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La Tunisie a une Première ministre mais ses politiques sont toujours patriarcales

En nommant une femme au poste de Premier ministre mais en enterrant le projet pour l’égalité successorale entre hommes et femmes, Kais Saied montre que la communication politique prime sur la défense réelle des droits des femmes
Najla Bouden, première femme Premier ministre dans le monde arabe (Présidence tunisienne/AFP)
Najla Bouden, première femme Premier ministre dans le monde arabe (Présidence tunisienne/AFP)

Najla Bouden, géologue et professeure d’université, a été désignée le 29 septembre par le président Kais Saied pour former le nouveau gouvernement en Tunisie.

Intervenant dans une période de flou politique extrême et de grave crise économique, cette nomination féminine est une première dans le monde arabe.

Pourtant, loin de représenter une bonne nouvelle pour les droits des femmes, elle relève d’un procédé familier aux féministes, le purplewashing ou « lavage à l’image violette », le violet étant une couleur traditionnellement associée aux mouvements pour les droits des femmes.

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Le 13 août 2020, célébration annuelle du Code du statut personnel (CSP) en Tunisie, le président de la République a choisi d’enterrer le projet pour l’égalité successorale entre hommes et femmes, arguant que le texte coranique était clair, l’important étant selon lui de consacrer l’égalité dans les droits socioéconomiques. Le Coran – demeuré une source de jurisprudence pour le droit positif tunisien – dispose en effet qu’une femme n’hérite que de la moitié de la part d’un homme du même degré de parenté. L’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) avait de suite dénoncé un discours « réactionnaire » et « populiste à outrance » de la part du chef de l’État.

Saied a également estimé que la demande pour l’égalité successorale s’insérait dans une conception libérale formelle et non fondée sur les principes d’équité et de justice.

Cette logique sous-tend que l’espace familial relève de la sphère privée et que l’égalité entre citoyennes et citoyens ne s’y applique pas, cette dernière étant inscrite dans l’article 21 de la Constitution.

Pourtant, cette inégalité fait des victimes, à commencer par les ouvrières agricoles, qui nourrissent le pays dans des conditions misérables sans avoir accès à la propriété des terres qu’elles labourent. Ces femmes perçoivent également moins que les ouvriers de sexe masculin.

Un slogan politique vide

Cette violence économique est au cœur même de la question de la distribution équitable des richesses, sujet de prédilection du président et demande principale de la révolution de 2011, quand l’accès à la propriété foncière pour les femmes ne dépasse pas les 5 % en Tunisie.

Par la même occasion, le chef de l’État n’a pas manqué de décorer plusieurs personnalités féminines. Ce féminisme performatif participe de la marchandisation politique plus globale des droits des femmes au sein d’un système où prime la communication politique.

Ainsi, les systèmes de domination identifient ce que le politiquement correct requiert et en usent pour éviter de réelles politiques transformatives en faveur des femmes.

Depuis sa nomination, les apparitions de la nouvelle cheffe de gouvernement se sont d’ailleurs limitées à l’acquiescement face aux monologues télévisés habituels du chef de l’État

La journaliste Minna Salami argue que la commercialisation du féminisme promeut l’idée selon laquelle les femmes ont acquis tellement de droits qu’elles peuvent maintenant (re)devenir apolitiques et abandonner les postures militantistes.

Le focus du purplewashing sur l’esthétique, la mise en scène et la forme phagocyte en effet les luttes féministes tout en ne mettant en place aucune politique visant réellement à améliorer la condition féminine.

Dans la même lignée, la nouvellement nommée Najla Bouden est un slogan politique vide vendu par un président de la République féru de symbolisme. Vide de prérogatives sous l’égide de l’ordonnance présidentielle numéro 117 qui consacre les pleins pouvoirs au président de la République et fait de la cheffe de gouvernement une exécutante des choix du président. Vide de sens dans un État structurellement sexiste où l’égalité entre femmes et hommes demeure un leurre.

