Aller au contenu principal

Le film marocain Indigo de Selma Bargach veut réparer les vivants

Tourné en 2017 et privé de sortie en salles en raison de la crise sanitaire, le second long métrage de la réalisatrice marocaine Selma Bargach, Indigo, est enfin à l’affiche au Maroc. Un conte initiatique original et sensible
La force de Indigo consiste peut-être en le fait qu’il s’inscrit dans le registre du fantastique et qu’il épouse un regard enfantin (Capture d’écran)
La force de Indigo consiste peut-être en le fait qu’il s’inscrit dans le registre du fantastique et qu’il épouse un regard enfantin (Capture d’écran)

Indigo narre l’histoire de Nora (Rim Kettani), 13 ans, qui vit en centre-ville de Casablanca avec sa mère Leïla (Khouloud) et son petit frère Mehdi (Mohamed Wahib Abkari).

Enfant « indigo », c’est-à-dire hypersensible et douée de visions et d’intuitions qui interviennent régulièrement dans son quotidien, Nora peine à faire comprendre et accepter sa différence à son entourage.

Cartésiennes et préoccupées par leurs propres problèmes, sa mère, ainsi que dans une moindre mesure sa tante Mina (Marwa Khalil), ne l’aident pas correctement à exister dans l’acceptation de ses particularités. Son petit frère, jaloux de ses facultés, et même son professeur (Malek Akhmiss), piètre pédagogue, font preuve d’un comportement agressif à son encontre.

Leïla fait consulter sa fille par plusieurs médecins qui ne décèlent en elle rien d’autre qu’une certaine forme d’autisme.

Seule mais déterminée, jouant volontiers les cartomanciennes pour échapper à la violence de Mehdi mais au risque parfois de se mettre en danger, Nora se cherche une place dans un monde rongé par l’égocentrisme et le matérialisme, tout en se confrontant à certains démons du passé qui pourraient, possiblement, avoir leur rôle à jouer dans son lent et complexe processus d’adaptation et de réconciliation avec le présent, avec les autres et avec elle-même.

Regard enfantastique

Auteure en 1997 d’une thèse sur le statut et le rôle des femmes dans le cinéma marocain (sujet qui se retrouve dans Indigo, film porté par des femmes et dans lequel les personnages masculins ne sont guère épargnés du fait de leur égoïsme, leur absence et/ou leur violence), Selma Bargach travaille comme assistante réalisatrice au Maroc et devient la responsable audiovisuelle de la fondation ONA.

Entre les années 1980 et 2000, elle réalise en parallèle des courts métrages expérimentaux, documentaires puis de fiction, dont certains évoquent également des sujets repris dans Indigo, tels l’enfance, les liens et oppositions entre tradition et modernité ou encore la condition des femmes.

Quatre films marocains récents à voir absolument
Lire

Elle réalise en 2011 son premier long métrage, La 5ème Corde, qui situe son action dans le monde de la musique traditionnelle marocaine.

La jeune Nora, dans Indigo, semble une lointaine cousine du héros de La 5ème Corde, Malek, apprenti joueur de luth, luttant lui aussi contre vents et marées pour marquer son identité et accomplir ses projets dans une société où les traditions et les tabous s’érigent comme autant d’obstacles à la possibilité d’une harmonie.

La musique pour Malek comme la voyance pour Nora sont leur échappatoire, leur respiration, leur moyen plus ou moins spirituel de garder contact avec leur environnement tout en conservant intacte leur identité.

La force de Indigo consiste peut-être, cependant, en le fait qu’il s’inscrit dans le registre du fantastique et qu’il épouse un regard enfantin, soit à même d’envisager le réel selon d’infinies configurations.

Si la musique permet à Malek de s’exprimer, il suffit à Nora de laisser libre court à son point de vue d’enfant pour permettre le déploiement de tous les possibles. Comme dans nombre de récits littéraires et cinématographiques, l’enfance et le fantastique se retrouvent ainsi étroitement liés, en raison du socle fantasmatique sur lequel se basent ces deux instances dans l’optique d’une reconfiguration des regards sur le monde.

Comme dans nombre de récits littéraires et cinématographiques, l’enfance et le fantastique se retrouvent ainsi étroitement liés, en raison du socle fantasmatique sur lequel se basent ces deux instances dans l’optique d’une reconfiguration des regards sur le monde

La mise en scène de Selma Bargach n’est à ce titre jamais autant inspirée que dans les scènes où se croisent, en toute discrétion et parfois dans le même plan, le réel et l’irréel (notamment celles mettant en scène Nora et Mehdi), ainsi que dans les scènes plus surnaturelles qu’elle accorde élégamment avec d’autres qui s’inscrivent dans une réalité plus tangible.

