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Les manifestations en Jordanie, possible deuxième vague du Printemps arabe

Les manifestations qui ont secoué le pays en décembre alors que les prix des carburants et la dette nationale atteignent des records pourraient être le signe annonciateur d’une nouvelle révolution, alors que la majeure partie du Moyen-Orient est confrontée à une crise économique sans précédent
Les forces de sécurité jordaniennes déploient des véhicules blindés dans la ville de Ma’an, dans le sud du pays, le 16 décembre 2022, quelques heures après qu’un officier de police de haut rang a été abattu au cours d’émeutes dans le cadre d’une grève contre la hausse des prix du carburant (AFP)
Les forces de sécurité jordaniennes déploient des véhicules blindés dans la ville de Ma’an, dans le sud du pays, le 16 décembre 2022, quelques heures après qu’un officier de police de haut rang a été abattu au cours d’émeutes dans le cadre d’une grève contre la hausse des prix du carburant (AFP)

La Jordanie a connu fin décembre des manifestations populaires dont le virage violent a inauguré une période importante, sensible et dangereuse de l’histoire du pays.

Mais ce qui se passe en ce moment en Jordanie ne peut être isolé de la situation actuelle et des tensions croissantes dans toute la région. Il pourrait ainsi d’agir du prélude à une deuxième vague du Printemps arabe.

Traduction : « Affrontements entre manifestants et policiers dans la ville jordanienne d’Irbid. »

La dernière vague de manifestations en Jordanie a commencé par l’annonce d’une grève des chauffeurs routiers, à laquelle d’autres travailleurs des transports publics se sont rapidement joints pour protester contre la hausse des prix du carburant.

Les chauffeurs routiers affirment que la hausse des prix du carburant a érodé leurs revenus, d’autant plus que la plupart d’entre eux ne sont pas salariés mais louent leur véhicule à un propriétaire. L’augmentation des prix du carburant a entraîné pour eux des pertes financières importantes en tant qu’entrepreneurs indépendants.

Ces manifestations constituent l’un des tournants les plus dangereux de l’histoire de la Jordanie, dans la mesure où les villes méridionales qui connaissent cette vague de colère sont celles-là mêmes qui ont été le théâtre de la « révolte d’avril » en 1989. 

Ces événements ont contraint le défunt roi Hussein ben Talal à se « démocratiser » et à organiser des élections libres et démocratiques en novembre de la même année, qui se sont soldées par la prise de contrôle d’un tiers du Parlement par le parti d’opposition des Frères musulmans.

Une plus grande menace

Le sud de la Jordanie a également connu la « révolte du pain » en 1996, qui s’est terminée par l’annulation par le gouvernement de sa décision d’augmenter le prix du pain, un produit de base pour la population.

Le roi Hussein a ensuite limogé le gouvernement afin d’apaiser la rue en colère.

Les manifestations actuelles représentent une plus grande menace pour le gouvernement que les troubles précédents, dans la mesure où la crise est passée d’une grève de travailleurs à un mouvement de protestation populaire accompagné d’appels à la grève générale, auxquels de nombreux habitants des villes du sud ont rapidement répondu en fermant les portes de leurs commerces et en cessant de travailler.

Lundi 2 janvier, le roi Abdallah de Jordanie a demandé au gouvernement de geler la taxe sur le kérozène pendant l’hiver pour alléger le budget des foyers les plus démunis (AFP/Tobias Schwarz)
Lundi 2 janvier, le roi Abdallah de Jordanie a demandé au gouvernement de geler la taxe sur le kérozène pendant l’hiver pour alléger le budget des foyers les plus démunis (AFP/Tobias Schwarz)

Par conséquent, les chaînes d’approvisionnement en Jordanie sont menacées en raison de la coupure des axes routiers entre le port d’Aqaba et les villes du nord et du centre – y compris la capitale –, la région la plus peuplée du pays.

Le port d’Aqaba, situé à l’extrême sud, est le seul port du pays et le principal débouché des marchandises entrant en Jordanie.

Les prix du carburant en Jordanie sont les plus élevés jamais observés dans le pays, ce que le gouvernement justifie en affirmant qu’ils sont liés aux prix du marché mondial, qui ont augmenté en partie en raison de la guerre en Ukraine.

Mais les Jordaniens ne croient plus à ces justifications dans la mesure où les prix continuent d’augmenter sans baisser, contrairement à l’évolution des prix mondiaux du pétrole.

Ainsi, en mars 2022, le prix du baril de pétrole (Brent) sur les marchés mondiaux se situait entre 100 et 110 dollars et les Jordaniens achetaient un litre d’essence au prix de 0,74 dinar (environ 0,98 euro). En décembre, alors que le prix du baril de pétrole se situait entre 75 et 80 dollars, les Jordaniens payaient le litre d’essence 0,92 dinar (environ 1,21 euro).

