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La crise au Soudan pourrait faire capoter les efforts de paix en Libye

Si les combats au Soudan se poursuivent, ils pourraient facilement déborder dans le sud de la Libye et peut-être d’autres États voisins, faisant peser le risque d’une guerre régionale
Des soldats soudanais à Port-Soudan, le 16 avril 2023 (AFP)
Des soldats soudanais à Port-Soudan, le 16 avril 2023 (AFP)

L’actuel conflit au Soudan ne se déroule pas de manière isolée des pays voisins, en particulier la Libye, qui partage au sud-est une frontière avec le Soudan.

Compte-tenu de l’absence de contrôle gouvernemental, permettant une libre circulation des biens et des personnes, la crise soudanaise pourrait avoir d’importantes répercussions en Libye.

Des groupes armés du Soudan et du Tchad ont su exploiter le vide dans la vaste région du sud de la Libye et y établir une forte présence. Des groupes militaires tchadiens ont par exemple utilisé le sud de la Libye pour lancer des attaques contre leur gouvernement, et les groupes soudanais en ont historiquement fait de même. 

De la fumée s’échappe d’un incendie dans un entrepôt de bois, dans le sud de Khartoum, au milieu des combats, le 7 juin 2023 (AFP)
De la fumée s’échappe d’un incendie dans un entrepôt de bois, dans le sud de Khartoum, au milieu des combats, le 7 juin 2023 (AFP)

Les janjawids, issus des tribus arabes de l’ouest du Darfour (Soudan) constituent le principal groupe armé soudanais disposant d’une forte présence dans le sud de la Libye. Ce groupe a donné naissance aux Forces de soutien rapide (FSR), placées sous le commandement de Mohamed Hamdan Dagalo, aussi connu sous le nom de Hemetti

Les janjawids ont été recrutés pour combattre aux côtés des troupes du général Khalifa Haftar en Libye depuis le début de sa campagne militaire pour prendre le contrôle du pays par la force en 2014.

Les Émirats arabes unis (EAU) se sont coordonnés avec Hemetti pour envoyer ces mercenaires appuyer les forces militaires de Haftar. Hemetti a bénéficié financièrement de l’envoi de combattants à Haftar, de façon similaire aux arrangements qu’il a conclus avec les EAU au Yémen

« Le sud de la Libye doit faire l’objet d’un intérêt particulier »

Autre force étrangère militaire très impliquée dans la région : les mercenaires du groupe russe Wagner, qui a envoyé des milliers de combattants en Libye pour soutenir Haftar, contrôlant des installations pétrolières et bases militaires vitales dans l’est et dans le sud. Wagner se sert de la Libye comme rampe de lancement stratégique pour avancer au Tchad, au Mali, en République centrafricaine et au Soudan.

Le groupe Wagner aurait pénétré au Soudan il y a quelques années et bâti une relation forte avec Hemetti et ses paramilitaires des FSR, coopérant lors d’activités dans le centre de l’Afrique et dans les mines d’or au Soudan. 

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Des membres des FSR auraient protégé les négociants russes cherchant à acheter de l’or aux mineurs au Soudan. Hemetti, qui contrôle la majorité des opérations minières aurifères au Soudan, bénéficierait également financièrement de la vente d’or à la Russie et aux Émirats. 

Si les combats au Soudan se poursuivent sur une période prolongée, ils pourraient aisément déborder dans le sud de la Libye et peut-être chez d’autres voisins, faisant peser le risque d’une guerre régionale.

La fragilité du sud de la Libye a été soulignée récemment par les États-Unis, qui ont dévoilé en mars leur « plan stratégique décennal » pour promouvoir la stabilité en Libye. 

Ce plan stipule : « Le sud de la Libye doit faire l’objet d’un intérêt particulier car des acteurs néfastes profitent des systèmes de gouvernance locale fragiles pour abriter des terroristes et des activités illicites. »

Il propose quatre objectifs clés, dont l’un expose la nécessité pour la Libye d’intégrer la région du sud, historiquement marginalisée, « au sein des structures nationales, menant à une plus grande unification et à la sécurisation de la frontière sud ». 

On dispose d’informations crédibles concernant de longues chaînes d’approvisionnement en combattants, en armes et en carburant organisées par les Émirats, Haftar et le groupe Wagner à travers la frontière sud-est de la Libye vers le Soudan en soutien aux FSR.

