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« Elle a mis son intelligence au service du mal » : enquête sur la femme la plus redoutée de Daech, aujourd’hui en fuite

La Marocaine Fatiha Mejjati, alias Oum Adam, dirigeait plusieurs maisons de femmes de l’État islamique à Raqqa, en Syrie. Elle y a fait régner la terreur. Arrêtée par les forces arabo-kurdes, elle s’est échappée du camp où elle était détenue
Fatiha Mejjati, veuve d’Abdelkrim Mejjati, l’un des fondateurs du Groupe islamique combattant marocain (GICM), filiale d’al-Qaïda, photographiée le 26 octobre 2011 (Reuters)
Par Céline Martelet à RAQQA, Syrie & PARIS, France et Édith Bouvier et Hussam Hammoud

« Je veux partir d’ici, parler avec ma famille. Venez me sortir d’ici, aidez-moi s’il vous plaît. » Cet appel à l’aide est griffonné sur une feuille qui semble avoir été arrachée trop rapidement d’un cahier d’écolier. Nous l’avons sorti d’un sac découvert dans les décombres d’un immeuble de Raqqa, dans ce qui était le bureau des étrangers venus rejoindre l’État islamique (EI). 

Difficile de savoir à qui était destinée cette lettre, mais elle était soigneusement rangée dans une pochette en plastique rouge, comme une pièce à conviction. Celle qui l’a écrite se fait appeler Oum Mariam, elle vient d’Ouzbékistan. Elle raconte qu’elle a rejoint Daech durant l’été 2015 et que, depuis quatre mois, elle est enfermée dans une habitation, une madafa. Ces maisons ont été mises en place par l’EI pour héberger les femmes étrangères. Le groupe en avait ouvert plusieurs sur son territoire.

« Je veux partir d’ici, parler avec ma famille. Venez me sortir d’ici, aidez-moi s’il vous plaît »

- Oum Mariam*, pensionnaire de la madafa 88 

Toutes les maisons pour femmes de Daech en Syrie étaient connues sous un numéro : celle-ci était désignée par le 88. À sa tête, Fatiha Mejjati, que tout le monde appelait alors Oum Adam.

À partir de 2015, la Marocaine a géré d’une main de fer cette madafa. Dans les chambres de cette maison s’entassaient des femmes venues du monde entier, toutes célibataires, divorcées ou veuves. Des Françaises, des Turques, des Russes, des Allemandes ou encore des Tunisiennes, des Marocaines, des Algériennes… Toutes prêtes à être mariées le plus rapidement possible.

Pour les inciter à accepter un homme qu’elles ne connaissent pas, les femmes sont interdites de sorties et mal nourries. Fatiha Mejjati leur offre le mariage comme seule issue possible. Et pour être plus efficace dans sa mission de « marieuse », la Marocaine avait établi un registre, une série de fiches où chaque membre de Daech en quête d’une nouvelle épouse est décrit : son âge, ses attentes… Une sorte de catalogue, consultable dans son bureau.

Lettre d’Oum Mariam, retrouvée dans les décombres d’un bureau de l’État islamique à Raqqa (Syrie), en mai 2019 (MEE/Céline Martelet & Édith Bouvier)
Lettre d’Oum Mariam, retrouvée dans les décombres d’un bureau de l’État islamique à Raqqa (Syrie), en mai 2019 (MEE/Céline Martelet & Édith Bouvier)

Dans une autre lettre, retrouvée toujours dans les décombres de Raqqa, une veuve, captive d’Oum Adam, appelle également à l’aide et écrit : « Je veux sortir de cette maison […] Je ne veux pas être remariée, et si ma fille se marie […] je ne veux pas qu’elle le soit avec un homme choisi sur une liste. »

Une femme dangereuse en fuite

Toutes celles qui ont côtoyé Fatiha Mejjati décrivent une femme dangereuse, manipulatrice, cruelle. Au sein de l’organisation criminelle, elle a été l’une des rares à obtenir le titre d’« amira » (princesse), la version féminine de l’émir de Daech. Pourtant, depuis plusieurs mois, Fatiha Mejjat est à nouveau libre de ses mouvements, comme l’a révélé le 17 juin dernier le quotidien suédois Expressen.  

« Elle n’a aucune notion de bien ou de mal. Cette femme aime le pouvoir. Jamais elle ne se rendra »

- Charlotte*, ancienne membre de l’EI

La Marocaine de 59 ans a réussi à s’échapper du camp d’al-Hol, au nord-est de la Syrie, très probablement avec un soutien venu de l’extérieur. Selon des sources kurdes, citées par le quotidien suédois, les autorités locales ont réussi à intercepter des téléphones contenant des conversations écrites entre Fatiha Mejjati et sa belle-fille suédoise, toujours emprisonnée dans cet immense camp où s’entassent des déplacés syriens mais aussi des familles de l’EI.

Depuis, plus aucune trace d’Oum Adam, elle a rejoint la longue liste des femmes de l’État islamique qui sont parvenues à disparaître après avoir fui al-Hol.

Charlotte* a connu en 2015 l’une des madafa tenues par Fatiha Mejjati. Cinq ans après, elle n’a rien oublié de sa cruauté.

« Elle n’a aucune notion de bien ou de mal. Cette femme aime le pouvoir. Jamais elle ne se rendra, et je suis sûre qu’elle doit penser aujourd’hui qu’elle a réussi parce que Dieu l’a choisie », raconte à Middle East Eye la jeune Belge, qui a séjourné quelques mois à Raqqa avant de fuir l’EI.

