisation de libération de la Palestine, l’idéologie marxiste-léniniste, les vieilles gloires de Hô Chi Minh, etc.)

Il s’agit d’un énorme fœtus infiniment bercé dans le ventre de l’écrivaine et dans le sous-sol du roman : finalement, nous sommes tous des créatures faites d’eau et de sable. Alia Mamdouh garde ce fœtus géant à l’intérieur de son corps et de son esprit : elle élargit le diamètre de cet espace magique exceptionnellement gros pour accueillir les nouveaux adhérents.

Elle crée un monde parallèle, loin de cette perte qui se propage : « Lénine, au sens abstrait, est un homme raté » (p. 52). La romancière ne force pas ce bébé et n’accepte pas la césarienne. Elle défend « l’impératif de l’histoire » et songe à un accouchement naturel dans un bain d’eau pure et nouvelle.

Sarmad comme symbolique

En plus des valeurs profondes qui composent cette narrativité très sensible et très violente en même temps, le choix des noms et des références intégrés au sein du tissu narratif ne semble pas arbitraire. Je vais m’arrêter là-dessus sur deux points : le premier serait la signification du nom « Sarmad » et le second, le choix d’intégrer T. S. Eliot.

Nous sommes tous et toutes des personnes « dépressives », « impuissantes », « incapables » de reproduire et de vivre naturellement nos désirs tant que nous sommes toujours soumis et tant que nous acceptons ce destin tragique

Concernant le premier, il signifie littéralement « l’éternel » et « l’infini ». Le choix n’est guère spontané : notre « Sarmad » dans le roman est un personnage « impuissant », « épuisé » et « inutile », un personnage lamentable qui cherche une gloire vide et dépourvue de sens, un « homme » qui ne peut même plus assumer un rapport sexuel « naturel ».

Ils surgissent directement sous les yeux, l’image éternelle et infinie de l’échec, la perte et le désespoir du monde arabe. « Sarmad » figure ainsi un personnage infini et immortel. Nous sommes tous et toutes des « Sarmad » baignant dans ce moment éternel de déception.

Nous sommes tous et toutes des personnes « dépressives », « impuissantes », « incapables » de reproduire et de vivre naturellement nos désirs tant que nous sommes toujours soumis et tant que nous acceptons ce destin tragique.

« Sarmad » aura la chance de changer de prénom un autre jour dans un autre roman qui se déroulera dans des circonstances différentes et plus optimistes, quand nous, le monde arabe, nous serons capables de dire « non ».

T. S. Eliot, l’invité référentiel d’Alia Mamdouh

Certes, il n’est pas le seul. Cet ouvrage fuit sa pénible réalité et son pénis impuissant vers un monde meilleur : la littérature. Alia Mamdouh n’hésite pas à alimenter son parcours narratif en invitant de temps en temps un écrivain. D’ailleurs, dans le texte, la seule figure politique « tolérée » est celle de Hô Chi Minh, car il était poète.

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Le lien « hypertexte » entre Eliot et « Sarmad » est l’échec, la déception de l’intellectuel vis-à-vis de la classe politique bouleversante : la figure de « Sarmad » imite cette image médiocre après l’échec du parti communiste irakien, jusqu’à la chute de Bagdad en 2003. Le pays a toujours été une cible et il a toujours été attaqué.

Ce contexte rappelle la situation de T. S. Eliot quand il s’est retrouvé enfermé après la période située entre 1919-1930 et les « révoltes noires ». Il était complètement désespéré et impuissant. Il n’avait plus rien à faire que de « prier pour la paix » devant l’église catholique.

T. S. Eliot a écrit à cette époque La Terre vaine, Alia Mamdouh a écrit pendant cette période Al-Tachahhi. Elle a marché dans le droit chemin narratif d’Eliot avec succès jusqu’à Al-Tachahhi : en marchant, elle a croisé plusieurs fantômes. Ce sont d’anciens personnages, d’anciens écrivains qui ont essayé de traiter ce sujet dans des contextes différents, tels que Rajab Ismail d’Abdul Rahman Mounif, Moustafa Said de Tayeb Salih et Moufid al-Wahsh de Hanna Mineh.

Les personnages se consolent ainsi et l’enjeu circulaire se complète : ils sont tous victimes d’un régime rétrograde et sanglant. Et nous aussi nous le sommes.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Ichrak Krouna, née à Tunis en 1993, est doctorante en littérature arabe. Enseignante vacataire à l’Université Jean Moulin Lyon 3, elle est titulaire d’un master de recherche en littérature arabe obtenu en 2019. Elle est l’auteure d’un essai littéraire intitulé La Mer dans la littérature arabe : de l’ancre à l’encre (L’Harmattan, 2019), ainsi que de plusieurs articles publiés dans la presse écrite du monde arabe depuis 2011.
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