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La Turquie met la démocratie au rebut en transférant l’affaire Khashoggi à l’Arabie saoudite

Les procédures judiciaires ne doivent en aucun cas être influencées et suspendues par un changement de politique étrangère dans un pays prétendument démocratique
Des amis du journaliste saoudien Jamal Khashoggi assistent à un événement marquant le deuxième anniversaire de son assassinat à Istanbul, en Turquie, le 2 octobre 2020 (AFP)
Des amis du journaliste saoudien Jamal Khashoggi assistent à un événement marquant le deuxième anniversaire de son assassinat à Istanbul, en Turquie, le 2 octobre 2020 (AFP)

Jeudi dernier, un tribunal turc a annoncé la clôture du procès de 26 suspects saoudiens concernant le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi et transférer l’affaire à l’Arabie saoudite.

C’est inattendu dans une démocratie, où le judiciaire est censé être indépendant de l’exécutif. Bien entendu, il se peut que les décideurs jugent nécessaire d’infléchir les relations internationales pour servir au mieux selon eux les intérêts de l’État ; en politique, il n’y a ni ami ni ennemi éternel. Mais les procédures judiciaires ne doivent en aucun cas être influencées et suspendues par un quelconque changement de politique étrangère dans une démocratie. 

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Anticipant la décision turque, Middle East Eye a signalé en début d’année que l’Arabie saoudite faisait pression sur la Turquie pour classer l’affaire Khashoggi. Le journaliste saoudien a été assassiné dans le consulat du royaume à Istanbul en octobre 2018.

Selon l’article de MEE, les Saoudiens voulaient que la Turquie utilise son influence pour mettre un terme à un autre recours déposé auprès d’un tribunal fédéral américain par la fiancée de Khashoggi, Hatice Cengiz, et le lobby américain Democracy for the Arab World Now (DAWN) créé par Khashoggi. 

Les Saoudiens savent qu’ils ne peuvent en aucune manière demander à leurs amis à Washington d’intervenir dans l’affaire car aucun responsable élu démocratiquement n’oserait l’envisager. Il se peut que les Saoudiens aient pensé que le gouvernement turc pourrait faire pression sur Cengiz et ses partenaires afin qu’ils abandonnent les poursuites.

Les dictateurs arabes savent très bien jusqu’où ils peuvent aller et ce qu’ils peuvent demander à leurs alliés élus démocratiquement en Occident, mais ils semblent également avoir découvert une faille turque. 

Graves répercussions

En effet, l’assentiment des Turcs aux demandes saoudiennes souligne la vulnérabilité des responsables du gouvernement turc – un dangereux corollaire de l’immaturité de la démocratie turque.

C’est également un mauvais calcul car une concession en entraînera certainement une autre, puis une autre. Et les avides despotes arabes de leur côté ne seront jamais satisfaits ; ils en voudront toujours plus.

Les Turcs ont peut-être véritablement besoin de s’ouvrir à d’autres pays de la région, notamment pour soulager la pression qui pèse sur leur économie. Mais si Ankara a besoin d’aller de l’avant avec cette réconciliation, les gouvernements arabes de la région sont tout aussi désespérés, sinon plus. 

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan échange une poignée de main avec le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à Djeddah, en juillet 2017 (service de presse de la présidence turque/AFP)
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan échange une poignée de main avec le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à Djeddah, en juillet 2017 (service de presse de la présidence turque/AFP)

Certains Turcs font valoir que la procédure judiciaire dans l’affaire Khashoggi n’allait nulle part, alors pourquoi ne pas la classer ? Il s’agirait d’un geste de bonne volonté pour encourager les Saoudiens à lever les obstacles vers la normalisation. Mais cet argument passe à côté de l’essentiel, à savoir l’importance d’une justice indépendante – pilier d’un gouvernement démocratique.

C’est pourquoi les défenseurs des droits de l’homme ont raison d’exprimer leur grande préoccupation en ce qui concerne les éventuelles répercussions de cette décision turque. Une justice indépendante est un garant fondamental des droits et libertés. Quand l’exécutif prend le contrôle du judiciaire, aucun journaliste, écrivain, artiste, activiste pour les droits de l’homme ou critique politique de tous bords ne se sent en sécurité. 

Dangereux précédent

Cette décision turque est une grave erreur pour une autre raison évidente. Si des meurtriers, comme ceux qui ont tué et démembré Jamal Khashoggi, peuvent agir en toute impunité parce que le gouvernement a besoin de faire des affaires, alors cela constitue un dangereux précédent.

Les avides despotes arabes de leur côté ne seront jamais satisfaits ; ils en voudront toujours plus

Non seulement un régime tel que celui de l’Arabie saoudite pourrait envisager de reproduire l’expérience, mais d’autres gouvernements tyranniques pourraient être encouragés à s’en prendre à leurs propres opposants en exil en Turquie.

C’est pourquoi, même si la procédure judiciaire en Turquie n’allait probablement pas rendre justice en raison du manque de coopération des Saoudiens, juger cette affaire avait un avantage évident : être un puissant outil de dissuasion. 

On peut parfaitement comprendre que les décideurs turcs désirent aplanir leurs différences avec les régimes arabes qu’ils se sont mis à dos précédemment en sympathisant avec les révolutions du Printemps arabe.

Ces soulèvements sont aujourd’hui réprimés, le Printemps arabe est devenu hiver et les deux camps veulent désormais entamer un nouveau chapitre.

La Turquie portait un lourd fardeau en raison de sa politique pro-Printemps arabe et a le droit de chercher à se décharger en partie de ce fardeau. Mais cela ne devrait jamais se faire aux dépens de sa propre démocratie. 

- Azzam Tamimi est un universitaire et activiste politique palestino-britannique. Il est actuellement le président de la chaîne Alhiwar TV et son rédacteur-en-chef.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Azzam Tamimi is a British Palestinian academic and political activist. He is currently the Chairman of Alhiwar TV Channel and is its Editor in Chief.
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