Une autre Française de retour de Syrie, elle aussi terrorisée par Oum Adam, prévient : « Elle a mis son intelligence au service du mal, maintenant qu’elle est en fuite, cette femme va chercher à se venger, croyez-moi. »

La « veuve noire »

Le parcours de Fatiha Mejjati a effectivement de quoi inquiéter : au fil du temps, son histoire a fait d’elle une « héroïne » de la sphère « djihadiste ». Son mari, Abdelkrim Mejjati, a été l’un des fondateurs du Groupe islamique combattant marocain (GICM), filiale d’al-Qaïda au Maghreb et en Europe. Le couple a vécu en Afghanistan avec leurs deux fils, avant les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis.

Les services de renseignement de plusieurs pays estiment qu’Abdelkrim Mejjati a été le cerveau des attaques de Madrid en 2004, mais aussi de l’attaque de Casablanca en mai 2003. Il a été tué en 2005, avec son fils, lors d’une opération anti-terroriste en Arabie saoudite ; les autorités locales le soupçonnaient d’être impliqué dans des attaques contre des cibles occidentales à Riyad en 2003.

Montage photographique montrant trois portraits du Marocain Abdelkrim Mejjati, « terroriste suspecté » recherché par les autorités, publié le 8 décembre 2003 par le journal Saudi Gazette (AFP)
Montage photographique montrant trois portraits du Marocain Abdelkrim Mejjati, « terroriste suspecté » recherché par les autorités, publié le 8 décembre 2003 par le journal Saudi Gazette (AFP)

Après son décès, Fatiha Mejjati n’a jamais voulu se remarier, elle est à partir de ce moment-là surnommée la « veuve noire ». Placée sous contrôle judiciaire au Maroc, elle a vécu pendant plusieurs années à Casablanca, sans cacher sa haine de l’Occident.

En 2007, elle accepte plusieurs interviews avec des médias français et déclare notamment au journal Le Parisien : « La France sera bientôt punie pour son allégeance à l’Amérique. »

Six années plus tard, au cours de l’été 2014, elle s’envole pour Raqqa et rallie l’État islamique. Une fois au cœur de l’organisation, elle devient Oum Adam et prend très vite de l’importance. Selon nos informations, elle sera d’ailleurs l’une des seules femmes à avoir le droit de conduire une voiture, une berline beige aux vitres teintées offerte par Daech.

Une femme au service de la terreur

Julia* a encore du mal à parler de son passage dans la « madafa 66 ». La pire des maisons de femmes tenue par Oum Adam. La Française y a été emprisonnée pendant trois mois en 2015 pour avoir tenté de fuir l’État islamique.

« Quand je suis arrivée, j’ai été rouée de coups par les sbires d’Oum Adam. Deux Marocaines et une Russe, elles m’ont frappée sur tout le corps avec des menottes. Des coups sans interruption. Je me suis évanouie »

- Julia*, ancienne membre de l’EI

« Cette madafa, c’était un immeuble tout entier en plein cœur de Raqqa. On était trois par chambre, enfin plutôt par cellule. On ne pouvait contacter personne », confie-t-elle à MEE.

« Quand je suis arrivée, j’ai été rouée de coups par les sbires d’Oum Adam. Deux Marocaines et une Russe, elles m’ont frappée sur tout le corps avec des menottes. Des coups sans interruption. Je me suis évanouie. »

La jeune femme, aujourd’hui poursuivie en France pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, se souvient aussi très bien des mots d’Oum Adam lorsqu’elle a repris connaissance.

« Elle m’a clairement fait comprendre que si je ne rentrais pas dans le rang, elle me dénoncerait comme espionne pour que je sois exécutée. »

Selon les informations de Middle East Eye, plusieurs centaines de femmes étrangères ont été ainsi détenues, parfois avec leurs enfants, dans cet immeuble pour être « rééduquées » par Oum Adam.

Pour surveiller les femmes venues de l’étranger pour rallier l’EI, la Marocaine a également mis sur pied un service d’espionnage totalement féminin au cœur de Raqqa. Elle a recruté les plus radicales. Leur mission : surveiller, interroger et récolter des informations pour traquer celles qui voulaient rentrer dans leur pays d’origine, ou osaient critiquer Daech.

Charlotte a croisé dans ce bâtiment de Raqqa deux femmes yézidies. « Un jour, un Allemand est venu les déposer comme des marchandises. Il les a clairement offertes à Oum Adam pour qu’elles l’aident à tenir cette madafa. Elle nous a dit que c’était parce que nous, nous étions des ingrates, incapables de tenir une maison. »

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Plusieurs femmes passées par cette madafa et contactées par Middle East Eye se souviennent aussi d’un petit garçon yézidi. Une ombre dans le sillage de Fatiha Mejjati. Un enfant terrorisé par la Marocaine.

Anissa*, rentrée elle aussi en France après un séjour à Raqqa, n’oubliera jamais son regard lorsqu’elle l’a croisé début 2015. La gorge nouée, elle raconte à MEE : « J’étais avec une amie. Oum Adam est arrivée avec ce petit garçon totalement apeuré. Il n’osait pas bouger. J’ai voulu lui donner un gâteau, il a reculé et mis sa main devant son visage comme un enfant battu.

« Quand Oum Adam est sortie de la pièce, je lui ai pris la main pour lui dire de ne pas avoir peur de moi. Ses yeux se sont remplis de larmes. Jamais je ne pourrai l’oublier. Ensuite, je ne l’ai plus jamais revu. »

* Le prénom a été modifié.

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