À titre d’exemple, au terme d’une scène durant laquelle Mina contemple la nuit depuis le toit ouvrant de la voiture de son compagnon, la réalisatrice panote sa caméra vers le haut, découvrant le ciel étoilé. La main de Nora surgit alors en gros plan et en décroche une étoile.

La caméra redescend et, au moyen d’un raccord invisible, découvre la fillette qui, depuis le balcon de l’appartement familial, observe l’astre lumineux qu’elle tient entre ses doigts et souffle dessus pour le renvoyer dans les airs.

Les deux personnages féminins se voient ainsi reliés. Mina et Nora sont très proches, quand bien même la première, dynamique et ouverte à la vie qu’elle croque à pleines dents, se différencie de la seconde, introvertie et souvent recluse entre quatre murs.

Mais à l’image de son « étoile filante », Nora finit par suivre les traces de sa tante et accomplit un voyage géographique et mental qui, suivant un certain schéma propre aux contes et autres récits initiatiques, lui permet de gagner le mouvement et d’aboutir à un salutaire retour d’harmonie.

Casafantasmablanca

Indigo montre également de Casablanca le côté clivé, contrasté, autant d’un point de vue urbain que social, culturel ou religieux, et rappelant à certains moments les meilleurs films, entre autres, d’un Abdelkader Lagtaâ

Indigo est également une belle déclaration d’amour à Casablanca, l’une des mégalopoles nord-africaines, avec notamment Le Caire ou Tanger, de tous les possibles et de tous les imaginaires les plus débridés.

La blancheur des bâtiments de la capitale économique marocaine intéresse particulièrement Selma Bargach, qui en tire des tonalités presque surnaturelles.

Le traitement de la couleur et de la lumière, lorgnant vers un blanc fantomatique, tendant parfois vers le bleu, permet ainsi de montrer cette ville sous un angle semi-onirique. Ce regard s’avère assez inédit, là où nombre de films prenant place à Casablanca en exploitent davantage tantôt sa grisaille, tantôt son versant ensoleillé.

Indigo montre également de Casablanca le côté clivé, contrasté, autant d’un point de vue urbain que social, culturel ou religieux, et rappelant à certains moments les meilleurs films, entre autres, d’un Abdelkader Lagtaâ.

Les scènes naviguent ainsi, notamment, entre les aspects modernes de la ville – le port, les buildings, la faculté où travaille Leïla, les quartiers Art déco, la corniche avec ses restaurants et cafés chics, entre autres – et la tradition.

Sur le tournage du prochain film de Philippe Faucon sur la guerre d’Algérie
Lire

Cette dernière est représentée par la médina ainsi que par l’îlot du marabout Sidi Abderrahmane, encore associé aujourd’hui à nombre de légendes emplies de voyantes et autres sortilèges et ironiquement attaché à une corniche casaouie totalement modernisée ; comme un rappel un peu essoufflé du passé traditionnel de cette mégalopole très occidentalisée et parfois amnésique de sa propre identité.

C’est sur ce même îlot que Mina dévoile sa poitrine pour provoquer un voyeur indiscret. Ainsi, ce lieu qui était détaché du reste de la ville jusqu’à la construction d’un pont en 2013 n’est plus préservé par la modernité symbolisée par cette femme libre et forte.

Le twist final du film confirme la délicatesse de Selma Bargach pour assoir sa vision de l’enfance comme socle essentiel afin d’aller de l’avant, tout en faisant des traumatismes du passé une force à même d’invalider tout immobilisme mortuaire.

La vie ne s’acquiert et ne se savoure que par l’acceptation de la mort et par la réconciliation avec les fantômes du passé. À bord de la voiture de sa tante qu’elle conduit elle-même sur une plage saisie dans l’un des rares plans larges du film, Nora n’est plus dans la stagnation et peut foncer vers l’avenir, accepter d’enfin vivre parmi les vivants.

Roland Carrée est docteur en Études cinématographiques de l’université Rennes 2 et enseignant-chercheur en cinéma à l’École supérieure des arts visuels de Marrakech (ESAV). Il est également intervenant pédagogique et conférencier en cinéma pour l’Institut français du Maroc, et directeur artistique de la Fête du cinéma de Marrakech. Il intervient régulièrement au Maroc et en France autour du cinéma (conférences, formations et festivals) et publie des études de films et des entretiens, notamment pour les revues Éclipses et Répliques. Ses travaux portent essentiellement sur le cinéma marocain, le cinéma d’animation et l’enfance à l’écran. Il rédige actuellement, avec Rabéa Ridaoui, son deuxième livre, consacré à la ville de Casablanca vue par le 7e art.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].