Une ramification potentielle du mouvement régulier de combattants entre le Soudan et la Libye est que la dynamique de la présence des FSR en Libye pourrait changer

Cela pourrait attiser davantage le conflit et plonger le Soudan dans une guerre longue et dévastatrice, entraînant des répercussions pour l’ensemble de la région, tout en impliquant directement la Libye dans le conflit.

Une ramification potentielle du mouvement régulier de combattants entre le Soudan et la Libye est que la dynamique de la présence des FSR en Libye pourrait changer. Hemetti pourrait appeler bon nombre de ces combattants à revenir au Soudan pour booster ses chances de remporter la guerre.

À l’inverse, une défaite des FSR pourrait inciter des milliers de ses combattants à fuir vers la Libye pour échapper à la chasse menée par l’armée soudanaise, dirigée par Abdel Fattah al-Burhan

Théoriquement, Haftar pourrait tirer profit des deux scénarios. Si son allié Hemetti l’emporte et contrôle le Soudan, cela pourrait renforcer la position de Haftar et l’enhardir davantage en Libye, ne faisant d’éloigner toute fin éventuelle au conflit en Libye.

Établir une force militaire conjointe

À l’inverse, sa défaite pourrait mener Haftar à être soutenu par un afflux de combattants janjawids qui se réfugieraient en Libye.

La trajectoire de la crise soudanaise aboutira probablement à un conflit prolongé avec des conséquences dévastatrices pour le peuple soudanais, et des effets néfastes sur des pays voisins, en particulier la Libye.

L’exode potentiel de réfugiés soudanais dans le sud de la Libye pourrait précipiter une crise humanitaire, notamment parce que le sud manque de structures gouvernementales et de services de base pour accueillir un nombre important de réfugiés.

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Le lent processus de paix fragile en Libye devrait s’enfoncer un peu plus dans l’impasse, des jalons spécifiques et des objectifs en termes d’unification institutionnelle et d’élections ne seront pas atteints dans les temps – surtout si la communauté internationale s’efforce de contenir la crise au Soudan plutôt que de se concentrer sur la résolution du conflit en Libye.

L’un des objectifs définis par la mission d’appui des Nations unies en Libye et soutenus par les États-Unis et ses alliés est de faire pression sur les deux grands camps libyens dans l’est et dans l’ouest pour établir une force militaire conjointe qui pourrait combler le vide sécuritaire dans le sud, où les groupes militaires étrangers circulent librement. 

Autre objectif clair pour Washington et ses alliés européens : faire pression sur ces groupes militaires étrangers dans le sud de la Libye, en particulier les mercenaires de Wagner, pour qu’ils quittent le pays. 

Conséquence de la crise au Soudan et de l’implication présumé de Haftar et du groupe Wagner dans le soutien aux FSR, les efforts pour former une force libyenne conjointe et chasser Wagner de Libye seront probablement entravés.

De nouvelles élections pour renouveler la légitimité politique en Libye ont été proposées d’ici la fin 2023. L’envoyé spécial de l’ONU en Libye, Abdoulaye Bathily, s’efforce de persuader les plus réticents, en particulier la Chambre des représentants de Benghazi et le Haut conseil d’État à Tripoli, de procéder aux élections et de se mettre d’accord sur la base législative nécessaire. 

Les plus réticents pourraient justement utiliser la violence et l’instabilité au Soudan voisin comme prétexte pour ne pas remplir leurs engagements concernant les élections afin de garder leur emprise sur le pouvoir. 

Ainsi, une des répercussions probables du conflit au Soudan pour la Libye est un nouveau retard dans la transition politique avec des élections qui n’auront probablement pas lieu cette année, multipliant les risques d’une plus grande polarisation et instabilité politique – affaiblissant potentiellement davantage les perspectives de croissance économique pour les années à venir.

- Guma el-Gamaty, universitaire et homme politique libyen, est à la tête du parti Taghyeer en Libye et membre du processus de dialogue politique libyen soutenu par l’ONU. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @Guma_el_gamaty

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Guma El-Gamaty is a Libyan academic and politician who heads the Taghyeer Party in Libya and a member of the UN-backed Libyan political dialogue process. Follow him on Twitter: @Guma_el_gamaty
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