Ces chiffres signifient qu’alors que les prix mondiaux du pétrole chutaient de 30 %, le gouvernement jordanien augmentait les prix du carburant d’environ 25 % pour ses citoyens.

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Cette situation donne à la population jordanienne l’impression que le gouvernement réalise d’importants gains financiers grâce au commerce des hydrocarbures, alors qu’il y a quelques années à peine, il subventionnait ce produit et le fournissait à la population à un prix inférieur à son coût réel afin de la protéger de la pauvreté et de la précarité.

Bien entendu, la crise que traverse la Jordanie ne se limite pas à la hausse des prix du carburant : le royaume traverse une crise économique étouffante liée aux mesures extrêmes prises par les autorités pour faire face à la pandémie de covid-19, notamment en imposant un couvre-feu complet et en empêchant les habitants de quitter leur domicile, outre les restrictions de voyage et la fermeture des aéroports, des frontières ainsi que d’un grand nombre d’entreprises et de commerces.

La crise a également été aggravée par le déclenchement de la guerre en Ukraine, qui a fait augmenter les prix du pétrole, du gaz, du blé et des céréales.

En raison de la crise économique généralisée, le taux de chômage a fortement augmenté (22,6 %). Il se maintient à près de 50 % chez les jeunes qui entrent sur le marché du travail, ce qui signifie qu’un jeune sur deux ne peut trouver un emploi ou une source de revenus.

Par ailleurs, les taux de chômage et de pauvreté augmentent dans les villes méridionales, où ils atteignent des niveaux sans précédent, ce qui explique la concentration du mouvement de protestation dans ces zones.

L’État à la recherche de revenus

Parallèlement à la hausse des prix et au taux de chômage élevé, la dette publique du gouvernement atteint un niveau record et le déficit de la balance commerciale continue de se creuser. Par conséquent, le pays a eu besoin de davantage de devises étrangères pour financer ses besoins fondamentaux et a ainsi imposé des taxes plus élevées pour trouver les revenus financiers dont l’État a besoin.

La dette publique de la Jordanie s’élève actuellement à environ 47 milliards de dollars, ce qui représente 106 % de son PIB, soit le niveau le plus élevé de l’histoire du pays. Il est prévu que 14 % du budget de 2023 soit consacré au service de la dette et à l’exécution des obligations dues au cours de l’année.

Des militaires jordaniens assistent aux funérailles d’un officier de police de haut rang tué lors de manifestations contre la hausse des prix du carburant dans la ville de Jérash, dans le sud du pays, le 16 décembre 2022 (AFP)
Des militaires jordaniens assistent aux funérailles d’un officier de police de haut rang tué lors de manifestations contre la hausse des prix du carburant dans la ville de Jérash, dans le sud du pays, le 16 décembre 2022 (AFP)

Au cours des sept premiers mois de 2022, le déficit de la balance commerciale a augmenté de 34,1 %, s’élevant à 8,32 milliards de dollars.

S’il existe une crise en Jordanie qui a fait exploser la vague de colère actuelle, l’élément le plus important est que ces mêmes conditions existent autre part dans la région, notamment en Égypte et en Tunisie, qui souffrent des mêmes crises économiques et sont en proie à des taux de chômage et de pauvreté conséquents, à un endettement et à des prix élevés.

Ainsi, plusieurs pays de la région arabe sont candidats à de nouvelles tensions et à des mouvements de protestation.

En Égypte, la dette publique a triplé au cours des dix dernières années. En mars 2022, elle atteignait 155,7 milliards de dollars, soit une augmentation de 23 milliards de dollars en un an seulement. La livre égyptienne a subi une nouvelle dépréciation, ce qui a entraîné une « flambée » des prix et une augmentation du taux de pauvreté sur fond d’érosion du pouvoir d’achat de la population.

La Tunisie ne semble pas mieux lotie compte tenu de la détérioration de ses indices économiques, qu’il s’agisse du chômage, des prix élevés, de la hausse du taux de la pauvreté ou de la dette publique, ce qui a intensifié la grogne et les critiques malgré les efforts déployés par le régime pour renforcer sa mainmise et son emprise sur la sécurité.

En d’autres termes, ce qui se passe en Jordanie n’est peut-être pas une vague de protestation passagère, mais plutôt le prélude à une vague de colère qui pourrait déferler sur la région.

Elle est encore susceptible de s’étendre et de constituer une deuxième vague du Printemps arabe apparu début 2011 en Tunisie, qui a traduit un désir populaire généralisé de changement dans le monde arabe et entraîné la chute de quatre régimes arabes.

Mohammad Ayesh est un journaliste arabe actuellement basé à Londres.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Mohammad Ayesh is an Arab journalist currently based in London
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