Depuis sa nomination, les apparitions de la nouvelle cheffe de gouvernement se sont d’ailleurs limitées à l’acquiescement face aux monologues télévisés habituels du chef de l’État. Procédé classique de purplewashing, cette nomination signale un supposé engagement pour l’égalité de genre tout en détournant l’attention de politiques de fond résolument misogynes.

Parmi de nombreux domaines où la disparité genrée est visible, l’inégalité successorale s’insère dans une inégalité économique plus large. Les Tunisiennes souffrent d’un faible accès au marché du travail bien qu’elles soient majoritaires chez les diplômés, les femmes rurales étant les plus touchées par le chômage.

Selon une étude d’OXFAM (confédération d’organisations caritatives) datant de 2018, les Tunisiennes consacrent en moyenne huit fois plus de temps aux tâches domestiques et de soins non rémunérées. L’Institut national de la statistique (INS) estime que, à compétences égales, l’écart salarial est en moyenne de 25,4 % dans le secteur privé, pouvant atteindre 44,4 % dans le secteur industriel.

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La femme tunisienne a constitué un pilier du projet moderniste de Bourguiba, par la suite repris par Ben Ali, et de la « tunisianité ».

Cette féminité célébrée et encouragée correspond à un nombre de caractéristiques – professionnalisme, éducation, modernité, émancipation, sécularité – ayant permis de se démarquer en interne de l’islam politique et, en externe, de renvoyer une image moderniste de la Tunisie et de ses leaders. Néanmoins, parmi les limitations principales de ce féminisme d’en haut est qu’il n’ébranle jamais les fondements du patriarcat.

Ainsi, Bourguiba était en effet convaincu que l’évolution de la condition féminine – et non l’égalité de genre – était un prérequis de sa politique de modernisation, mais même son Code du statut personnel a clairement consacré le « privilège de la masculinité », tel que l’a rappelé Sophie Bessis.

Tributaires de calculs politiciens

Ensuite, les droits acquis restent tributaires de calculs politiciens. Ainsi, le Bourguiba des années 1970 a décidé qu’il était de son intérêt de faire un pas vers les conservateurs et permis la circulaire de 1973 interdisant le mariage des musulmanes aux non-musulmans.

En 1974, il a abandonné la réforme de la loi successorale qui aurait permis aux femmes d’obtenir une part égale à celle de leurs frères. En 1976, le « libérateur des femmes » a déclaré qu’il n’était pas nécessaire qu’elles exercent des activités rémunérées hors du foyer.

La notion du mari en tant que chef de famille a également été maintenue dans le CSP, spécifiant que les époux devaient honorer leurs devoirs conjugaux « conformément aux usages et à la coutume », lesquels consacrent les intérêts masculins.

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Loin d’être anecdotiques, ces rétropédalages sont caractéristiques de réformes paternalistes qui instrumentalisent la cause des femmes à des fins politiques.

Ben Ali usera d’ailleurs du féminisme pour justifier l’oppression du camp islamiste et détourner l’attention de ses propres atteintes aux droits de l’homme. Un féminisme par nécessité politique qui aura perduré depuis, bien que les motivations aient changé.

Au cours des années 1980, le CSP deviendra le symbole d’une Tunisie se voulant moderniste face à la montée d’un islamisme bénéficiant d’une assise sociale de plus en plus conséquente.

Nombre de féministes, n’ayant pas manqué de pointer du doigt les incohérences de ce féminisme institutionnel, se sont quand même alliées aux réformes étatiques pour contrer de possibles régressions conservatistes dès les années 1980.

Depuis, le mouvement féministe tunisien s’est heurté à plusieurs vagues rétrogrades qui l’ont cantonné dans une position de défense des droits acquis. Des acquis importants certes, mais vieux de 60 ans. « Les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître », prévenait la féministe de couleur Audre Lorde.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Yasmine Akrimi est doctorante en sciences politiques à Gand (Belgique) et analyste de recherche sur l’Afrique du Nord au Brussels International Center (BIC). Elle s'intéresse notamment au développement des mouvements de contestation, aux dynamiques raciales et aux questions du genre au Maghreb. 
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